Intervention de Laurence Rossignol

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 22 octobre 2013 : 1ère réunion
Avenir et justice du système de retraites — Examen du rapport d'information et des recommandations

Photo de Laurence RossignolLaurence Rossignol, rapporteure :

L'heure est donc venue de vous présenter le rapport sur le projet de loi garantissant l'avenir et la justice du système de retraite.

Notre délégation a été saisie de ce texte par la commission des affaires sociales dans la mesure où il affiche un objectif de limitation des inégalités entre hommes et femmes en matière de retraite, ce dont on ne peut que se féliciter.

Pour élaborer mes conclusions et mes propositions de recommandations, j'ai bien entendu participé aux auditions de la délégation, les 3 et 10 octobre 2013 et organisé des réunions plus techniques avec Mme Carole Bonnet, chercheure de l'Institut national d'études démographiques (INED), spécialiste des retraites des femmes et auteure de nombreuses publications sur le sujet, et avec des membres de l'équipe du Défenseur des droits.

J'ai également demandé des contributions écrites à un sociologue, M. Nicolas Castel, maître de conférences à l'Université de Lorraine, ainsi qu'à la Mutualité sociale agricole, à l'Union nationale des conjoints de professionnels libéraux et à la Fédération nationale des associations de conjoints de travailleurs indépendants de France. Par ailleurs, je me suis beaucoup appuyée sur les écrits de Mme Christiane Marty, chercheure à la fondation Copernic. Enfin, participant à l'audition de Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé, par la commission des Affaires sociales, le 16 octobre 2013, j'ai pu évoquer avec elle les évolutions envisageables en matière de droits familiaux, les conséquences du récent partage de la majoration de durée d'assurance (MDA) entre les deux parents et la nécessaire prise en compte de la pénibilité au féminin.

Je commencerai par le diagnostic bien connu des inégalités entre hommes et femmes au moment de la retraite. Les montants des pensions des femmes étaient en moyenne de 932 € par mois en 2011 contre 1 603 € pour les hommes. Même après prise en compte des droits familiaux, les retraites des femmes représentent toujours 72 % seulement de celles des hommes, ce qui montre bien l'insuffisance des droits propres. De plus, les femmes liquident leur pension 1,3 an plus tard que les hommes et sont plus nombreuses parmi les titulaires du minimum contributif.

Ces inégalités résident dans le fait que le montant des pensions dépend à la fois de la durée de cotisation et du montant des salaires. Or les carrières des femmes se caractérisent encore par des salaires inférieurs et des durées de travail plus courtes.

Les désavantages subis par les femmes en matière de retraite ont été amplifiés par les réformes des retraites depuis 20 ans, qui ont consisté à allonger la durée de cotisation, plus particulièrement par le passage aux 25 meilleures années.

En outre, sous couvert d'égalité, l'extension aux hommes des droits familiaux a creusé encore les inégalités en matière de retraite, en particulier s'agissant de la bonification de 10 % pour troisième enfant.

Même la réversion accroît la supériorité des retraites masculines puisque la pension moyenne des veufs est de 1 749 euros contre 1 165 euros pour celle des femmes.

Selon le Conseil d'orientation des retraites (COR), il ne faut pas attendre de résorption spontanée des inégalités car on observe, chez les jeunes femmes, une tendance au maintien d'interruptions de carrière, généralement liées à la maternité. En conséquence, un écart de 20 % devrait persister entre les retraites des femmes et celles des hommes, malgré la progression du taux d'activité féminine.

J'en viens maintenant aux inégalités au travail, qui sont la cause profonde des inégalités en matière de retraite. En effet, « tout se joue avant 60 ans », comme l'indique le titre que je vous propose de donner à ce rapport d'information.

Nous les connaissons bien : les salaires des femmes sont inférieurs à ceux des hommes du fait d'une durée de travail inférieure - conséquence de l'organisation familiale -, elles effectuent en général moins d'heures supplémentaires que les hommes, et de surcroît, elles bénéficient de moins de primes, en particulier chez les cadres.

Mais la durée du travail n'explique pas tout, car si l'on neutralise tout ce qui concerne le temps de travail, demeure tout de même un écart de 9 % que les spécialistes qualifient d'« inexpliqué ».

Une autre cause de cette infériorité des rémunérations des femmes réside dans le fait que les professions à dominante féminine sont généralement moins reconnues et moins valorisées. De plus, les salaires féminins sont évidemment victimes d'un véritable « soupçon de maternité ».

Je reviens sur l'importance de l'implication des femmes dans l'organisation familiale. Ce sont les femmes qui s'arrêtent de travailler ou qui réduisent leur temps de travail quand les enfants arrivent. De même qu'il existe le « plafond de verre », il existe un « plafond de mère » qui a d'énormes conséquences sur leur vie professionnelle.

La contribution des femmes à la vie de la famille ne s'arrête pas là. Ce sont bien elles qui, statistiques à l'appui, prennent en charge les personnes âgées dépendantes. Or les « aidants familiaux », à raison de plus d'un tiers, réduisent leur activité pour s'occuper d'un parent dépendant.

