Certaines lois ont une saveur particulière, car elles créent une dynamique nouvelle. C'est le cas de ce texte : pour la première fois, la loi consacre un secteur né au XIXème siècle, en même temps que l'entreprise capitaliste, et qui, à travers une diversité qui fait sa richesse, se reconnaît dans une unité de principes et une communauté de valeurs. Nous traversons une crise économique de grande ampleur, commencée dans les années 70, mais dont nous savons depuis 2008 qu'elle est le symptôme de mutations profondes, et que les solutions ne pourront être seulement techniques, mais nécessiteront l'invention de nouveaux modèles. Derrière les chiffres et les capitaux, nous avons peut-être oublié les femmes et les hommes qui portent des projets entrepreneuriaux qu'on ne peut résumer aux seuls profits qu'ils génèrent.
Or l'économie sociale et solidaire s'illustre aujourd'hui par sa résilience, avec un taux de croissance de l'emploi de 2,6 % de 2001 à 2009, contre 1,1 % pour les autres entreprises. Les principes de lucrativité limitée et de mise en réserve d'une partie des bénéfices lui font recentrer ses ressources sur son projet et non sur la rémunération d'actionnaires qui ont montré leur incapacité à penser dans le long terme. La participation de tous à la gouvernance de l'entreprise l'aide à mieux définir ses objectifs et à éviter la prise de pouvoir par un petit nombre d'intérêts.
Les différentes familles traditionnelles de l'économie sociale et solidaire - coopératives, associations, mutuelles, fondations - ont vu leurs fondements confortés par différentes lois au cours du siècle passé mais il manquait un texte qui affirme leurs principes communs tout en tendant la main aux nouvelles et nombreuses initiatives qui se développent.
Je me réjouis que le Gouvernement ait décidé de soumettre ce projet de loi en premier lieu à notre assemblée. Nous avions formé, Mme Marie-Noëlle Lienemann et moi-même, un groupe de travail, devenu par la suite groupe d'études, et ce texte a suscité autour de ce sujet un large intérêt au Sénat puisque trois commissions ont décidé de se saisir pour avis. J'ai reçu plus de 110 personnes, représentant 45 organismes, au cours d'auditions ouvertes aux représentants des groupes politiques. J'ai ainsi pu apprécier, comme dans le cadre du Conseil supérieur de l'économie sociale et solidaire, le haut niveau de concertation qui a présidé à son élaboration. Tous ne sont pas satisfaits - certains secteurs de l'économie sociale et solidaire auraient souhaité être mieux représentés - mais tous ont été écoutés dans un processus de maturation qui est arrivé à un point d'équilibre.
L'article premier définit - pour la première fois - le périmètre de l'économie sociale et solidaire, en retenant une approche inclusive qui n'allait pas de soi. Au-delà des coopératives, des associations, des mutuelles et fondations, le champ de l'ESS comprendra donc officiellement des sociétés qui partagent et inscrivent dans leurs statuts les grands principes de lucrativité limitée, de participation, d'impartageabilité des réserves. Elle est d'abord une certaine manière d'entreprendre qui a vocation à s'étendre, plus qu'un statut ou un secteur d'activité donnés. Je partage cette attitude d'ouverture qui signifie non pas la dilution mais la diffusion des principes de l'économie sociale et solidaire dans l'économie.
L'article 2 définit l'utilité sociale, requise des sociétés commerciales admises dans l'économie sociale et solidaire et de celles qui demandent un agrément « entreprise solidaire ». Il consacre l'existence des grandes institutions transversales de l'économie sociale et solidaire : conseil supérieur de l'économie sociale et solidaire, chambres régionales et leur conseil national. Dans son volet territorial, il favorise le lien avec le reste de l'économie à travers les pôles territoriaux de coopération économique et la prise en compte de l'économie sociale et solidaire dans les contrats de développement territorial.
L'article 7 réforme l'agrément « entreprise solidaire », qui rend l'épargne solidaire et des dispositifs fiscaux accessibles à des entreprises. L'article 9 prévoit l'institution d'un schéma des achats socialement responsables. L'article 10 définit la notion de subvention, aujourd'hui essentiellement jurisprudentielle, ce qui est source d'insécurité juridique et conduit parfois des administrations locales à recourir à la procédure lourde du marché public. Je vous proposerai de préciser les conditions d'appartenance à l'économie sociale et solidaire, la définition de l'utilité sociale et l'échelle des rémunérations prévue pour les entreprises solidaires, ainsi que d'autoriser une remise en cause de la qualité d'entreprise de l'économie sociale et solidaire pour celles qui n'en respectent plus les critères. Les dispositifs locaux d'accompagnement pourraient être inscrits au même niveau que les pôles territoriaux. La notion d'innovation sociale pourrait aussi être définie, afin que des organismes tels que la Banque publique d'investissement puissent sélectionner les projets qui présentent le meilleur potentiel de développement d'activités sociales innovantes.
