Ce riche débat valide le choix du sujet : à l'évidence, le droit souple intéresse et inquiète. Le Conseil d'État ne le crée ni le promeut : il le met au jour. Nous devons nous situer face à ce phénomène que personne n'a décrété. S'il entrevoit ce que pourrait être un bon usage du droit souple, le Conseil d'État n'adopte pas pour autant une posture apologétique. Notre tableau des pages 70 et 71 montre bien qu'il existe une différence entre le droit souple reconnu par le droit et celui qui ne l'est pas. Les préambules des constitutions de 1946 et de 1958 et la déclaration des droits de l'homme et du citoyen ont longtemps relevé du droit souple, jusqu'à ce que le Conseil d'État par son arrêt Amicale des annamites de Paris en 1956 fasse de la liberté d'association un principe fondamental reconnu par les lois de la République et que le Conseil constitutionnel par sa décision du 16 juillet 1971 intègre ces textes dans le bloc de constitutionnalité. Plus on est dans le droit dur, plus on se rapproche du souverain, c'est-à-dire du constituant ou du législateur. Parallèlement, plus le Parlement est impliqué dans la création du droit souple, plus ce droit gagne en autorité. Un droit ne peut sortir de nulle part ; son autorité procède de la légitimité de son auteur. Nous distinguons page 163 les bonnes pratiques contraignantes, dont la base juridique est la loi, des non-contraignantes, dont la base juridique dépend de la nature de leur émetteur : loi, décret ou application de la jurisprudence Jamart, selon qu'il s'agit d'une AAI, d'un établissement public ou d'une autorité de l'État.
Dans un délai contraint de quelques mois, nous n'avons pu auditionner toutes les personnes que nous aurions voulu entendre, et notamment les magistrats judiciaires et les présidents des commissions des affaires européennes. Nous sommes conscients que le droit souple s'applique dans le domaine du droit privé, et consacrons les pages 78 à 80 à la jurisprudence de la Cour de cassation. Si nous ne sommes pas allés à Strasbourg, du moins avons-nous analysé la jurisprudence de la CJUE et de la CEDH aux pages 80 à 84. Seule la loi peut rendre opposable aux tiers des normes, y compris en droit souple : les références médicales ne sont opposables que parce que la loi les rend telles et que la Haute autorité de santé les a émises.
À entendre ce qu'on dit au Royaume-Uni de la CEDH, il est difficile d'établir un lien entre la pensée juridique britannique et la démarche de cette juridiction ! Si je revendique pour le Conseil d'État le titre d'institution française la plus britannique, ce n'est pas en adepte du droit souple, mais parce qu'il illustre l'autorité et la prévisibilité de la jurisprudence qui engage un ordre juridique tout entier, en disposant sinon de l'autorité de la chose jugée du moins de celle de la loi interprétée. Page 57, nous nions que la common law puisse être qualifiée de droit souple et nous distinguons ce dernier de la coutume à la page 58. La soft law s'étend, que ce soit dans des pays de civil law romano-germanique ou de common law.
Le droit souple peut ouvrir un espace dans certains domaines - pas la sécurité des personnes bien sûr - où il est néfaste d'hyperrèglementer. Vous soulevez le relativisme sur lequel débouche le droit souple. La deuxième partie du rapport, consacrée au diagnostic, dit avec netteté l'utilité, l'effectivité et les risques qu'il présente, parmi lesquels un risque de légitimité et de sécurité juridique. C'est pour cela que les auteurs du droit souple doivent être compétents dans leur domaine. La troisième partie, consacrée aux recommandations, insiste bien sur la nécessité de définir des conditions d'élaboration et d'utilisation du droit souple. Certains critiquent l'usage du droit souple par la CEDH et la CJUE ; sur les questions de concurrence, les juridictions européennes, comme les françaises, doivent se fonder sur un droit très clair, mais très laconique ; elles doivent donc tenir compte de la doctrine l'une de la Commission européenne, l'autre de l'Autorité de la concurrence, pour autant qu'elles sont compatibles avec les traités, pour l'une, ou avec la loi, pour l'autre. Les inquiétudes sur le pouvoir discrétionnaire que le juge gagnerait grâce au principe de proportionnalité me semblent relever d'un autre débat : celui des pouvoirs du juge. Lorsque le Conseil d'État annule en 1933 la décision du maire de Nevers d'interdire une conférence de René Benjamin, il contrôle la proportionnalité entre la menace à l'ordre public et la limite imposée à la liberté d'expression ; lorsque le préfet de police interdit une manifestation de moines tibétains contre le gouvernement chinois au moment des jeux olympiques, le juge vérifie qu'il ne dispose pas de forces de l'ordre suffisantes pour maîtriser deux dizaines de moines. Vous n'en serez pas surpris : il s'agit selon moi de contrôle de légalité et non de proportionnalité.
Vous déplorez que la régulation par le droit soit supplantée par d'autres régulations, dont celle du marché. Le Conseil d'État a longtemps mis en garde le public contre la multiplication des AAI ; un consensus général règne aujourd'hui sur le sujet. Notre rapport a voulu faire la lumière sur quelque chose que nous n'avons pas créé, mais que nous voulons maîtriser. La compétence liée ne sera pas remise en cause : cette colonne du temple n'est pas près de s'effondrer. Le Parlement a pour mission d'élaborer du droit dur, mais il doit peut-être mieux maîtriser les dispositions non normatives pour mieux les encadrer. Le débat parlementaire que nous proposons page 160 comporte un vote sur le programme de stabilité et de convergence : nous ne perdons pas de vue les responsabilités du Parlement. Notre définition du droit souple est certes faite en creux, mais avec deux bornes que sont le droit dur et le non-droit, entre lesquelles nous avons affaire à une normativité graduée, que le Conseil d'État doit ordonner. Les bonnes pratiques médicales procédant de la loi et émises par une autorité habilitée ne doivent pas avoir la même portée que des directives d'un ministre sur des aides économiques ou sociales. Les politiques contractuelles ont été examinées page 33 ; leur force a peut-être excédé en effet celle que voulait leur donner le législateur, peut-être à cause de l'évolution des finances publiques. Nous n'avons pas négligé la Cour de cassation ; sur des sujets partagés comme la responsabilité médicale, les sanctions ou en matière sociale, nous ne cessons d'échanger de manière informelle, par des colloques communs par exemple. Chacun est indépendant, mais nous ne pouvons pas délibérer dans l'ignorance de l'autre. Plus formellement, cela s'exprime par la jurisprudence du tribunal des conflits, qui a évolué au bénéfice des justifiables et de la clarté de la séparation entre les deux ordres de juridiction, sans que le garde des sceaux ait eu à le présider depuis quelques années.