Intervention de Jean-Yves Le Drian

Réunion du 21 octobre 2013 à 11h00
Programmation militaire pour les années 2014 à 2019 — Discussion d'un projet de loi dans le texte de la commission

Jean-Yves Le Drian :

Madame la présidente, messieurs les présidents, mesdames, messieurs les sénateurs, la succession des crises internationales traversées ces dernières années, ces derniers mois, vient brutalement rappeler à la réalité ceux qui vivent encore dans la croyance de la « fin de l’histoire » et de la guerre devenue « improbable », ou qui se laissent abuser par la situation privilégiée d’espace pacifié dans laquelle ils se trouvent.

La France, pour ce qui la concerne, n’a jamais cessé d’être vigilante et de prendre ses responsabilités, lorsque cela devenait nécessaire, a fortiori à l’heure de la mondialisation : elle les a prises sur le Mali ; elle les a prises sur la Syrie, au cœur de l’une des zones les plus périlleuses pour la sécurité internationale, où l’emploi de l’arme chimique par le régime contre la population civile violait délibérément les règles relatives à la non-prolifération et les lois internationales qui représentent des acquis majeurs pour l’humanité depuis les conflits qui ont ensanglanté le XXe siècle.

Aujourd’hui, nous savons bien que d’autres enjeux se dessinent, qui appellent de notre part engagement ou vigilance pour notre sécurité ou pour la paix internationale : en République centrafricaine, au Proche et au Moyen-Orient, dans les espaces maritimes menacés par la piraterie, pour ne citer que quelques exemples.

Mesdames, messieurs les sénateurs, l’enjeu du projet de loi de programmation militaire qui vous est soumis découle directement de l’expérience de ces derniers mois, comme de la tradition de la Ve République en matière de défense nationale. Comment garantir les capacités militaires qui nous permettront d’être à la hauteur, demain comme aujourd’hui, de nos intérêts de sécurité, de ceux de la France et de ceux de l’Europe auxquels nous sommes intimement liés, comme des responsabilités internationales qui sont les nôtres de par l’histoire et de par notre place au Conseil de sécurité ?

En 2013, cette question majeure se présente à nous avec une gravité particulière.

Les menaces qui pèsent sur notre sécurité collective évoluent rapidement, dans le sens d’un durcissement de notre environnement stratégique et d’une diversification des risques d’atteinte au potentiel de la Nation. Dans le même temps, la pression de la dette publique atteint des niveaux inconnus jusqu’ici, sous le coup des crises économiques qui se sont succédé depuis 2008. Chacun conviendra que c’est, pour la France, un autre enjeu de souveraineté.

Je sais gré au Sénat d’avoir engagé de longue date une réflexion sur cette question et préparé la programmation militaire avec un soin tout particulier : voilà qui a donné et, j’en suis convaincu, donnera à nos débats une tonalité constructive dont je me réjouis, compte tenu de l’enjeu et des attentes de la communauté de défense.

On a beaucoup parlé sur cette tension entre impératif militaire et impératif budgétaire. Pourtant, elle se résout d’elle-même : sans contrôle de la dette de l’État, qui ne voit qu’il ne saurait y avoir de maîtrise de nos choix stratégiques ?

Dans les grandes orientations qu’il a arrêtées pour le renouvellement de notre politique de défense, à travers le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, le Président de la République a fait un double choix : celui de notre autonomie stratégique et celui de notre souveraineté budgétaire. L’une ne va pas sans l’autre.

Pour faire des économies faciles, nous aurions pu chercher à occulter tout un pan de notre environnement stratégique ou prononcer des renoncements spectaculaires à certaines de nos responsabilités hors du territoire, comme certains nous y incitaient. Telle n’est pas notre conception de la préparation de l’avenir pour la défense de la France. Au contraire, nous nous sommes tenus à un principe de stricte sincérité dans la description des menaces comme dans la définition des moyens pour y faire face.

Le premier pilier de notre politique de défense et de sécurité nationale est le maintien d’un effort de défense significatif.

