Intervention de Hélène Lipietz

Réunion du 18 septembre 2013 à 14h30
Interdiction du cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur et le mandat de représentant au parlement européen — Suite de la discussion en procédure accélérée d'un projet de loi organique et d'un projet de loi

Photo de Hélène LipietzHélène Lipietz :

Voici le texte qui fâche, qui clive et qui transcende les familles politiques ; le texte visant à empêcher ou à limiter le cumul des mandats ou, plus exactement, à limiter le cumul du mandat de parlementaire avec d’autres mandats ou d’autres fonctions électives.

Monsieur le ministre, je ne reviendrai pas sur l’ineptie – pardonnez-moi ce terme fort – qui consiste à priver les parlementaires d’un second tour de parole et de vote. De quoi aviez-vous peur ? Vous le savez, l’Assemblée nationale est majoritairement derrière vous, et les contestataires du Sénat n’en peuvent mais. Quant à l’urgence qu’il y a à limiter le cumul des mandats, elle est née avec moi : en 1958 ! Elle commence donc à vieillir…

Cela montre bien qu’il n’y avait aucune raison de recourir à la procédure accélérée !

Faut-il d’ailleurs croire la légende selon laquelle le général de Gaulle n’a pas voulu interdire le cumul des mandats pour que les parlementaires aient un os à ronger, eux que la Ve République a dépouillés de leurs pouvoirs ? Il doit y avoir un fond de vérité... Rappelons-nous que Louis XIV a inventé la cour pour calmer l’ardeur belliqueuse des nobles !

En laissant se développer le cancer du cumul des mandats comme aucune autre démocratie européenne ne le connaît ou comme aucune constitution précédente de la France ne l’a connu, la Ve République est en rupture avec son propre principe de démocratie énoncé à l’article 2 de la Constitution : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. » Car en confisquant jusqu’à vingt ou vingt-cinq mandats ou fonctions représentatives, les parlementaires qui cumulent confisquent le gouvernement de leur territoire...

Faut-il rappeler le conflit d’intérêts qui apparaît de façon évidente quand certains sénateurs ne viennent dans cet hémicycle que lors de la discussion de textes législatifs qui concernent directement leur territoire ou leurs mandats, ou encore lorsque des pans entiers d’une loi sont élaborés par deux ou à trois parlementaires d’un même département et que ceux-ci parviennent à imposer ce texte au Parlement sous couvert d’expertise locale ?

Ces parlementaires viennent défendre leur territoire, leur ville, ce qui peut être louable : comment les en blâmer ? Mais ont-ils besoin d’exercer un mandat exécutif pour cela ? Surtout, défendent-ils l’intérêt général de la Nation d’une nature par essence différente de l’intérêt local ?

De plus, où est l’égalité des candidatures quand un élu cumule ou souhaite cumuler ? N’a-t-il pas lui aussi un pouvoir ou des connaissances qui rompent l’égalité des candidatures ? N’a-t-il pas une aura que n’a pas un candidat non cumulard ?

Je le dis sans acrimonie : je peux avoir de l’estime pour ceux qui cumulent, qui accomplissent souvent, voire très souvent, un excellent travail... Mais certains d’entre eux ne font pas tout le travail ou ne le font qu’à travers le prisme de leur territoire.

Je n’ai certainement pas de mépris pour eux, les apparatchiks de la politique ; j’éprouve juste peut-être un peu de pitié : en ne faisant que de la politique, ils oublient qu’il y a une vie en dehors de celle-ci. Ils vivent, ils pensent politique. Or l’organisation de la vie de la cité, la politique, est d’abord une histoire de citoyennes et de citoyens, de rapports avec la société, de rapports dans la cité.

Ce que nous reprochent les Françaises et les Français, c’est que nous soyons déconnectés de leurs réalités... Même si nous nous penchons sur leurs problèmes en nous rendant sur les marchés ou en assurant nos permanences, nous faisons partie non plus de la société civile, mais de la société politique. Cette différence, nos concitoyens la ressentent avec une intensité jamais égalée auparavant, peut-être parce que, avant, le niveau d’instruction était moindre, ou aussi parce que désormais Internet permet au peuple de s’exprimer indépendamment des élections.

Même les élus non cumulards reprochent à ceux qui cumulent de ne pas être des élus tout à fait semblables : être sénateur et maire, conseiller régional et maire, même d’une petite commune, ouvre des portes qui sont fermées aux détenteurs d’un seul mandat.

Ainsi, un député-maire me faisait part de la difficulté qu’il éprouvait, en qualité de maire d’une sous-préfecture, à s’imposer face à la technocratie étatique. Or sa situation a un tout petit peu changé depuis qu’il est parlementaire... Par conséquent, le cumul est peut-être aussi une réponse à l’Énarchie. Dans ce cas, ne convient-il pas plutôt de changer l’ENA au lieu de vouloir instaurer la règle du non-cumul ?

Certes, parmi les élus, cumulant ou non, figurent des apparatchiks des partis, et ce quel que soit le parti, des apparatchiks de la politique, et ce quelle que soit la politique. Les parachutés qui arrivent dans une circonscription avec les beaux atours de leur parti sont aussi condamnables que les bibendums, ces élus qui empilent les écharpes autour de leur taille afin d’éviter que le naufrage de leur mandat ne les condamne à redevenir de simples citoyens, le cumul des mandats leur permettant de surnager en absence d’un véritable statut de l’élu.

Oui, je peux comprendre que certains cumulent à défaut d’un tel statut, craignant alors l’arrivée du terme de leur mandat, ou parce que le Parlement et, par voie de conséquence, les parlementaires sont rabaissés – les soixante-huitards l’avaient bien compris ! Ils cumulent en ayant la volonté de servir leurs idées, leurs concitoyens, mais aussi, il faut bien l’avouer, par besoin de reconnaissance et par soif du pouvoir.

Il est ainsi étonnant de constater l’inadéquation entre le ressenti des citoyens et celui des élus qui cumulent. Les journaux, les citoyens lambda traitent ces derniers de « cumulards ». Ce terme, quelque peu démagogique, ne me plaît absolument pas, non plus que le palmarès publié récemment.

Néanmoins, ceux qui cumulent témoignent parfois d’un profond mépris envers ceux qui ont fait le choix de ne pas cumuler – nous sommes nombreux dans ce cas – ou ceux qui n’ont pu être cumulards puisque, en France, les élus sont plus de 400 000 alors qu’il n’y a que près d’un millier de postes de parlementaires…

Comme si les non-cumulards, non seulement dans l’espace, mais aussi parfois dans le temps, avaient moins de valeur car ils sont élus moins souvent ! §Comme si leur travail était moins efficace ou moins noble, alors même qu’ils se consacrent à un seul mandat, tant sur le terrain que dans l’hémicycle !

Certes, ceux qui cumulent, dans le temps ou dans l’espace, le font avec l’onction du suffrage universel.

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