Sophie Calle, Nathalie Dessay, Hélène Grimaud, Maguy Marin, Laurence Equilbey, Agnès Varda, Coline Serreau : plasticienne, chanteuse lyrique, musicienne, chorégraphe, chef d’orchestre, réalisatrice ou metteuse en scène, voilà, monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, quelques exemples contemporains de femmes dont notre pays a su faire émerger le talent, aujourd’hui mondialement reconnu.
Sur la scène internationale, le prix Nobel de littérature vient d’être décerné à la Canadienne Alice Munro, quatrième femme à recevoir cette distinction en dix ans.
Dès lors, on pourrait croire que tout va bien, ou à peu près, pour les créatrices et autres actrices du monde de la culture, en France ou ailleurs. Or il n’en est rien, et la situation est particulièrement dramatique dans notre pays, comme le montre dans son excellent rapport notre collègue Brigitte Gonthier-Maurin, dont les dix-neuf recommandations ont été unanimement adoptées, le 27 juin dernier, par notre délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.
Si j’ai pu émettre quelques réserves quant à la façon dont les travaux de notre délégation sont parfois présentés, le travail de fond et de grande qualité qu’elle réalise mérite d’être reconnu. Il contribue à dénoncer et à résorber les inégalités, même là où elles sont les plus inattendues.
Ainsi, le domaine de l’art et de la culture pouvait paraître, à première vue, plus égalitaire que d’autres. Mais cela est totalement faux, comme le démontre très bien ce rapport. En effet, 75 % à 98 % des postes de direction d’établissements culturels sont aujourd’hui occupés par des hommes, qu’ils soient confiés à des directeurs administratifs ou à des artistes. Plus inquiétant encore, ces chiffres n’ont pas évolué depuis 2006, date du premier rapport sur ce sujet remis au ministre de la culture par Reine Prat.
Toutefois, il me semble que la prise de conscience de ces inégalités est en train de progresser, ce qui conduit à un indispensable rééquilibrage.
Madame la ministre, vous venez par exemple de nommer Irina Brook à la tête du Théâtre national de Nice. Je m’en réjouis, et j’espère que d’autres nominations permettront prochainement de faire reconnaître le talent et l’excellent travail réalisé par des femmes dans tous les domaines culturels.
Concernant les arts visuels, un secteur décrit comme particulièrement discriminatoire dans le rapport, je constate que, parmi les artistes sélectionnés pour la Biennale d’art contemporain, rendez-vous majeur qui se tient actuellement à Lyon, on compte de nombreuses femmes, dont plusieurs jeunes plasticiennes françaises.
Certes, cela reste encore et toujours insuffisant. Alors que les femmes représentent actuellement 60 % des étudiants dans les écoles d’art, il est anormal qu’elles occupent une place si réduite sur le marché de l’art à leur sortie : leurs productions représentent moins de 30 % des acquisitions des fonds régionaux d’art contemporain, les FRAC, et 25 % de celles du Musée national d’art moderne.
Il est particulièrement accablant de constater que ce fonctionnement biaisé du marché du travail vaut pour l’ensemble des secteurs culturels. De nombreuses femmes, dont le talent et les compétences ne sont pourtant plus à démontrer, nous ont fait part des difficultés qu’elles rencontrent pour être recrutées par de grandes institutions culturelles françaises. De fait, elles sont obligées de créer leurs propres ensembles, leurs propres troupes, à l’instar du chœur de chambre Accentus de Laurence Equilbey.
Cet état de fait est grave. Cela prouve que les mentalités et les pratiques dans le monde culturel ne sont pas plus évoluées qu’ailleurs et qu’un barrage quasiment systématique, conscient ou non, est fait aux femmes qui souhaitent occuper des postes de responsabilité et le méritent. Le fameux « plafond de verre » est sans doute encore plus infranchissable dans ce secteur que dans d’autres.
