Je vous remercie de nous accueillir au sein de votre commission et de l'intérêt que vous avez témoigné à l'égard de notre étude annuelle consacrée au droit souple. Nous avons la commune vocation de contribuer à l'élaboration de la norme : ce sujet ne peut donc que nous rassembler.
Le Conseil d'État ne prétend pas avoir inventé le concept de droit souple, même si c'est à sa jurisprudence Crédit foncier de France de 1970 que nous devons l'apparition du terme de directive en droit public français, en matière d'intervention économique. Nous avons jugé l'année 2013 propice au recensement de ces nouvelles formes normatives foisonnantes, à une tentative de définition, au diagnostic de leur utilité ainsi qu'à l'identification des risques qu'elles font encourir aux acteurs publics et privés. Après quoi nous vous suggérerons une doctrine d'emploi de ces nouveaux outils.
Nous avons procédé à ce travail sans arrière-pensée laudatrice ni contemptrice à l'égard de ce qui peut paraître comme le dernier concept à la mode : nous prenons acte de ce que le droit souple existe et ne souhaitons rien tant qu'éclairer la réflexion collective. Dernière remarque introductive : notre étude ne remet nullement en cause les constats que le Conseil d'État dressait en 1991 et en 2006 sur le désordre et l'inflation normative ainsi que sur la nécessité de maîtriser le volume et la qualité du droit produit.
Premier constat : à côté du droit qui ordonne, prescrit ou interdit, le droit contemporain incite, préconise et recommande de plus en plus massivement. Le droit dur n'épuise plus la totalité du champ normatif. Ce droit souple est né entre les deux guerres mondiales, lorsque les recommandations ont pris le pas sur les normes de droit international public classiques pour réguler les rapports, devenus conflictuels, entre États.
Le droit souple a pris une grande importance en droit interne et en droit européen. En matière d'intervention économique d'abord : circulaires et documents de programmations sont apparus dans les années 1960 pour encadrer l'exercice du pouvoir réglementaire ; les autorités administratives indépendantes ont ensuite étendu leur emprise, sur des bases législatives parfois lacunaires, par exemple sur le contrôle des entraves à la concurrence et des abus de position dominante ; aujourd'hui, les lignes directrices et recommandations de l'Autorité de la concurrence sont prises en compte par le juge.
Dans la fonction publique ensuite, les accords négociés qui ne s'apparentent pas à de véritables conventions collectives relèvent du droit souple. En matière de gestion publique, les contrats passés entre l'État et ses services ou ses opérateurs, que le juge ne considère pas comme de véritables relations contractuelles, sont un autre avatar du droit souple. Enfin, les acteurs privés ne sont pas en reste, puisque les normes comptables internationales, les relations entre les entreprises et les consommateurs, les règles de gouvernance et de responsabilités sociale et environnementale des entreprises relèvent de cette même catégorie.
Au niveau européen, le compromis de Ioannina, les directives « nouvelle approche » renvoyant à des normes techniques facultatives, la méthode ouverte de coordination introduite par le traité de Lisbonne, le programme « Mieux légiférer » prouvant la co- et l'auto-régulation sont autant d'exemples du recours protéiforme au droit souple.
La prise en compte de ces normes par le juge dépend de la texture qu'il lui reconnaît. Il n'est en effet pas toujours aisé de distinguer le vrai droit souple du faux droit dur. Le juge y voit une référence pour apprécier les comportements susceptibles de déboucher sur des sanctions. Le droit souple aide à interpréter les règles mais ne saurait être le fondement direct d'une action contentieuse ou d'une décision juridictionnelle.
À l'issue de ce constat, notre étude esquisse une définition. Le droit souple regroupe tous les instruments qui ont pour objet de modifier ou d'orienter les comportements de leurs destinataires ; qui ne créent pas par eux-mêmes de droit ou d'obligation, ce qui les distingue du droit dur, et dont le contenu et le mode d'élaboration témoignent d'un degré de formalisation qui les rapproche du droit dur, ce qui les distingue du non-droit.
Nous avons ensuite procédé à un diagnostic de l'utilité, de l'efficacité, mais aussi des risques que présentent ces nouveaux outils. Leur utilité est quadruple : d'abord, le droit souple est substituable au droit dur lorsque celui-ci n'est pas envisageable - ainsi, en droit international, pendant l'entre-deux-guerres ; ensuite, il fait office d'antichambre de la réglementation afin de faire émerger un consensus - voyez les chartes et codes de bonne conduite qui ont précédé la loi relative aux conflits d'intérêts ; il accompagne en outre la mise en oeuvre du droit dur, comme c'est le cas pour les démarches de conformité des entreprises ; enfin, c'est un choix alternatif à l'hyper-réglementation contemporaine. En matière médicale par exemple, les recommandations de bonnes pratiques se sont révélées plus efficaces pour réguler les dépenses de santé que les sanctions envisagées dans les années 1990.
