Cet article est important. C’est en effet l’un des attraits du projet de loi que de poser en termes différents du texte précédent l’effort pour réduire la pénibilité.
Nous avions commencé cet effort en 2003 ; nous l’avions prolongé en 2010. Force est de reconnaître que, malgré la bonne volonté des uns et des autres, nous sommes parvenus à un résultat qui, s’il a permis de défricher le terrain, n’a pas quantitativement apporté une réponse satisfaisante. Pourquoi ? Parce que le problème est sans doute beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît.
Pour éclairer le débat, je voudrais mentionner les chiffres que le rapport de Mme Demontès rappelle avec utilité : les salariés concernés par l’une des dix causes de pénibilité représentent, de mémoire, plus de 18 % ; si l’on ne tient compte que de la catégorie de ceux qui sont frappés par deux éléments de pénibilité, les chiffres sont encore très élevés : plus de 3 %. Il s’agit donc d’un enjeu quantitatif considérable.
S’ensuit la première difficulté que fait apparaître l’article 6 : les conséquences financières peuvent être extraordinairement lourdes. Elles sont à cet instant à la charge des entreprises, mais le chiffrage que vous avez réalisé montre que, d’ici à 2020, nous nous retrouverons dans une véritable impasse, dont nous ne pourrons sortir que par la voie de cotisations supplémentaires à la charge des entreprises, et donc au détriment de l’emploi, ou d’une subvention de l’État, ce qui serait absolument tragique dans la situation des finances publiques françaises.
Les débats sur l’article 6 ont fait apparaître d’autres conséquences. Vous en reconnaissez implicitement une : lorsque l’Assemblée nationale a ramené à cinquante-deux ans l’âge de départ possible par cumul des points de pénibilité, elle a créé une véritable aspiration. Comment d’ailleurs ne pas comprendre que des salariés vont s’interroger sur la possibilité d’obtenir un départ à cinquante-deux ans ?
Cela engendre trois types d’effets pervers.
Le premier est que certains pourraient accepter le maintien de la pénibilité en contrepartie de la perspective d’un départ anticipé, alors même que l’intérêt collectif français est au contraire de réduire les tâches pénibles par une amélioration des postes de travail, par des investissements, par la formation, afin de parvenir à l’éradication de la pénibilité. Cependant cette éradication est coûteuse, car il faut à la fois former les personnels et leur donner les moyens d’échapper à cette pénibilité grâce à des équipements matériels ou à une réorganisation du travail.
La perspective du départ à cinquante-deux ans va, je le crains, conduire un certain nombre de salariés à admettre passivement la pénibilité et à accepter tacitement que des entrepreneurs se disent : « Ne changeons rien aux conditions de travail puisque la contrepartie est un départ anticipé. » Nous avons rencontré à peu près cette attitude avec l’amiante. Il y a des cas de forte exposition, il y a des cas périphériques, mais l’amiante a bien été utilisé comme système de dégagement des salariés.
Le deuxième effet pervers de l’article 6 est que la bataille pour la pénibilité va être ouverte à chaque rentrée sociale.
Le troisième effet pervers tient au fait que, à l’intérieur de l’entreprise, ce sera une source permanente de complications et de conflits. Vous avez d’ailleurs, au moyen d’un certain nombre d’amendements, organisé la gestion de ces conflits, mais ceux-ci vont être extraordinairement nombreux, et, dans les petites entreprises, ils vont contribuer à créer un climat de découragement à l’égard de l’emploi. Nous verrons des petits employeurs qui seront freinés par la barrière des dix salariés et d’autres tout simplement ne pas embaucher.
C’est la raison pour laquelle nous ne voterons pas en l’état l’article 6. Nous aimerions progresser sur la pénibilité à partir des retours d’expérience des dernières années. Nous ne sommes pas hostiles à l’idée d’une évolution. Cependant, je regrette que le Gouvernement ait engagé la procédure accélérée – j’ai commis une bévue cet après-midi, mais qui n’en commet pas dans l’urgence ? –, parce que nous aurions pu améliorer le texte. Nous sommes privés de cette possibilité.
Nous aurons sans doute une commission mixte paritaire, laquelle n’aboutira pas. La prise en compte de la pénibilité sera alors réduite à une mesure d’affichage et les dispositifs envisagés ne seront pas gérés de façon pertinente et positive. Il s’agit d’une bombe à retardement, et certains ici auront à en gérer l’explosion éventuelle après l’alternance.