Merci de me donner l'occasion de vous présenter le rapport que j'ai remis en effet au Premier ministre en septembre dernier. La mission qu'il m'avait confiée faisait suite aux travaux que j'avais préalablement menés au titre de la commission des affaires sociales à l'occasion d'une proposition de loi qui portait sur l'accès aux soins des plus démunis. L'objectif de cette mission était, d'une part, de comprendre les causes concrètes des taux élevés de non-recours aux droits en ce qui concerne la couverture complémentaire universelle complémentaire (CMU-c), l'aide médicale de l'Etat (AME) et l'acquisition d'une complémentaire santé (ACS), d'autre part, de présenter des propositions pour lutter contre les inégalités d'accès aux soins et à la santé en général.
Les chiffres sont préoccupants puisque des millions de nos concitoyens sont concernés par des renoncements aux droits ou aux soins. Cela pose finalement un problème de cohésion sociale plus global car les difficultés ont tendance à se cumuler. Et cela aboutit à de la résignation, de l'amertume, de la colère, tous sentiments qui peuvent se révéler dans une tentation de l'extrémisme. D'autant que ces problèmes ne concernent plus seulement les personnes très précaires mais aussi celles qui se situent juste au-dessus des seuils d'accès aux droits, ce qui peut entraîner un fort sentiment d'injustice.
En outre, les retards dans la prise en charge des soins génèrent en fait des coûts colossaux pour l'assurance maladie car il est, bien évidemment, nettement plus coûteux de prendre en charge une personne aux urgences ou pour un traitement aigu que de prévenir la maladie ou de la traiter en amont.
Alors que la loi de 1999 qui a créé la CMU partait de principes humanistes de bienveillance et de protection, le millefeuille administratif a en définitive créé un véritable « parcours du combattant ».
S'est ajouté à cette complexité un discours stigmatisant de chasse à la fraude qui a marqué les esprits, alors que le montant estimé de la fraude représente une part très faible du déficit de la sécurité sociale, en tout cas un montant bien inférieur à ce que représenterait, grâce à un meilleur accès aux droits, la diminution des coûts de prise en charge.
J'ai procédé à 240 auditions et à plusieurs déplacements. Deux aspects transversaux sont apparus : d'une part, la coupure entre le sanitaire et le social qui est mal vécue par les acteurs de terrain et affaiblit considérablement l'efficacité des dispositifs ; d'autre part, la force de l'engagement de ces acteurs et en même temps le sentiment qu'ils sont au bord de l'implosion, du « burn-out ».
Le rapport contient quarante propositions que l'on peut regrouper en plusieurs parties. J'estime que ces solutions sont accessibles mais elles nécessitent une impulsion politique qui a longtemps été défaillante.
Premièrement, la nécessité d'une simplification radicale. Je propose par exemple de connecter les fichiers de la Cnaf et de la Cnam pour rendre automatique l'attribution de la CMU-c aux bénéficiaires du RSA socle, qui y ont de toute façon droit. Les dossiers à remplir peuvent parfois comprendre des dizaines et des dizaines de documents car les demandeurs doivent justifier de leurs revenus sur les douze derniers mois, ce qui est complexe pour les personnes ayant plusieurs employeurs ou travaillant par intermittence. Je propose en conséquence de fonder l'attribution de la CMU-c et de l'ACS sur le dernier revenu fiscal de référence. Cette solution peut entraîner un certain décalage mais allègerait énormément le travail des agents des caisses et faciliterait le montage des dossiers. Je propose également de fusionner l'AME et la CMU-c, ce qui apporterait là aussi des économies de gestion. Nous pourrions enfin espacer les renouvellements des droits et si possible les automatiser pour les personnes dont les situations évoluent peu.
Deuxième axe de travail, aller chercher les bénéficiaires un par un. De très nombreux bénéficiaires potentiels sont démunis face aux démarches à effectuer ou devant des procédures qu'ils ne comprennent pas. Simple exemple, tout le monde n'est pas à l'aise lorsqu'il faut passer par une plateforme téléphonique... Qui plus est, les situations des personnes précaires sont souvent particulières et doivent être traitées de manière individualisée. Des expérimentations ont été lancées sur cette question et fonctionnent mais il faut les amplifier pour aller au-devant des personnes.
Troisièmement, ouvrir de nouveaux droits. Aujourd'hui, quelqu'un qui devient bénéficiaire de l'allocation adulte handicapé (AAH), par exemple parce que sa maladie s'aggrave, est privé de CMU-c, car le montant de l'allocation dépasse de ... soixante euros le seuil d'éligibilité. Cette situation est absurde, même si je comprends bien qu'il s'agit d'un arbitrage financier aux conséquences non négligeables. Pour autant, nous devons développer une vision à long terme : la rupture de prise en charge de ces personnes aura un coût ultérieur élevé pour la société. Je propose par ailleurs de transformer l'ACS en une couverture maladie universelle complémentaire contributive ou, si cette première solution n'est pas retenue, de créer au minimum un label pour les contrats ACS comme cela a été prévu dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2012. On constate en effet que beaucoup de bénéficiaires de l'ACS sont en fait très mal couverts en raison d'une qualité médiocre des contrats qu'on leur fait signer.