Le titre II a fait l'objet d'un intérêt particulier parmi les membres de cette commission, mais aussi en dehors de nos murs. Il instaure une obligation d'information des salariés avant la cession d'une entreprise, pour qu'ils puissent présenter une offre de reprise. On pourrait croire que c'est la moindre des choses. C'est surtout une nécessité absolue pour combattre le gâchis des transmissions d'entreprises ratées : 50 000 emplois sont perdus tous les ans parce qu'un chef d'entreprise n'a pas pu ou pas su préparer sa succession. Ce dispositif a été mal compris : certains ont cru - ou ont fait semblant de croire - que c'était une menace grave sur les transmissions d'entreprise, voire une atteinte au droit de propriété. En fait cela élargit l'offre des possibilités offertes au chef d'entreprise. Beaucoup trouvent à juste titre le délai de deux mois trop court pour construire un projet de reprise. Je vous proposerai d'instaurer un dispositif léger d'information tout au long de la vie de l'entreprise. Ce sera un aiguillon pour faire émerger sur le long terme les vocations et les compétences parmi les salariés.
Le texte comprend ensuite des dispositions à destination de chacune des familles de l'économie sociale et solidaire. Les coopératives constituent un volet majeur du texte, proportionnellement à leur importance économique puisqu'elles représentent plus de 70 % du chiffre d'affaire global du secteur. Reconnues au niveau européen et international, elles obéissent à des « principes coopératifs » qui les distinguent des sociétés de droit commun : leurs activités sont réalisées au profit mutuel de leurs membres, lesquels doivent être impliqués dans leur gouvernance de façon égalitaire et leurs bénéfices doivent être prioritairement mis en réserve.
Le projet de loi modernise les statuts et assouplit les règles en modifiant notamment la loi du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération pour harmoniser autant que possible les différents régimes coopératifs. La définition de l'entreprise coopérative est réaffirmée à l'article 13. Nous pourrions y intégrer d'autres principes coopératifs, reconnus au niveau international, afin de bien marquer dans la loi la spécificité de ce type d'entreprises. L'article 14 réforme et généralise à toutes les familles la procédure de révision coopérative, dans laquelle un réviseur s'assure du respect des principes coopératifs et analyse la gestion de l'entreprise. Il introduit la possibilité de sanctions, mais cet aspect punitif n'est qu'un élément extrême d'un dispositif avant tout pédagogique.
Le texte vise par ailleurs à développer les sociétés coopératives ouvrières de production (Scop), en vue d'y créer 40 000 emplois en cinq ans. L'article 15 crée un statut de Scop d'amorçage et l'article 17 autorise la constitution de groupements de Scop pour favoriser la création de grandes unions pouvant atteindre une masse critique comparable aux grands groupes intégrés de l'économie marchande. Dans un même esprit, je vous proposerai un amendement à l'article 29 pour que les entreprises artisanales regroupées en coopératives puissent réaliser des politiques commerciales communes, pouvant passer par l'établissement de prix communs. Cette mesure, qui est tout à fait compatible avec le droit communautaire, permettra aux artisans ainsi regroupés de mieux affronter les grandes sociétés à filiales, et rétablira un meilleur équilibre concurrentiel.
Les sociétés coopératives d'intérêt collectif (Scic) sont confortées aux articles 21 et 22 : les collectivités pourront détenir 50 % du capital, contre 20 % aujourd'hui. D'autres dispositions traitent d'une majorité des familles existantes : coopératives de commerçants, d'habitations à loyer modéré (HLM), d'artisans, de transport, agricoles, d'activité et d'emploi... Toutes n'y sont pas, car toutes ne nécessitaient pas de voir leur régime révisé.
Dans le titre IV, consacré aux mutuelles, les articles 34 et 35 lèvent certains verrous juridiques qui rendent aujourd'hui plus difficile la conclusion de contrats de coassurance entre des mutuelles, des assurances et des institutions de prévoyance, ainsi que de contrats collectifs d'une manière générale. L'article 36 institue des certificats mutualistes et des titres paritaires, qui permettront à certaines mutuelles et institutions de prévoyance de mieux satisfaire à leurs contraintes de fonds propres.
Les titres V et VI, consacrés respectivement aux associations et aux fondations, réforment et étendent aux fondations le titre associatif, qui est réformé car il a rencontré peu de succès depuis sa création. Les conditions juridiques de fusion et de scission d'associations sont également précisées, ainsi que la capacité juridique de certaines associations et fondations à recevoir des libéralités ou à gérer des biens. Au titre VII, l'article 49 favorise le recours aux entreprises solidaires parmi les éco-organismes, où ces entreprises trouvent un champ d'action particulièrement approprié. Enfin, le titre VIII comprend des dispositions diverses et finales, concernant notamment la mise en oeuvre de l'agrément « entreprise solidaire d'utilité sociale » et de l'obligation d'information.
Pour conclure, à ceux qui croient que l'excellence n'est pas compatible avec une gestion démocratique et pluraliste de l'entreprise, je ne citerai qu'un nom : le Barça. Le club sportif le plus titré d'Europe n'appartient ni à un milliardaire, ni à une multinationale : c'est une association sans but lucratif dont les 180 000 membres élisent le président. Cet esprit l'ancre profondément dans son territoire et contribue certainement à la popularité de ce club dans le monde entier.
Mes chers collègues, l'Assemblée nationale du Québec a adopté la semaine dernière, à l'unanimité, une loi sur l'économie sociale qui porte la même vision que le texte que je vous ai présenté. Puisse son exemple inspirer nos travaux ! Cette loi est une invitation aux salariés et aux entreprises à s'emparer de cette dynamique.