Intervention de Jean-Pierre Sueur

Réunion du 21 octobre 2013 à 11h00
Programmation militaire pour les années 2014 à 2019 — Discussion d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Jean-Pierre SueurJean-Pierre Sueur :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, il me revient de rendre compte ici des travaux de la commission des lois du Sénat. Je me permettrai de m’exprimer aussi en ma qualité de président, pour cette année, de la délégation parlementaire au renseignement, instance dont vous avez parlé, monsieur le ministre, qui réunit, vous le savez, mes chers collègues, quatre sénateurs et quatre députés, dont quatre membres de droit, les présidents des commissions des affaires étrangères – je me tourne vers Jean-Louis Carrère –, et des commissions des lois. La délégation rassemble des parlementaires représentant à la fois la majorité et l’opposition.

Le renseignement, dont je vais essentiellement parler, est un sujet difficile. Je tiens à saluer le travail que nous avons pu accomplir pour préparer ce débat, dans le cadre d’un dialogue avec plusieurs ministères, dont le vôtre, monsieur le ministre, ainsi qu’en lien étroit avec la commission des affaires étrangères et son président, Jean-Louis Carrère.

Je tiens à le dire d’emblée, deux préoccupations, ou plutôt deux objectifs nous rassemblent. D’abord, la Constitution prévoit qu’il revient au Parlement de contrôler le pouvoir exécutif ; nous devons assumer cette tâche. Ensuite, dans le cas particulier du renseignement, des dispositions spécifiques doivent bien évidemment être prises. Ainsi, nos travaux au sein de la délégation parlementaire au renseignement sont soumis au secret-défense, que nous respectons scrupuleusement.

Pour être en contact avec l’ensemble des responsables des services de renseignements français, nous pouvons d’emblée, monsieur le ministre, rendre hommage, comme vous l’avez fait, à l’ensemble des personnels, militaires et civils, travaillant dans ces services, qui donnent beaucoup d’eux-mêmes et accomplissent des missions très difficiles au service de la République, en particulier dans la nécessaire lutte contre le terrorisme, une lutte dont vous avez dit combien elle était exigeante, monsieur le ministre.

La commission des lois a apprécié les avancées prévues par le projet de loi pour accroître les prérogatives de la délégation parlementaire au renseignement. Elle a toutefois souhaité des avancées supplémentaires, qui nous sont apparues justifiées.

Premièrement, la commission des lois demande la transmission aux membres de la délégation parlementaire au renseignement de la stratégie nationale du renseignement.

Deuxièmement, nous considérons que la délégation parlementaire au renseignement doit pouvoir prendre connaissance du PNOR, le Plan national d’orientation du renseignement, document très important, dans le respect, évidemment, du secret-défense, compte tenu de toutes les implications de ce document.

Troisièmement, outre les documents strictement indiqués dans la loi, la délégation doit, pour nous, pouvoir être destinataire de tout document et de toute information utile à sa mission. Par conséquent, ses capacités d’information ne doivent pas a priori être restreintes.

Quatrièmement, en raison de la définition même, dans la loi, de ses prérogatives, la délégation parlementaire au renseignement ne peut pas traiter des affaires en cours. Chacun comprend que, lorsque nos services de renseignement sont engagés sur le terrain dans des actions extrêmement difficiles, il ne serait pas judicieux que nous exercions instantanément une mission de contrôle. En revanche, nous pouvons évoquer toutes les opérations achevées et nous souhaitons que cela soit clairement indiqué dans la loi.

Ainsi, notre commission estime que la seule limitation au dialogue et aux demandes d’information que nous pouvons présenter devant les directeurs des services doit être la notion d’« opération en cours ». Je précise qu’une telle disposition serait strictement conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, comme nous l’avons souligné dans le rapport.

Cinquièmement, nous estimons que la loi doit préciser que, outre les directeurs des cinq services de renseignement que vous avez cités, monsieur le ministre, et du coordonnateur au renseignement, nous devons pouvoir auditionner des agents des services, mais seulement avec l’accord préalable de leur directeur.

Toutefois, à la suite d’une précision proposée par la commission des affaires étrangères, que j’ai cru pouvoir retenir, dans la mesure où elle correspond à l’esprit dans lequel la commission des lois a travaillé, j’ai rectifié l’amendement que nous avions déposé, de manière à ce que ces auditions se déroulent en présence des directeurs des services, conformément à ce qui a cours d’ores et déjà, puisque les directeurs que nous recevons sont parfois accompagnés de cadres de leurs services disposant des compétences nécessaires dans des domaines très techniques ou très spécialisés.