Quatrièmement, lever les obstacles financiers. Je suis heureuse que la ministre ait annoncé la mise en place progressive du tiers-payant intégral. Cette mesure constitue ma proposition n° 18 et je l'insère dans une logique de parcours de santé qui serait en dispense d'avance de frais et sans dépassement d'honoraires. Nous devons en effet nous appuyer sur les médecins traitants alors même que les dépassements constituent un frein gigantesque à l'accès aux soins : les généralistes font état de difficultés grandissantes à adresser leurs patients vers des spécialistes de secteur 1, ce qui est tout à fait anormal.
Cinquièmement, soutenir les structures tournées vers les populations fragiles. Je tire la sonnette d'alarme : ces structures sont au bord de l'explosion. Je propose de flécher les missions d'intérêt général et à l'aide à la contractualisation (Migac) et les autres financements plus directement vers elles, notamment les urgences et les permanences d'accès aux soins de santé (Pass) en ce qui concerne l'hôpital. Aujourd'hui, les crédits ne parviennent parfois pas jusqu'à elles et sont utilisés pour d'autres finalités.
Sixièmement, combattre et sanctionner les refus de soins. Seule une très faible minorité de praticiens a des pratiques condamnables, par exemple en donnant des rendez-vous très tardifs par rapport à ceux qu'ils donnent pour le reste de leur patientèle. Il ne s'agit aucunement de stigmatiser toute une profession ou de jeter la suspicion car, encore une fois, ces pratiques sont très minoritaires. Pour autant, elles existent et on assiste alors à une forme d'autocensure des patients et des médecins traitants qui n'adressent plus leurs malades vers ces spécialistes. J'ai travaillé sur ces questions avec l'équipe du Défenseur des droits et je propose d'élargir la définition législative du refus de soins et d'autoriser les personnes qui estiment en être victimes à se faire accompagner ou représenter par une association dans les procédures de conciliation ou de recours en justice. Je propose également d'aménager la charge de la preuve comme cela existe en matière de logement ou de discrimination, pour que la personne mise en cause réponde précisément aux éléments fournis par celle qui s'estime victime. Parallèlement, le procédé du testing doit être mis en oeuvre, non pour mettre en cause un professionnel en particulier, mais pour étudier et évaluer la situation sur un territoire.
Septièmement, développer la culture de la prévention. Là aussi, la situation est urgente et des solutions sont à notre portée. Par exemple, je propose d'autoriser la prise en charge par l'assurance maladie des actes de soins prescrits par les médecins scolaires et les médecins des services de protection maternelle et infantile (PMI). Je propose ensuite d'instaurer un bilan de santé gratuit pour tous les nouveaux bénéficiaires de la CMU-c et leurs ayants droit. En outre, je crois nécessaire de faire reculer la part du paiement à l'acte car il n'est pas adapté pour un certain nombre d'activités qui nécessite un temps variable selon les publics. J'ai ainsi visité la « maison de santé dispersée » de Lille Moulin où, à côté de sept professionnels libéraux, travaille une médiatrice santé qui s'occupe par exemple des démarches des personnes reçues ; or, cette activité importante n'est pas financée par les actes médicaux, il faut donc développer des modes de rémunération forfaitaires pour les professionnels et structures qui prennent en charge des personnes en situation de précarité. Autre proposition, il me semble nécessaire de mieux former les professionnels à la prise en charge des personnes en situation de précarité, ce qui n'existe pas aujourd'hui dans le cursus universitaire.
Huitième et dernier axe de propositions, améliorer la gouvernance du système et favoriser l'innovation. A Lille, j'ai rencontré les promoteurs de l'association « Un chez-soi d'abord » qui prennent en charge des personnes à la rue et les logent d'abord pour les soigner ensuite. On voit bien que les problèmes sont liés et doivent être traités ensemble. Or, les financements sont beaucoup trop cloisonnés entre les diverses administrations, ce qui rend quasiment impossible des projets développant une approche globale. Je propose de faciliter de telles démarches. Par ailleurs, je propose de dégager, au sein du fonds d'intervention régional (FIR), une ligne dédiée à la « santé communautaire ». L'expression « communautaire » a parfois été mal comprise ; il ne s'agit aucunement de faire du « communautarisme » mais de s'inspirer des expériences québécoises dans lesquelles des patients sont eux-mêmes formés pour animer des ateliers destinés à la population de leur quartier, ce qui permet d'apporter de la confiance et de faire franchir les premiers pas à des personnes isolées. Je propose aussi de créer un fonds de soutien à l'innovation pour encourager la créativité sociale et favoriser l'émergence de nouveaux métiers ; je pense par exemple à ce qui concerne la médiation en santé qui souffre d'une absence à la fois de financement et de reconnaissance professionnelle ou universitaire.
Je conclurai mon propos en évoquant une étude sur le « gisement moins de maladie », que j'ai présentée en annexe de mon rapport. Elle révèle de manière économétrique qu'investir en santé est intéressant aussi pour la collectivité dans son ensemble : ainsi, une famille bénéficiant de la CMU-c est moins malade grâce à cette couverture qu'une même famille n'en bénéficiant pas et le rapport entre le coût de la CMU-c et les économies réalisées en dépenses de santé est très favorable. Certes, il s'agit d'un investissement qui demande du temps à se concrétiser dans un contexte de réduction des dépenses mais l'effet est réel et mesurable.