L'efficacité de ces instruments est forte lorsqu'ils sont érigés en standards, comme c'est le cas par exemple du cahier des clauses administratives générales en matière de marchés publics ou des conventions fiscales types de l'OCDE. La possibilité de prendre des sanctions sur ce fondement renforce évidemment la portée de ces outils. Toutefois, leur mise en oeuvre et leur évaluation sont insuffisantes. Les normes de responsabilité sociale des entreprises ont par exemple été suivies dans des proportions variables.
Les risques d'illégitimité et d'insécurité juridiques sont réels. Le droit souple ne doit pas constituer un moyen de s'affranchir des règles de compétence ou de contourner la délibération parlementaire. Celui émanant des acteurs privés ne doit pas emporter de conséquences excessives pour les tiers. Sa légitimité doit en toute hypothèse procéder d'un dialogue et d'une procédure d'expertise contradictoire et transparente, de type conférence de consensus.
Rendu légitime, le droit souple n'en doit pas moins préserver la sécurité juridique. Les normes dont la portée est incertaine ne sont pas rares. Il nous appartient de faire en sorte qu'il ne soit pas un piège pour les acteurs publics et privés. Par exemple, les avis rendus par l'Académie nationale de médecine et la Haute autorité de santé peuvent être contradictoires, et ce dans un domaine où l'intervention du droit dur n'est pas toujours opportune.
C'est pourquoi le Conseil d'État propose une doctrine de recours et d'emploi du droit souple. Celui-ci ne saurait être la panacée, ni disqualifié comme repoussoir. Le recours au droit souple doit passer le triple filtre de l'utilité, de l'efficacité et de la légitimité. Il ne saurait porter atteinte aux libertés et droits fondamentaux, ni aux règles internationales fixant des droits indérogeables. Pas davantage peut-il porter atteinte à une compétence législative, ni priver de garanties légales des exigences constitutionnelles au sens que leur donne la jurisprudence du juge constitutionnel.
Dans ce cadre, les pouvoirs publics peuvent développer de nouveaux usages du droit souple, par exemple au moyen des directives au sens de la jurisprudence Crédit foncier de France. S'y prêtent notamment l'attribution d'aides économiques, sociales ou environnementales, l'orientation d'échelons déconcentrés disposant d'un pouvoir d'appréciation, l'accompagnement d'un pouvoir de dérogation à une règle de droit ou encore la gestion des agents publics. Le droit souple peut également se substituer aux dispositions réglementaires inutilement détaillées, ou alléger la réglementation imposée aux collectivités territoriales en lui substituant la recommandation de bonnes pratiques.
Notre étude définit en outre les conditions d'élaboration et d'utilisation du droit souple par les personnes publiques. Il convient d'abord de réduire le recours aux schémas et documents de programmation, ensuite de garantir la transparence des procédures d'élaboration de ces normes, et l'association de toutes les parties prenantes et enfin de clarifier les règles de compétence dans l'élaboration du droit souple : toute autorité investie d'un pouvoir de décision individuelle ou hiérarchique doit pouvoir définir les lignes directrices de celui-ci, mais ne prendre de recommandations destinées à des tiers que lorsqu'elles se rattachent à ses missions. Nous distinguons dans le rapport les cas où l'intervention du législateur est nécessaire pour définir les contours de ce pouvoir d'émission de droit souple. Il faut aussi limiter l'incertitude juridique, ce qui impose de clarifier la terminologie, car les chartes et codes de bonnes pratiques existants n'ont pas tous la même portée : certains peuvent être incitatifs, d'autres obligatoires.
Nous préconisons en outre de poursuivre la construction d'une jurisprudence adaptée au contrôle du droit souple public. Celle-ci devra traiter trois questions : la recevabilité des recours contentieux contre des instruments de droit souple, leur invocabilité devant le juge, et leur prise en compte dans la motivation des décisions juridictionnelles.
Enfin, nous recommandons d'adopter une posture de veille et d'influence à l'égard du droit souple des acteurs privés. Nous ne pouvons être totalement indifférents à ce qui se passe en dehors de notre périmètre d'action, surtout lorsque cela procède d'une meilleure oxygénation de notre système juridique.