Ce projet de loi de programmation militaire prévoit donc, à l’encontre de bien des pronostics, de maintenir notre budget au niveau actuel, c’est-à-dire 31, 4 milliards d’euros courants, cela pendant trois ans. Dans un second temps, entre 2016 et 2019, ce budget augmentera progressivement, pour atteindre 32, 5 milliards d’euros courants. Les crédits budgétaires progresseront en valeur dès 2016, puis en volume à compter de 2018. Les ressources programmées sur la période 2014-2019 totalisent ainsi 190 milliards d’euros exprimés en euros courants.

Sans pouvoir atteindre les niveaux, devenus si vite irréalistes, de la programmation 2009-2014, cet arbitrage est une décision politique forte.

Pour garantir ce niveau de ressources, mais aussi pour que la défense participe au redressement des comptes publics, des ressources exceptionnelles viennent compléter les ressources budgétaires, à hauteur de 6, 1 milliards d’euros sur la période, c’est-à-dire 3 % des ressources totales.

Mais notre engagement en matière de ressources exceptionnelles s’accompagne d’une vraie transparence. C’est pourquoi, cette fois-ci, l’origine de ces différentes ressources est explicitée dans le rapport annexé au projet de loi. Il s’agit, je le rappelle brièvement, de l’intégralité du produit de cession d’emprises immobilières du ministère de la défense ; d’un nouveau programme d’investissements d’avenir, financé par le produit de cessions de participations d’entreprises publiques, au profit de l’excellence technologique des industries de défense ; du produit de la mise aux enchères de la bande des fréquences comprises entre 694 et 790 mégahertz ; enfin, des redevances versées par les opérateurs privés au titre des cessions de fréquence déjà réalisées lors de la précédente programmation.

Une clause de sauvegarde volontariste complète cet ensemble, qui permettra de mobiliser d’autres ressources exceptionnelles, en particulier des cessions d’actifs, si le produit ou le financement de celles que je viens d’évoquer se révèle insuffisant. En sens inverse, si le montant des ressources disponibles devait excéder les 6, 1 milliards d’euros prévus, la Défense pourrait en bénéficier à hauteur de 0, 9 milliard d’euros supplémentaires.

Votre commission a souhaité unanimement que la clause de sauvegarde sur cet ensemble de recettes soit introduite dans le dispositif même de la loi ; le Gouvernement s’est volontiers rallié à cette suggestion.

Notre démarche est donc de garantir à notre défense un niveau de ressources ambitieux et réaliste à la fois : ambitieux, par la trajectoire que le Président de la République a arrêtée ; réaliste, parce que ce niveau de ressources est compatible avec la loi de programmation des finances publiques et que les ressources extrabudgétaires reposent sur des engagements politiques inscrits dans la loi que vous allez voter et dont la représentation nationale pourra contrôler l’application avec des pouvoirs renforcés, comme vous l’avez souhaité et ainsi que nous le verrons au cours du débat.

Parce que ce niveau de ressources est le plus équilibré possible, nous avons souhaité l’employer au mieux. La nouvelle stratégie militaire, adoptée dans le cadre du Livre blanc, y concourt au premier chef.

Cette stratégie clarifie d’abord les trois missions fondamentales qui sont celles de nos armées : protéger le territoire et la population, assurer la dissuasion nucléaire et intervenir à l’extérieur du territoire national, que ce soit en gestion de crise ou en situation de guerre. Sur la base de ces trois missions, et des scénarios d’engagement les plus probables pour les quinze ans à venir, nous avons redéfini les contrats opérationnels assignés à nos forces par le chef de l’État. La programmation financière, de même que la programmation des ressources humaines, en découle directement.

Concernant d’abord la protection permanente du territoire et de la population, outre les moyens pour la surveillance aérienne et maritime, les contrats opérationnels prévoient une mobilisation des forces terrestres jusqu’à 10 000 hommes, en renfort des forces de sécurité intérieure. Ces contrats sont inchangés par rapport au précédent livre blanc. Toutefois, nous y avons ajouté une dimension nouvelle, encore plus d’actualité : la prise en compte de la posture de cyberdéfense, désormais indispensable, compte tenu du niveau de la menace exercée à l’encontre des intérêts du pays.

