Je voudrais remercier en préalable les participants au groupe de travail, Kalliopi Ango Ela, Jean-Claude Peyronnet, René Beaumont et Robert Hue : durant huit mois, nous avons auditionné une centaine de personnes, à Paris ou lors de nos déplacements en Afrique du Sud, en Ethiopie, et en Côte d'Ivoire - et je crois exprimer le sentiment général en disant que ces rencontres très riches nous ont beaucoup apporté, en témoigne l'imposant rapport qui en résulte.
Parmi les défis auxquels l'Afrique fait face, le plus flagrant est démographique : d'ici quarante ans, le continent devrait compter deux milliards voire trois d'habitants, ce qui signifie qu'il devra nourrir, loger et former au moins un milliard d'êtres humains supplémentaires. Cette transformation est une opportunité : l'Afrique est l'un des plus grands marchés de la planète, avec 326 millions de consommateurs, presque autant que l'Europe - et sa croissance est exponentielle. Cette explosion démographique s'accompagne de dynamiques spatiales : ce seront les villes africaines qui accueilleront le milliard d'habitants supplémentaire ; une nouvelle Afrique est en train de naître puisque la moitié de la population a moins de 25 ans, et l'emploi des jeunes sera au coeur de la stabilité du continent.
L'explosion démographique met les sociétés africaines sous tensions. La pression est d'abord écologique. L'empreinte écologique de l'Afrique a augmenté de 240% entre 1961 et 2008 et elle devrait doubler à l'horizon 2040. Le capital naturel de l'Afrique a été largement exploité, voire surexploité et pillé, qu'il s'agisse de l'agriculture, de la pêche ou de l'exploitation des ressources minérales et pétrolières. A cela s'ajoute le réchauffement climatique. Alors que l'Afrique produit moins de 4% des émissions de gaz à effet de serre, elle est considérée comme la région la plus vulnérable aux effets des changements climatiques.
La pression, ensuite, est migratoire : en moins de dix ans, l'Afrique s'est accrue de 100 millions d'actifs et le continent devrait compter un milliard d'actifs supplémentaires en 2040 - ce qui en fera la plus nombreuse population active au monde. D'ici 2050, le nombre d'actifs européens va diminuer de 90 millions, alors que l'Afrique subsaharienne va au minimum gagner 700 millions d'actifs.
Malgré ces défis, une partie de l'Afrique semble bien partie, et nous sommes loin du temps où, avec Louis Dumont, on pensait que l'Afrique était bien mal partie... Une partie de l'Afrique connaît un véritable décollage économique, avec 5% de croissance annuelle depuis dix ans, taux moyen qui recouvre des réalités cependant très contrastées sur le continent. Voyez l'essor de la téléphonie mobile : le marché a crû de 244% par an sur cinq ans et plus d'un Africain sur deux possède un téléphone portable.
La situation est certes très difficile dans des pays comme la Centrafrique, la République démocratique du Congo, ou encore au Sahel - mais en dehors de ces « trous noirs », il y a une Afrique dynamique, une Afrique courtisée par les pays émergents, une Afrique qui peut être pour nous un formidable réservoir de croissance. Ce dynamisme économique a permis une réduction de la dette publique pour des pays comme le Ghana, le Bostwana, le Rwanda, qui connaissent des progrès sociaux et économiques. Il y a dix ans, la mode était à l'afro-pessimisme - est aujourd'hui à l'optimisme, car l'Afrique décolle. Pour notre part, nous n'avons pas souhaité être pessimistes ou optimistes, mais vigilants et résolument afro réalistes.
D'immenses défis restent néanmoins à relever. Celui de la pauvreté, tout d'abord : en Afrique, 400 millions de personnes vivent avec moins d'1,25 dollar par jour et avec une espérance de vie de 24 années inférieure à la moyenne des pays de l'OCDE, le continent n'a pas encore transformé une décennie de croissance en développement. Les inégalités de niveaux de vie se creusent sur le continent entre les pays et à l'intérieur des pays. Par ailleurs, l'économie africaine reste encore peu diversifiée. L'industrialisation est balbutiante et ne représente que 11% de la production contre 31% en Asie du Sud Est. Les économies africaines sont encore bridées par la fragmentation du continent et le manque infrastructures. 20% de la population a accès à l'électricité courante, moyens de transport à l'intérieur du continent peu développés... Le délitement de certains Etats, le terrorisme, les conflits entravent encore l'émergence économique et politique de l'Afrique sur la scène mondiale. Or, il n'y pas de développement possible sans sécurité, mais il n'y aura pas de sécurité durable sans développement.
