Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Réunion du 21 octobre 2013 à 14h45
Programmation militaire pour les années 2014 à 2019 — Demande de réserve

Photo de Jean-Pierre ChevènementJean-Pierre Chevènement :

Le Président de la République a confirmé le maintien des deux composantes de la dissuasion nucléaire, dont il faut sans cesse rappeler la complémentarité. La véritable question est celle de la volonté de maintenir dans la durée un effort constant, mais modeste au total, de 11 % à 12 % du budget de la défense, afin notamment que la simulation permette de garantir la fiabilité de nos armes dans le temps et que soient financés les travaux d’élaboration du sous-marin nucléaire lanceur d’engins de troisième génération, le SNLE 3G. J’aimerais, monsieur le ministre, que vous puissiez nous apporter des assurances quant à la date de ces travaux et à leur financement sur ressources budgétaires. Il est important que le politique combatte les arguments de ceux qui voudraient mettre la dissuasion à la casse, tout simplement parce qu’ils n’ont pas compris ou se sont toujours refusés à comprendre qu’elle est le seul moyen, pour la France, de ne pas se laisser entraîner dans des conflits où ses intérêts fondamentaux ne seraient pas engagés, bref qu’elle est le seul moyen de garantir dans la longue durée la paix à notre pays et à l’Europe.

J’en viens maintenant, monsieur le ministre, à notre capacité d’intervention sur des théâtres extérieurs.

Notre capacité de projection est maintenue, mais les grands programmes d’équipements sont étalés ; le renouvellement des matériels se fera attendre. Un principe de différenciation a été introduit, à juste titre s’il ne crée pas, en définitive, une armée à plusieurs vitesses : il faut que les missions puissent être remplies. Là est l’essentiel.

J’ai été surpris, en relisant le rapport annexé, de constater que n’étaient pas mentionnés le rôle des Nations unies et celui du Conseil de sécurité de l’ONU. C'est pourtant là un atout majeur de la France. Nous devrions être d’autant plus attachés à le crédibiliser qu’il semble avoir permis de régler heureusement la question de l’arsenal chimique syrien. Négocier est une tâche difficile ; encore faut-il ne pas prendre d’emblée des positions qui rendent la négociation impossible.

Dans le même ordre d’idées, était-il vraiment opportun de cautionner le refus de l’Arabie saoudite de siéger au Conseil de sécurité comme membre non permanent ? Est-ce le rôle de la France de contribuer à décrédibiliser, si peu que ce soit, l’importance et le rôle du Conseil de sécurité ?

Si j’exprime à haute voix cette inquiétude, monsieur le ministre, c’est parce que le Parlement, en France, n’est appelé qu’à donner un avis a posteriori sur la décision d’engager nos armées sur des théâtres d’opérations extérieurs. Je ne le conteste pas, mais le Gouvernement doit savoir qu’une intervention effectuée en dehors du cadre de la légalité internationale pourrait rompre le si précieux consensus sur la défense.

Pour me faire mieux comprendre, j’évoquerai l’exemple de notre intervention en Libye, dont la résolution 1973 ne prévoyait nullement qu’elle avait pour objectif un changement de régime. On en mesure aujourd'hui les conséquences sur le terrain.

Je dis tout cela, monsieur le ministre, parce que je connais votre humanisme et que je sais que vous êtes un homme raisonnable, soucieux de n’utiliser la force que pour des objectifs accessibles et reconnus comme légitimes par la communauté internationale.

Je voudrais dire un mot de la question des hommes, qui le méritent bien ! Je sais qu’elle vous tient profondément à cœur. L’effort de réduction des effectifs est important : 23 800 postes seront supprimés, s’ajoutant à la déflation résiduelle de la loi de programmation précédente.

La réduction prévue, qui s’opérera selon un cadencement d’environ 7 500 postes par an, est ambitieuse. Il ne faudra pas lésiner sur les mesures d’incitation des personnels au départ, de reconversion et de reclassement dans les fonctions publiques. À défaut, les enveloppes prévues pour la masse salariale se révéleront insuffisantes, l’hypothèse d’un glissement vieillesse-technicité quasiment nul étant particulièrement volontariste. Il y va du moral des armées, qui doivent s’adapter à des réformes de structure constantes et maîtriser des dépenses courantes de fonctionnement strictement contenues par la LPM.