En matière d’interventions extérieures, nos forces devront constituer en permanence un élément d’intervention d’urgence de l’ordre de 5 000 hommes, incluant une force interarmées de réaction immédiate de 2 300 hommes. Pour les missions de gestion de crise internationale, nous prévoyons de pouvoir, en outre, engager jusqu’à 7 000 hommes au total, répartis sur trois théâtres extérieurs, ainsi que des unités navales dont un groupe « bâtiment de projection et de commandement », et une douzaine d’avions de combat.

Pour les opérations de guerre et de coercition majeure, nos armées vont conserver la capacité d’entrée en premier dans les trois milieux, terrestre, naval et aérien, avec les moyens de commandement correspondants. Nous pourrons, dans ce cadre, projeter des forces spéciales significatives, jusqu’à deux brigades interarmes représentant environ 15 000 hommes des forces terrestres, plus 45 avions de combat et un groupe aéronaval.

Sur la mission de dissuasion, enfin, je veux dire ici qu’elle demeure, avec ses deux composantes, un élément majeur de notre stratégie. Le Livre blanc l’a confirmé, cette capacité est adaptée à l’environnement stratégique dans lequel nous évoluons et à celui que nous prévoyons pour les prochaines années.

Mesdames, messieurs les sénateurs, tant qu’il existe des armes nucléaires dans le monde, tant que la prolifération des armes de destruction massive est un risque avéré, tant que les risques de chantage contre nos intérêts vitaux demeurent, la dissuasion est l’une des garanties fondamentales de notre liberté d’appréciation, de décision et d’action. C’est un fait que certains déplorent, mais il est bien difficile de le nier.

Peu de nations dans le monde ont la capacité d’assumer simultanément ces trois missions, en engageant de tels moyens matériels et humains.

Peu de nations sont en mesure d’appuyer leur force militaire sur une industrie figurant parmi les premières du monde.

C’est le cas de la France, et notre démarche vise à consolider cet ensemble.

Bien sûr, le présent projet de loi est un texte d’équilibre, mais je ne vois nulle trace, dans les objectifs et la stratégie qu’il expose, du déclassement stratégique évoqué par certains. En 2019, si nous suivons cette trajectoire avec vigilance, non seulement nous nous maintiendrons parmi les premiers dans le monde, mais nous serons au premier rang stratégique en Europe.

Cette autonomie stratégique nous offre une capacité d’initiative qui est l’une des clefs de la politique du Président de la République. Elle nous donne, de surcroît, des responsabilités. Nous les exercerons. D’ailleurs, être autonome, cela ne veut pas dire être seul. Notre stratégie intègre ainsi la mobilisation de nos alliances.

Il y a tout d’abord l’Europe, à laquelle ce projet de loi de programmation militaire s’attache, puisque nous avons systématiquement préservé les programmes menés en coopération européenne, qu’il s’agisse des FREMM, ou frégates multimissions, des programmes A400M, NH 90, Tigre ou encore MUSIS et SAMP/T, sol-air moyenne portée. En outre, nous prévoyons d’en lancer deux autres, à savoir l’anti-navire léger, l’ANL, et le système de lutte antimines du futur, le SLAMF.

La mutualisation européenne est également un leitmotiv de ce projet de loi, spécialement pour des capacités clefs comme le transport aérien, le ravitaillement en vol, la capacité aéronavale, l’espace militaire, la logistique ou la formation.

Plus largement, nous aborderons le prochain conseil européen de décembre avec l’ambition d’en faire un moment important pour la prise en compte de la défense par le collectif des chefs d’État et de gouvernement, et de donner une impulsion politique et pragmatique dans les domaines capacitaire, opérationnel et industriel.

Il y a ensuite l’Alliance atlantique. Nous voyons précisément la pleine participation de la France dans les structures de commandement de celle-ci comme le complément naturel de notre démarche européenne : ce sera là l’occasion de développer notre vision – celle des Européens – au sein de l’Alliance, lors du conseil de fin d’année.

Il y a enfin tous les partenariats stratégiques que la France noue à travers le monde, avec des interlocuteurs historiques mais aussi avec des puissances nouvelles de premier rang. Nous devons également pouvoir appuyer sur eux notre stratégie de défense.

