Reste que ce phénomène ne peut suffire à expliquer la situation actuelle. C’est ainsi qu’au Royaume-Uni, qui a connu une longue centralisation avant le processus de dévolution, dans les années 1990, le cumul du mandat parlementaire avec un mandat local est quasiinexistant : il concerne moins de 3 % des membres de la Chambre des communes.
Si le phénomène du cumul est ancien, il s’est considérablement développé sous la Ve République et, contrairement à ce que l’on pense, davantage que sous la IIIe République. D’aucuns n’ont pas manqué de souligner une certaine concomitance avec une limitation des prérogatives du Parlement par la Constitution de 1958. Certains y ont même discerné l’intérêt de l’exécutif de voir les parlementaires retenus par les affaires de leurs circonscriptions, laissant ainsi le champ libre au Gouvernement à Paris.
Enfin, je n’ignore pas que le cumul d’un mandat parlementaire avec des fonctions locales a longtemps été un moyen pour les élus de disposer, sur les plans de la protection et des moyens humains et financiers, d’un statut qui n’existait alors que pour les parlementaires. En effet, le mandat de député ou de sénateur était pour un élu la garantie de percevoir une indemnité sans équivalent au niveau local, en raison du principe de gratuité des fonctions électives locales, qui demeure, au moins en théorie, dans notre droit.
Le lien entre la question du non-cumul des mandats et des fonctions et celle du statut de l’élu est donc évident ; notre commission des lois l’a rappelé. Vous comprendrez donc, monsieur le ministre de l’intérieur, que le Sénat attache une importance particulière à l’avenir de la proposition de loi de nos collègues Jacqueline Gourault et Jean-Pierre Sueur, adoptée par le Sénat en janvier 2013 ; je sais que, tout récemment, des informations rassurantes nous ont été transmises à cet égard.
J’ai souligné, en commission des lois, que le cumul des mandats représentait une singularité française, non pas en tant que règle mais en tant que pratique, pratique du reste particulièrement intense. J’ai présenté quelques éléments de comparaison mettant en lumière cette spécificité : seuls 24 % des membres du Bundestag allemand détiennent également un mandat local ; c’est le cas de seulement 20 % des membres du Congrès des députés espagnol, de 7 % des membres de la Chambre des députés italienne et, comme je viens de le signaler, de 3 % des membres de la Chambre des communes au Royaume-Uni.
Au demeurant, le Royaume-Uni est, avec les Pays-Bas, l’un des rares pays à ne pas connaître de règles contraignantes limitant le cumul ; la situation de non-cumul y résulte d’une habitude politique. À l’inverse, des pays comme l’Espagne, l’Italie ou la Belgique connaissent des règles juridiques : preuve qu’une situation de cumul de fait ne peut être tenue pour une fatalité inexorable.
Par ailleurs, s’agissant en particulier du mandat de représentant au Parlement européen, je signale que sept pays de l’Union européenne en interdisent actuellement le cumul avec un mandat local.
Au terme de ce rapide panorama, la question qui se pose au Sénat est simple : faut-il faire perdurer une tradition politique qui, aux yeux de ses partisans, est un gage d’enracinement et de renforcement des parlementaires, ou bien faut-il mettre fin à cette pratique dans l’intention de valoriser à la fois la fonction parlementaire et les fonctions exécutives locales ? En effet, la valorisation de la fonction parlementaire, désormais exercée pleinement, entraînerait celle des fonctions exécutives locales, elles aussi exercées pleinement.
À titre personnel, j’ai défendu, devant mes collègues de la commission des lois, la volonté du Gouvernement et de l’Assemblée nationale de mener la réforme qui nous est proposée. Les motifs de cette position sont connus.
D’abord, le cumul du mandat parlementaire avec des fonctions exécutives locales ne nous permet pas d’exercer notre mandat parlementaire dans toute sa plénitude.
Bien sûr, on pourra toujours trouver des exemples de « cumulards » ou des contre-exemples de « non-cumulards » plus ou moins assidus à nos travaux, pour infirmer ou confirmer mon propos. Cependant, ma conviction est que la décentralisation a profondément bouleversé l’exercice des fonctions exécutives locales.
De fait, le mandat de maire n’est plus aujourd’hui ce qu’il était il y a cinquante ans ; nous toutes et tous qui parcourons nos territoires, nous le savons parce que les élus nous le disent tous les jours. Cela est vrai y compris dans les plus petites communes, où les maires et leurs adjoints sont soumis à de nouvelles contraintes, sans disposer de collaborateurs aussi nombreux et de services aussi étoffés que dans les grandes villes.
Lundi soir, je me trouvais dans une commune de mon département qui compte environ 4 000 habitants. Le maire me disait : « Tu as raison ! Je suis maire à temps plein et je n’ai pas le temps de tout bien faire ! »