Sixièmement, nous souhaiterions pouvoir recevoir, sans qu’il soit besoin de disposer d’une autorisation du ministre, outre les directeurs des cinq services de renseignement et le coordonnateur au renseignement, les directeurs des administrations centrales concernées par le renseignement. Je pense aux directions de la police et de la gendarmerie nationales, à la direction du renseignement de la préfecture de police, ainsi qu’à la directrice de l’Académie du renseignement, mais cette possibilité figure déjà dans le projet de loi.

Nous souhaiterions enfin, septièmement, pouvoir disposer des rapports d’inspection, puisque vous avez bien voulu rappeler, monsieur le ministre, qu’il y aurait désormais une inspection de ces services.

Toutefois, sur ce point également, au terme d’un dialogue constructif avec la commission des affaires étrangères, il nous a semblé souhaitable de préciser qu’une telle mesure devait être mise en place dans le respect de l’anonymisation des personnels, à laquelle la délégation parlementaire au renseignement est très attentive. Nous savons très bien que, pour les personnels qui travaillent dans ces services, le respect de l’anonymat constitue un impératif catégorique. Il s’agit de leur sécurité, de la sécurité de leurs collègues et de la fiabilité avec laquelle ils peuvent mener les missions qui leur sont assignées, en particulier dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

De même, nous souhaitons avoir connaissance des rapports de la Cour des comptes, ce qui, me semble-t-il, ne devrait pas poser de problèmes majeurs.

J’en arrive à un deuxième point, que vous avez évoqué également, monsieur le ministre, à savoir la question de la coopération entre la délégation parlementaire au renseignement et la commission de vérification des fonds spéciaux.

Il est théoriquement prévu que des magistrats de la Cour des comptes siègent au sein de cette commission. Or il se trouve que, pour des raisons que je ne m’explique pas, aucun magistrat de la Cour n’y a jamais siégé. Il s’agit donc, de fait, d’une commission parlementaire.

Le projet de loi prévoit qu’une sous-formation de la délégation parlementaire au renseignement, qui serait composée non pas des huit membres que nous connaissons – je salue Michel Boutant, également membre de la délégation –, mais de quatre membres, désignés ès qualités, siège au sein de la commission de vérification des fonds spéciaux.

Ce dispositif nous paraît poser quelques problèmes. En effet, la conséquence serait, si j’ai bien compris, que les quatre membres de la commission de vérification des fonds spéciaux qui seront également membres de la délégation parlementaire au renseignement ne pourraient pas évoquer auprès des quatre autres membres de la délégation les travaux effectués au sein de ladite commission ni d’ailleurs les conclusions auxquelles ils auraient abouti.

L’intention est positive, dans la mesure où l’importante question du financement est indissociable de la compréhension des missions. Une telle disposition revêt cependant un caractère bizarre, sinon paradoxal : les quatre membres désignés ne pourraient pas parler à leurs quatre autres collègues de leur travail au sein de la commission de vérification des fonds spéciaux ?

Par conséquent, la commission des lois vous propose simplement, mes chers collègues, de fusionner ces deux instances.

Il nous semble qu’il y aurait là quelque chose de plus simple, plus logique et plus cohérent, dans la mesure où ces huit parlementaires, ainsi que les fonctionnaires parlementaires concernés, sont soumis au secret-défense et le respectent scrupuleusement.

J’en arrive maintenant, c’est mon troisième point, monsieur le ministre, mes chers collègues, à la question des fichiers, extrêmement difficile et sensible, vous le savez tous.

S’agissant en particulier du fichier PNR, je tiens d’abord à souligner qu’il s’agit d’un très grand fichier, à caractère européen, qui comprendrait des données très nombreuses concernant l’ensemble des déplacements de personnes, quelles qu’elles soient, arrivant en Europe ou partant de l’Europe.

Le fichier prévoit un très grand nombre de données provenant notamment des agences de voyages et des organismes d’aviation et de transport.

Sur ce sujet, je souhaite formuler quelques remarques. Tout d’abord, il s’agit, à ce stade, de mettre en œuvre ce qui n’est encore qu’un projet de directive, la directive européenne n’ayant pas encore été adoptée. Ensuite, la commission LIBE du Parlement européen a émis des critiques sur l’avant-projet. Enfin, le contrôleur européen de la protection des données a fait de même, ainsi que le groupe des CNIL européennes.

L’ensemble de ces éléments a guidé notre réflexion. Dans ce domaine, il s’agit également de trouver le bon équilibre, mes chers collègues, ce qui est loin d’être facile.

Nous comprenons tout à fait - je m’adresse non seulement à vous, monsieur le ministre de la défense, mais aussi à M. le ministre de l’intérieur, qui nous entendra ou nous lira - que la lutte contre le terrorisme nécessite des dispositifs spécifiques et efficaces.