Pour détailler cette stratégie dans un cadre budgétaire que nous avons ajusté au mieux, nous avons marqué un certain nombre de priorités, à commencer par la préparation opérationnelle et l’équipement des forces.

Priorité, avant tout, est donnée à l’entraînement et à l’activité des forces. La valeur de nos soldats, qui se sont illustrés à de nombreuses reprises ces derniers mois, en est la conséquence directe. Sans préparation opérationnelle efficace et suffisante, il n’y a pas de capacité militaire à la hauteur ni d’armée professionnelle crédible. C’est l’une de mes priorités, et les membres de la commission sénatoriale des affaires étrangères et de la défense le savent bien !

Or, depuis 2010, à l’exception des opérations extérieures, on a constaté un fléchissement de l’activité opérationnelle. §Comme le soulignent les rapports de votre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, mesdames, messieurs les sénateurs, ce mouvement s’explique par diverses causes : l’épuisement des stocks dans lesquels nos armées ont dû puiser au cours des dernières années, le vieillissement des parcs, mais aussi, simultanément, l’arrivée de matériels de nouvelle génération dont le coût d’utilisation et d’entretien est considérablement plus élevé. Tous ces facteurs se cumulent. En outre, de manière générale, le contexte financier a pesé sur l’activité et l’entraînement, alors même que ces domaines revêtent un caractère prioritaire.

La présente programmation vise à maîtriser puis à inverser cette évolution, en maintenant puis en redressant peu à peu le niveau de préparation opérationnelle. Ainsi, les crédits consacrés à l’entretien programmé des matériels progresseront en moyenne de plus de 4 % par an en valeur, pour s’établir à un niveau moyen de 3, 4 milliards d’euros par an sur la période, contre 2, 9 milliards d’euros au titre de la loi de finances initiale pour 2013.

Notre préoccupation, ce n’est pas d’avoir une « grande armée » sur le papier, c’est de pouvoir disposer, chaque fois que nos troupes doivent s’engager, de soldats bien équipés et bien entraînés. C’est la priorité qui justifie toutes les autres.

Priorité est ensuite donnée aux équipements. Là encore, je souligne l’effort important qui va être accompli : nous prévoyons une hausse régulière des crédits d’équipement au cours de la période 2014-2019. En 2013, 16 milliards d’euros ont été consacrés aux équipements. L’effort s’élèvera à plus de 17 milliards d’euros en moyenne annuelle sur l’ensemble de la période, pour atteindre 18, 2 milliards d’euros en 2019.

Je l’ai dit et je le répète, malgré la contrainte qui pèse sur le budget, tous les grands programmes déjà lancés seront maintenus, et une vingtaine de nouveaux programmes sont lancés.

Pour m’en tenir à l’année 2014, seront ainsi commandés ou lancés, parmi beaucoup d’autres équipements, les avions ravitailleurs MRTT, les drones tactiques et les drones moyenne altitude longue endurance, ou MALE – enfin ! –, sur lesquels la commission a beaucoup travaillé, les pods de désignation laser du Rafale, les véhicules du programme SCORPION, le quatrième sous-marin Barracuda, le système satellitaire « capacité de renseignement électromagnétique spatial », ou CERES.

Dans le même temps, les livraisons sont préservées avec notamment, toujours pour 2014, le satellite franco-italien de télécommunications SICRAL, une frégate FREMM, 4 hélicoptères Tigre, 7 hélicoptères NH 90, 11 avions Rafale, 60 missiles de croisière navals MDCN, 77 véhicules blindés de combat d’infanterie, ou VBCI.

Au-delà, sur l’ensemble de la période couverte par la loi de programmation militaire, un grand nombre d’équipements seront livrés. En application du principe de différenciation, certains de ces équipements illustrent plus particulièrement notre capacité à prendre part à un conflit majeur : les prochains Rafale, bien sûr, les 6 frégates de premier rang FREMM, les 16 hélicoptères Tigre. Le porte-avions Charles-de-Gaulle, s’il va connaître un arrêt technique majeur, concourt également à cette capacité d’entrée en premier. La rénovation des chars Leclerc, quant à elle, sera aussi programmée au cours de cette période.

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