Au cours des auditions, il a été souligné que la situation serait moins dégradée dans d’autres pays ; cela me semble à la fois très inquiétant et indigne de notre République où l’égalité est censée tenir une place particulière.
En outre, un autre passage du rapport de notre collègue Brigitte Gonthier-Maurin est extrêmement alarmant. Il s’agit de celui qui est relatif aux écoles d’art, dans lesquelles des comportements et propos sexistes ainsi que des cas de harcèlement sexuel seraient généralisés, banalisés, voire tolérés. Je pense que le Gouvernement et les collectivités locales doivent entreprendre d’urgence une action très ferme face à de tels comportements, qui ne sauraient être acceptés. Surtout, la Justice doit s’en mêler.
Quelles sont les solutions face à la situation très fortement inégalitaire dont les femmes sont victimes dans le secteur de l’art et de la culture ?
Le rapport émet dix-neuf préconisations. Toutes ne permettront pas d’atteindre le but recherché, celui d’une égalité réelle, mais c’est un travail de fond nécessaire et qui petit à petit permettra d’y aboutir.
Je suis en parfait accord avec cette phrase figurant en page 45 du rapport : « Les seules obligations quantitatives et la politique de “quotas” ne suffisent pas, car elles ne permettent pas une évolution des mentalités et une prise de conscience responsable de la nécessité de faire évoluer les choses. »
Pour moi, tout est dit dans cette phrase. C’est pourquoi je suis un peu plus en désaccord avec la perspective esquissée par la seizième recommandation, qui viserait à créer un « lieu ressource » exclusivement dédié à la création féminine dans toutes les disciplines. Nous en avons discuté, et cela reviendrait, hélas, à isoler et stigmatiser peut-être encore davantage les créatrices.
L’objectif à atteindre, c’est de créer les conditions d’une réelle égalité femmes-hommes, dans la culture comme dans les autres domaines. Cette égalité doit se traduire concrètement, à la fois dans le recrutement, la rémunération et l’avancement. Pour cela, ce sont surtout les mentalités qui doivent évoluer en profondeur. Nous avons un vivier de créatrices et d’administratrices culturelles talentueuses et compétentes ; notre société doit leur permettre d’être reconnues à leur juste valeur, à égalité avec leurs homologues masculins.
Il me semble que l’une des clefs pour y parvenir réside dans l’éducation, la formation et l’orientation. La prévention et la condamnation sévère des pratiques discriminatoires et des comportements sexistes ou des actes de harcèlement sont également essentielles.
En ce qui concerne la lutte contre les stéréotypes et leur reproduction, je souscris entièrement à cette phrase, qui figure à la page 26 du rapport : « Pour la délégation, la lutte contre les stéréotypes doit surtout prendre la forme d’une politique de prévention et de sensibilisation, menée en particulier auprès des jeunes générations. »
Attention donc aux solutions extrêmes qui peuvent être prônées « au nom de l’égalité ». S’il est nécessaire de favoriser, dans la production contemporaine, les œuvres de compositrices, de réalisatrices et de metteuses en scène, il ne me semble nullement acceptable de « censurer » des œuvres anciennes sous prétexte qu’elles véhiculent des stéréotypes ou sont écrites par des hommes. Doit-on jeter Molière, Verdi, Wagner et bien d’autres ?
Ce qu’il faut, là encore, c’est éduquer les publics, resituer les œuvres dans leur contexte historique et politique, et non pas condamner, voire réécrire a posteriori certaines œuvres qui ont été réalisées à une époque où, en effet, l’égalité entre les femmes et les hommes était un non-sujet.
Dans le secteur culturel comme dans d’autres, mener une politique « aveugle » de quotas sert peu.
Ce sont, je le répète, les conditions de l’égalité réelle des chances que nous devons créer en renforçant l’éducation et la prévention, et en luttant contre les discriminations.
C’est pourquoi, madame la ministre, j’espère et je crois en votre collaboration réelle avec le ministère de l’éducation nationale.