Et je vous fais grâce des statistiques sur le temps consacré chaque semaine par les hommes et les femmes aux tâches ménagères. La « double journée » est une réalité quotidienne.

Autre aspect fondamental des inégalités entre hommes et femmes au travail : la pénibilité spécifique des emplois féminins, systématiquement sous-évaluée.

Dans ce domaine, il importe tout d'abord de faire établir, comme le concluait le rapport « Femmes et travail » de notre présidente, des statistiques de pénibilité dans une logique de genre. Il faut aussi assurer une représentation équilibrée des femmes et des hommes lors des négociations collectives de branches pour que la pénibilité au féminin soit véritablement prise en compte.

Notons en outre que la législation laisse de côté cette pénibilité particulière qui résulte d'emplois relevant du « temps partiel subi », qui implique pour les salariés un temps de travail assorti d'horaires souvent fractionnés, avec des amplitudes horaires quotidiennes disproportionnées par rapport au temps travaillé. Je proposerai à la délégation une recommandation sur ce point.

Quant au projet de loi lui-même, mon rapport récapitule l'ensemble de ses dispositions ayant une incidence sur les retraites des femmes telles que :

- le suivi spécifique, prévu par l'article 3, de la situation comparée des femmes et des hommes, confirmant ainsi l'importance attachée par le gouvernement à la résorption de ces inégalités ;

- le renforcement, grâce à l'Assemblée nationale, des garanties d'une représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein du COR ;

- autre disposition introduite par l'Assemblée nationale, la demande d'un rapport étudiant la faisabilité de la suppression de la décote et du retour à l'âge de 65 ans pour bénéficier du taux plein, et établissant un bilan, sur la situation des femmes, de l'instauration de la décote et du passage de la borne d'âge à 67 ans pour bénéficier du taux plein ;

- l'article 13 prévoyant un rapport sur l'évolution des droits familiaux « pour mieux compenser les effets sur la carrière et les pensions des femmes et de l'arrivée d'enfants au foyer » ;

- un article 13 bis, ajouté par l'Assemblée nationale, concernant le dépôt d'une étude sur la réversion, dans le sens d'une harmonisation entre les régimes et l'on ne peut que s'en féliciter.

En revanche, rien dans le projet de loi ne s'attache spécifiquement à la question de la pénibilité au féminin.

Le projet de loi contient aussi des dispositions plus techniques telles que :

- le passage des « 200 heures SMIC » aux « 150 heures SMIC », qui s'adresse aux temps très partiels, et notamment aux travailleurs saisonniers du secteur agricole ;

- la prise en compte de la totalité des trimestres de congé maternité pour bénéficier du dispositif de carrière longue qui permettra à des femmes de partir plus tôt à la retraite ;

- la possibilité pour les conjoints collaborateurs de s'affilier directement à l'assurance vieillesse du conjoint chef d'entreprise en cas de cessation d'activité due au décès ou à la retraite de celui-ci, ou en cas de divorce ;

- la majoration de durée d'assurance pour les aidants familiaux, dont le Laboratoire de l'égalité a toutefois souligné l'insuffisance au regard des années parfois passées par certaines personnes auprès d'un proche handicapé ou dépendant.

J'en arrive aux recommandations que la délégation pourrait formuler à propos du projet de loi qui nous est soumis. Elles concernent la pénibilité, le temps partiel, la prise en compte des carrières courtes et l'avenir des droits familiaux et conjugaux. Sur ce dernier point, je précise toutefois que si les droits familiaux et conjugaux peuvent être des correctifs pour compenser certaines inégalités liées au rôle des femmes dans la famille, l'idéal est de favoriser leurs droits propres.

En ce qui concerne tout d'abord la pénibilité, il s'agit de faire en sorte que le code du travail assimile à un facteur de pénibilité les emplois qui imposent aux salariés une amplitude horaire disproportionnée par rapport à leur temps de travail effectif. Tel est l'objet d'une des recommandations que je vous propose d'adopter.

L'article 5 bis prévoit le dépôt d'un rapport, à l'échéance de 2020, sur « l'évolution des conditions de pénibilité auxquelles les salariés sont exposés », et réaffirme le principe d'une « concertation préalable avec les organisations syndicales » aux fins d'une « éventuelle négociation » sur tout projet d'actualisation du décret définissant les critères de pénibilité. Il faudrait que ce rapport étende son objet aux facteurs de pénibilité auxquels sont exposées les femmes ; un amendement pourrait être déposé en ce sens en fonction des travaux de la commission des Affaires sociales.

Une proposition de recommandation consisterait à faire établir des statistiques de pénibilité sur la base d'une différenciation par genre, comme le proposait d'ailleurs notre présidente dans son rapport « Femmes et travail ».

Il faudrait, en outre - et c'est l'objet d'une autre proposition de recommandation - que l'actualisation des critères de pénibilité - si elle était entreprise - se fasse sur la base d'une représentation équilibrée des hommes et des femmes dans les équipes de négociation.