L’armée doit ressentir l’attention affectueuse que lui porte le peuple français à travers la représentation nationale, dont la vigilance sur cette question cruciale ne peut se relâcher.

Ces considérations m’amènent naturellement à souligner les tensions qui risquent de marquer l’application de la loi de programmation. Nous avons évoqué les risques de la faiblesse, s’agissant de nombreux États africains – c’est le tour aujourd’hui de la République centrafricaine. D’autres opérations extérieures pourraient déséquilibrer plus encore la structure financière qui sous-tend le projet de loi de programmation militaire. D’autres incertitudes grèvent son dispositif, touchant à la conjoncture économique, aux rentrées fiscales, à la concrétisation de l’achat des Rafale, au retard éventuel de la réalisation des ressources exceptionnelles prévues. C’est pour parer à toutes ces éventualités que certains amendements ont été déposés par le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, M. Carrère, et par M. Krattinger, au nom de la commission des finances, visant à sécuriser les ressources de la future LPM. Je soutiendrai bien sûr ces amendements.

Monsieur le ministre, permettez-moi de revenir sur les conséquences de l’étalement de nos programmes d’équipements pour les industries de défense. Il faudra les soutenir à l’exportation, favoriser les coopérations industrielles et les co-entreprises, notamment avec les pays émergents, qui pèsent dès aujourd’hui plus dans le PNB mondial que les pays anciennement industrialisés. Il faudra être audacieux et faire en sorte que l’État reste présent dans le capital de nos principales entreprises de défense. Vendre les bijoux de famille ne vaut qu’une fois. Toute ouverture de capital doit aller de pair avec un plan de développement stratégique, conforme en dernier ressort aux intérêts de sécurité de la France. Je demande qu’aucune décision ne soit prise, concernant l’avenir des participations publiques au capital des entreprises du secteur de la défense, sans un débat préalable au Parlement.

Monsieur le ministre, si la trajectoire de redressement des finances publiques ne permettait pas le respect des enveloppes prévues, il ne faudrait pas accepter le déclassement stratégique de la France. Une France forte est nécessaire à l’Europe. Sacrifier notre outil de défense sur l’autel d’une fiction idéologique serait commettre un péché contre l’esprit. Le Président de la République, en rendant ses arbitrages, ne s’y est pas trompé. La France est et doit rester une grande puissance politique, et donc militaire. C’est le sens même de la construction européenne qui est en jeu.

Je conclurai par une observation sur l’aspect normatif du projet de LPM. Le rapport annexé a confirmé le concept de « sécurité nationale », sur lequel j’avais émis en 2009 quelques réserves, estimant que la défense et le maintien de la sécurité intérieure constituent des objets distincts, relèvent de politiques qui ne doivent pas être confondues. C’est pourquoi je souhaite, au moment où l’on évoque l’espionnage à grande échelle de la France par la National Security Agency, que l’extension des compétences de la délégation parlementaire au renseignement, prévue à l’article 5 du projet de loi, permette effectivement de garantir que l’accès des services de renseignement aux fichiers de police, aux banques de données des compagnies aériennes et au recueil contrôlé des données de géolocalisation, ainsi que les dispositions qui seront prises au titre de la cyberdéfense, ne viendront pas porter atteinte à la nécessaire confidentialité des données personnelles et n’entraîneront pas une régression des libertés individuelles.

Des préoccupations légitimes peuvent quelquefois entrer en contradiction. Il appartiendra à la délégation parlementaire au renseignement, sous l’autorité des assemblées et de leurs commissions compétentes, de faire en sorte que les précautions nécessaires soient prises pour que, en dernier ressort, la liberté des citoyens prévale.

Sous réserve de ces quelques observations, dont certaines me sont d’ailleurs personnelles, j’apporte mon soutien, et plus généralement celui du groupe RDSE, au projet de loi de programmation militaire que vous nous présentez, monsieur le ministre. Les voix des sénateurs du RDSE ne manqueront pas pour soutenir l’ambition, certes rigoureuse, mais noble, qui structure l’effort de 190 milliards d’euros dont nos armées ont besoin pour poursuivre leur modernisation. Nos armées ont besoin d’un cap, le projet de loi de programmation le leur fournit.

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