L'Afrique est donc à la croisée des chemins, où se pose la question suivante : comment va-t-elle se développer ? L'Afrique a encore le choix : entre un développement « à la chinoise », ou un développement qui préserve les équilibres sociaux et environnementaux. C'est un des défis de notre coopération avec l'Afrique que d'intégrer davantage ces enjeux dans les projets.
En 2050, le quart de l'humanité sera africain. Il faut donc dès à présent penser le monde en plaçant l'Afrique au coeur de nos analyses. C'est ce que font la plupart des pays émergents qui investissent aujourd'hui ce continent. Hier ignorée, aujourd'hui convoitée, l'Afrique est devenue un lieu de rivalités : c'est devenu le nouvel eldorado des pays émergents.
Connectée à la mondialisation, l'Afrique est, en effet, au coeur d'une redistribution des cartes entre anciennes puissances coloniales et puissances émergentes. La part des échanges de l'Afrique avec les pays émergents a presque doublé en dix ans. En 2009, la Chine est ainsi devenue le premier partenaire commercial de l'Afrique. On pense à la Chine, à l'Inde, au Brésil, mais les ressources minérales et les marchés africains suscitent aussi l'appétit des investisseurs, marocains, turcs, indiens, brésiliens, coréens ou japonais... La Chine développe une stratégie dite « des petits pas » qui va de la construction d'écoles à l'extraction minière ; le commerce bilatéral avec le continent se chiffrait à plus de 100 milliards de dollars en 2008, cent fois plus qu'en 2000 ! L'Inde s'appuie sur une diaspora ancienne pour développer son influence en Afrique, ses échanges commerciaux avec le continent ont bondi de 3 à 60 milliards de dollars entre 2000 et 2011. L'Afrique du Sud, qui représente 25% du PIB de l'Afrique subsaharienne, s'affirme comme le moteur du développement du continent et s'en fait le porte-parole sur la scène mondiale.
La coopération Sud-Sud se nourrit d'une expérience concrète et récente du développement des pays émergents. On nous a dit en Afrique du Sud : « l'Occident nous a apporté les 3 c : commerce, civilisation et colonisation, les BRICS viennent avec les trois i : intégration, infrastructure et industrialisation ».
Partenaire économique, l'Afrique est également un soutien politique primordial pour les émergents qui veulent acquérir une envergure diplomatique nouvelle. Les 53 voix des États africains à l'ONU font l'objet de toutes les convoitises, sur fond de renversement du rapport de force avec l'occident.
Il y a enfin des aspects stratégiques. Regardons la carte de l'Afrique : à l'Est l'océan Indien, avec une Inde prise dans une concurrence effrénée avec la Chine. A l'Ouest, au-delà de l'Atlantique, le Brésil cherche à se positionner comme point de jonction entre les deux rives de cet océan.
La France est-elle en perte de vitesse en Afrique ? Nous avons le sentiment d'une relation sans équivalent, mais d'une présence en recul dans ce continent en essor. La relation entre la France et l'Afrique, c'est tout d'abord une histoire commune et une langue partagée, avec la francophonie. La présence française en Afrique se caractérise également par sa continuité depuis les indépendances, à travers les quelque 1 000 entreprises françaises implantées sur le continent, le réseau des 200 Alliances françaises et Instituts français qui forment 80 000 étudiants africains chaque année, ou encore notre communauté d'expatriés forte de 100 000 Français.
La France et l'Afrique, c'est ensuite l'Afrique en France, avec quelque 800 000 immigrés, qui participent à la présence en France de la culture africaine.
La France est enfin un des premiers bailleurs de fonds et le premier partenaire militaire de l'Afrique, avec 10 000 militaires déployés sur le continent.