Par ailleurs, je le rappelle, la commission des lois est particulièrement attachée au respect de la vie privée, des données personnelles, des libertés publiques. Il nous faut donc trouver un point d’équilibre.

À cet égard, la commission des lois formulera plusieurs propositions. J’en citerai trois.

La première permettra de préciser les choses. Là encore, je dois dire que, grâce à la réunion assez longue que nous avons eue avec la commission des affaires étrangères, nous avons pu trouver une rédaction qui, je le pense, fera avancer le débat. Il s’agit de bien définir non seulement la composition mais aussi les prérogatives de l’unité de gestion du traitement automatisé dont la mise en place paraît nécessaire, ce qui, d’ailleurs, ne me semble pas remis en cause.

Il nous paraît en effet impossible d’envisager une jonction directe entre les services demandeurs de l’information et la grande pluralité des agences de voyages et des organismes d’aviation.

La création d’une telle unité chargée de la gestion du traitement automatisé de l’information nous paraît donc souhaitable. Elle délivrerait ses données aux services demandeurs dans des conditions précisément définies.

Deuxièmement, nous sommes très préoccupés par la puissance énorme des dispositifs techniques existant aujourd’hui. Il est possible d’accéder, en temps réel, à des milliards d’informations et de les croiser selon de très nombreux critères, de manière à prévenir un certain nombre de risques. Compte tenu des effets que peuvent avoir ces procédés pour ce qui est du respect des données personnelles, nous estimons que le profilage et le ciblage doivent donner lieu dans un premier temps, avant 2017, à une expertise toute particulière, reposant sur des moyens humains.

Je soulèverai enfin une question très sensible : le fichier PNR ne concernera-t-il que les vols entre les États de l’Union européenne et les pays tiers ? À cet égard, la commission des lois ne peut que reprendre les résolutions votées par le Sénat sur l’initiative de nos collègues Yves Détraigne et Simon Sutour.

J’en viens à mon quatrième point, la géolocalisation, sujet également sensible puisqu’il recouvre les données de connexion, en particulier les « fadettes ».

Sur cette question, la commission des lois a eu un dialogue utile avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, ainsi qu’avec le ministère de la défense, les services du Premier ministre et le ministère de l’intérieur. Nous sommes d’avis qu’il est nécessaire d’inscrire l’ensemble des dispositions concernant la géolocalisation dans la loi du 10 juillet 1991 relative aux interceptions de sécurité.

Personne n’ignore ici que la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers a créé un dispositif temporaire en matière de recueil des données de connexion, dispositif prorogé en 2009 puis en décembre 2012 et qui restera en vigueur jusqu’en 2015. Le Gouvernement ayant abordé ce sujet dans le présent projet de loi de programmation, il nous semble qu’il faut profiter de cette occasion pour revenir au dispositif de la loi de 1991, avec autorisation du Premier ministre, accordée selon des modalités auxquelles nous avons particulièrement réfléchi sur demandes écrites et motivées des ministres concernés, et rétablir la CNCIS dans ses prérogatives. Dans cet esprit, nous proposerons une rédaction très précise, permettant aux services concernés d’accéder aux informations nécessaires, dans le cadre strict de la loi de 1991, qui peut d’ailleurs être amélioré, en termes de respect des libertés, des données personnelles et de la vie privée.

Je conclurai en évoquant les questions relatives à la justice.

Monsieur le ministre, vous nous avez dit vouloir éviter une judiciarisation excessive ou inopportune des affaires liées aux opérations militaires. Après un long débat, la commission des lois du Sénat a choisi de vous suivre s’agissant du monopole du parquet pour engager l’action publique sur des faits de guerre ou liés aux opérations militaires à l’étranger. Nous avons approuvé l’ensemble des articles ayant trait à ces questions, à l’exception de l’article 17, relatif à la présomption simple en cas de mort violente d’un militaire lors d’une action de combat, à l’occasion d’une opération militaire à l’étranger. En effet, notre commission estime que cette présomption simple n’a guère de fondement juridique : en pratique, elle n’a pas d’effet autre que symbolique. En outre, nous avons été particulièrement sensibles au fait que le Conseil supérieur de la fonction militaire a considéré qu’il n’y avait pas lieu d’instaurer cette présomption simple.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, la commission des lois a émis un avis favorable sur l’ensemble des articles dont elle était saisie, sous réserve de l’adoption des amendements qu’elle présentera. Nous avons mené un travail approfondi, guidés par le souci du respect du droit et des libertés. Nous tenons à témoigner notre reconnaissance aux personnels militaires et civils qui assurent des missions difficiles et dangereuses, au service de notre République et de ses valeurs.

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