Or, il semble que la concertation avec les partenaires sociaux n'ait pas, à ce jour, conduit à une véritable prise en compte de la pénibilité que subissent les femmes au travail. C'est un domaine dans lequel la marge de manoeuvre du législateur est étroite car les critères de pénibilité sont définis par un règlement, se contentant lui-même de transcrire le résultat de la négociation entre des partenaires sociaux pas toujours très paritaires en termes de sexes...

S'agissant ensuite du temps partiel, il semble que les jeunes femmes qui demandent à en bénéficier n'ont pas toujours conscience des conséquences que cela pourra avoir sur le niveau de leur retraite ; or à salaire partiel, retraite partielle...

Je propose donc qu'une recommandation - c'est l'objet de ma quatrième proposition - prévoie l'information systématique des salariés qui demandent à bénéficier d'un temps partiel sur les conséquences de cette option sur leur future retraite. Cette information n'aurait pas à évaluer très précisément le manque à gagner attendu sur leur pension, mais à sensibiliser les intéressés au fait que leur choix pourra avoir sur leur retraite des conséquences réelles, un peu à l'instar des fumeurs prévenus des risques qu'ils encourent sur les paquets de cigarettes... Le relevé de situation individuelle pourrait être le support de cette information.

Une autre proposition de recommandation concerne également le temps partiel et, plus précisément, les horaires atypiques et fractionnés qui sont imposés dans certains secteurs, comme par exemple celui du nettoyage.

Dans de nombreuses entreprises et administrations, les personnels d'entretien sont contraints de travailler très tôt dans la matinée ou très tard le soir, quand les bureaux sont vides. Pourtant, dans bien des situations, le nettoyage pourrait probablement se faire à des heures de travail normales, sans conséquences excessives pour l'organisation du service. Certaines entreprises du secteur privé et certaines administrations et collectivité territoriales ont d'ailleurs déjà intégré cette dimension. Je pense que sur ce point, l'administration se doit d'être exemplaire.

Je ne suggère pas de modifier le code des marchés publics, mais que les diverses administrations qui ne l'auraient pas déjà fait sensibilisent systématiquement les donneurs d'ordre, dans le cadre des marchés publics, pour que les prestations - par exemple de nettoyage - ne contraignent les personnels des prestataires à des horaires atypiques que si c'est absolument indispensable. Tel est l'objet de ma cinquième proposition de recommandation.

Ma proposition de recommandation suivante concerne la prise en compte, dans le calcul des droits à pension, des carrières courtes.

La délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale préconise de fixer le nombre d'années prises en compte dans ce calcul non pas sur les 25 meilleures années, système qui désavantage les carrières courtes, mais « en fonction du nombre d'années de carrière concrètement réalisées en pratiquant une proratisation » par rapport à une carrière complète. Si pour une durée de cotisation de 40 ans sont retenues les 25 meilleures années, il conviendrait peut-être alors d'appliquer la même proportion par exemple à une carrière de 20 ans, et l'on se réfèrerait pour cette dernière aux 13 meilleures années.

Une autre formule est proposée par le Défenseur des droits pour les personnes ayant eu des carrières courtes : il s'agirait de se référer non plus aux 25 meilleures années pour le calcul des droits à la retraite, mais aux 100 meilleurs trimestres, soit une durée équivalente. Mais avec à un résultat différent sur les retraites.

Je vous propose donc de demander au gouvernement une étude permettant d'évaluer, pour les salariés ayant connu des interruptions de carrière, les conséquences d'un éventuel passage des 25 meilleures années soit aux 100 meilleurs trimestres, soit à un système fondé sur la proratisation de la période de travail.

J'en viens aux propositions de recommandation en matière de droits familiaux et conjugaux.

Je pense qu'il faut trouver un juste milieu entre, d'une part, la revalorisation indispensable des droits propres des femmes et, d'autre part, les compensation des contraintes familiales qui empêchent les femmes d'avoir des carrières complètes, à partir de droits familiaux et conjugaux remis à plat et réformés.

Ma septième proposition de recommandation recherche ainsi une juste compensation des contraintes familiales qui freinent la carrière des femmes, tout en rappelant qu'il faut absolument éviter d'encourager l'interruption ou le ralentissement de l'activité professionnelle des femmes.

Ma huitième proposition de recommandation serait de centrer les droits familiaux sur la maternité pour éviter qu'en bénéficiant aux pères, ils s'éloignent de l'objectif consistant à compenser les freins à la vie professionnelle des femmes liés à la maternité.

Dans cette logique, l'économie qui pourrait résulter de la suppression de la majoration de 10 % attribuée aux pères de trois enfants et plus pourrait permettre de revaloriser les droits versés aux femmes, voire de contribuer au financement de solutions d'accueil pour les jeunes enfants.

Si toutefois - autre option - cette majoration était maintenue, la piste de sa mutualisation pourrait être envisagée ; c'est-à-dire qu'elle serait en totalité versée au parent qui a interrompu sa carrière. Ayant évoqué cette proposition devant la ministre, je n'ai pas été convaincue par l'argument tiré de la discrimination ou de la menace européenne car, en théorie, le parent bénéficiaire pourrait être aussi bien un homme qu'une femme.

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