Pourquoi, dans ces conditions, avoir le sentiment d'un déclin ? Premier facteur : nos parts de marché diminuent en Afrique, à mesure qu'y augmentent celles des entreprises chinoises. Ainsi le poids de la France dans le PIB de la zone franc est passé de 40% sur la période 1985-1995 à 20% sur la période 2005-2009 tandis que celui de la Chine a été multiplié par huit. Alors que le secteur bancaire est en plein décollage, les géants français de la banque ont vu leur participation chuter drastiquement. Comme nous l'a dit Dominique Lafont, directeur de Bolloré Africa Logitics « Le CAC 40 a fui l'Afrique ».
Deuxième facteur : la France n'a pas de stratégie bien établie en Afrique. Depuis dix ans, tout se passe comme si notre politique africaine était tétanisée par le débat sur la « Françafrique ». Alors qu'une grande partie du continent se modernise, le discours français est resté obnubilé par le passé sans voir que le continent changeait. De là, une politique hésitante, qui oscille entre l'ingérence et l'indifférence. A ces hésitations correspond en Afrique un sentiment ambivalent à l'égard de la France, fait d'attirance et de répulsion. Le succès de l'opération Serval ne doit pas nous donner l'illusion de l'efficacité des solutions militaires. L'intérêt mutuel de la France et des pays africains est avant tout de créer les conditions d'un développement durable.
Troisième facteur : faute de stratégie politique, le critère budgétaire est devenu le seul fil conducteur de l'intervention française et la réduction de la voilure a été notre seul cap, aussi bien dans la coopération civile que militaire. L'Europe aurait pu prendre le relais, ce n'est pas encore le cas. En matière d'aide au développement, l'UE est en revanche devenue le premier bailleur de fonds de l'Afrique, nous y prenons une part active. L'enjeu est là comme ailleurs de trouver la meilleure articulation possible entre le niveau bilatéral et le niveau européen.
Dans ces conditions, la France est-elle en train de rater un tournant stratégique ? Notre présence reste marquante dans certains aspects militaires et dans l'aide au développement qui sont à la charge de l'Etat, pendant que d'autres pays développent des relations commerciales. Comme nous l'a dit un ambassadeur chinois : « Vous assurez la sécurité, nous faisons des affaires ». La France peut apparaître moins menacée qu'on ne le croit. Après tout, l'Afrique ne fait que s'ouvrir à de nouveaux partenaires. De plus, la lune de miel avec les nouveaux partenaires émergents est sans doute temporaire. Apparaît çà et là une prise de conscience d'un partenariat qui n'est pas si « gagnant-gagnant » et qui serait en matière d'approvisionnement en hydrocarbures et en minerais plutôt « gagnant-perdant ».
Pour autant, tabler sur l'échec des pays émergents serait une stratégie perdante. Il faut surtout être compétitif et montrer à nos partenaires africains que nous avons un intérêt partagé pour un développement durable et harmonieux.
Il y a pour la France un impératif africain, avec la montée des interdépendances, l'échec de l'Afrique serait un cauchemar. Avec l'explosion démographique de l'Afrique, notre intérêt premier est la sécurité et le développement de ce continent. Nous jouons là-bas une partie de notre croissance. Comme le dit Larry Summer, l'ancien secrétaire d'Etat américain, il est aujourd'hui plus risqué de ne pas investir en Afrique que d'y investir. De ce point de vue, comme nous l'a dit Mathieu Pigasse de la Banque Lazard, « la France est en retard d'une guerre. Le continent est en train d'émerger, et nous regardons encore l'Afrique avec le prisme de l'APD et des forces prépositionnées. »
Ce « pivot Africain » qui englobe aussi le Maghreb est d'autant plus nécessaire que nous entrons dans une nouvelle géopolitique de la pénurie où la sécurisation des approvisionnements en hydrocarbures et en métaux sera l'un des enjeux majeurs. Les pays émergents ne s'y sont pas trompés.
Notre intérêt bien compris est donc de favoriser un co-développement de l'Europe et de l'ensemble du continent africain -Maghreb compris - et de tirer l'Afrique vers un modèle de développement équilibré. Mais une chose est sûre : l'Afrique ne nous attendra pas.