La politique africaine de la France a évolué moins vite que l'Afrique elle-même. C'est pourquoi nous proposons 70 mesures regroupées en dix priorités pour relancer une politique africaine rénovée. Pour ce faire, nous avons commencé par distinguer, comme les stoïciens le faisaient en leur temps, ce qui dépend de nous et ce que l'on ne maîtrise pas.
Les facteurs qui ne peuvent pas être maîtrisés par la France sont nombreux. J'en citerai quatre : l'ouverture des pays africains aux nouveaux pays émergents et l'implication croissante de ces derniers sur le continent ; l'appétence des Africains pour le monde anglophone ; la défiance à l'égard de tout ce qui pourrait s'apparenter à une forme de néocolonialisme ; enfin, les risques d'instabilité politique et sécuritaire : les bouleversements démographiques et économiques que nous avons décrits mettront sous tensions l'ensemble du continent. Alors que les zones les moins développées connaissent les affres des pays où la déliquescence de l'Etat ne lui permet pas d'assurer ni l'ordre public, ni les services publics minima nécessaires au développement, dans les zones plus développées, la croissance économique, l'élévation de vie et d'éducation pourraient entraîner une instabilité politique croissante dans des pays où l'espace public est encore très réduit.
En revanche, certains facteurs peuvent être mieux maîtrisés par les pouvoirs publics français : nous pouvons renforcer la cohérence de notre politique africaine et les synergies entre les différents acteurs est possible ; nous pouvons promouvoir une image rénovée de l'Afrique qui, sans masquer la réalité, mette aussi en valeur les nombreuses opportunités est envisageable ; nous pouvons renforcer la présence des entreprises françaises dans les zones d'Afrique anglophones particulièrement dynamiques est souhaitable ; enfin, les conditions d'accueil des élites africaines aussi bien dans le domaine universitaire que dans les domaines du commerce et des arts, dépendent de la partie française.
Nous avons dégagé dix priorités :
· Première priorité : tenir un autre discours sur l'Afrique : il s'agit de quitter le « vieux récit » sur une Afrique du passé et de susciter un « besoin d'Afrique » qui soit le pendant d'une « demande de France ». Il faut se départir des préventions postcoloniales et assumer le fait que l'Afrique n'est pas seulement partie prenante de notre histoire, mais aussi un élément clé de notre avenir.
Il faut fonder nos relations sur nos intérêts partagés : des millions de Français qui sont d'origine africaine, ou vivent ou ont vécu en Afrique ; des intérêts économiques et stratégiques, un enjeu pour la sécurité de la France comme de l'Afrique. Pour cela nous proposons que soit établie une stratégie africaine de la France sous la forme d'un Livre blanc sur l'Afrique en associant des membres représentant le Parlement, les administrations, les opérateurs, les ONG intervenant en Afrique et des personnalités qualifiées, françaises, étrangères et notamment africaines. Nous proposons de créer un programme « pour une écriture franco-africaine d'une histoire partagée » afin promouvoir le travail d'équipes mixtes franco-africaines sur l'étude de notre histoire commune.
Deuxième priorité : le pilotage de cette politique africaine. Le constat c'est une politique éclatée à tous les niveaux. Au niveau central, la cellule africaine, comme le secrétariat général aux affaires africaines et malgaches n'est plus. C'est en théorie une bonne chose. Dans la pratique, chacun va de son côté, les diplomates, les militaires, les services économiques, l'AFD. Au sein de chaque secteur, c'est la même chose.
Le soutien aux entreprises françaises, ce sont des services économiques de moins en moins nombreux, Ubifrance, les chambres de commerce, des opérateurs de promotions de l'expertise française en nombre. Dans le domaine de la coopération vous avez deux pilotes, Bercy et le quai d'Orsay et un opérateur, l'AFD, qui jouit d'une autonomie renforcée.
Chez les militaires c'est plus simple comme toujours. En revanche, le pilotage d'une synergie entre civils et militaires est encore balbutiante : ce qui est un problème dans des pays en crise comme le Mali.
Nous n'avons pas voulu proposer de révolution institutionnelle mais il nous semble quand même que les choses pourraient être améliorées tant au niveau central que sur le terrain.
Au niveau central, nous proposons, dans le droit fil des recommandations de nos collègues Christian Cambon et Jean-Claude Peyronnet et du dernier bilan décennal de l'aide au développement française, de créer un ministère de la coopération internationale de plein exercice qui mettrait fin à la concurrence entre les services de Bercy et du Quai d'Orsay sur ce sujet. Ce ministère, qui ne serait pas réservé à l'Afrique, permettrait enfin au ministre de la coopération ou du développement d'avoir une capacité de pilotage des fonds bilatéraux et multilatéraux comme c'est le cas en Angleterre ou en Allemagne.
Nous proposons également de mettre en place une gouvernance de haut niveau en charge de la gestion civilo-militaire des crises au niveau du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Sur le terrain, nous proposons d'instaurer une structuration régionale de notre dispositif diplomatique avec la nomination d'ambassades chefs de file régionaux et l'établissement régulier de stratégies région validées au niveau interministériel. La plupart des problèmes de sécurité et de développement en Afrique, du fait de l'extrême fragmentation du continent, se posent au niveau régional. C'est vrai au Sahel, c'est vrai autour du lac Tchad, c'est vrai dans la Corne de l'Afrique. Il ne s'agit pas de déshabiller des ambassades, mais de permettre au dispositif de définir des priorités régionales.
Troisième priorité : l'économie. Nous avons intitulé ce chapitre « L'économie d'abord » parce qu'il faut regarder désormais ce continent avant tout à travers le prisme de l'économie.
Nous proposons de structurer une stratégie sur les plans sectoriel et géographique qui corresponde aux marchés africains. Le plan export de Nicole Bricq nous semble sous-estimer les perspectives des marchés africains. Il n'y a que quatre pays cités. Elle est en train de redresser la barre avec une tournée africaine. Mais il y a une réflexion à développer sur l'adaptation de notre stratégie aux réalités africaines, l'adaptation de nos produits à ce qu'on appelle « le bas de la pyramide », et enfin sur la façon dont les grands groupes présents en Afrique -je pense à Bolloré, à Bouygues, à Total- pourraient renforcer le portage des PME. Les Chinois, les Allemands, pour ne parler que d'eux, chassent en meute. Il faut s'en inspirer.
En ce qui concerne le dispositif public, il faut mettre fin à l'hémorragie de nos services économiques en Afrique. La suppression du seul poste qu'il y avait au Mozambique à un moment où ce pays a découvert des réserves de gaz et de pétrole supérieures à celles du Qatar est une illustration de la sous-estimation des potentiels de cette Afrique qui bouge.
Nous proposons également d'inscrire dans le contrat d'objectifs et de moyens de l'AFD un mandat de dialogue avec les entreprises privées et les bureaux d'études et de promotion de l'économie française autour de l'expertise. Il ne s'agit pas de relier l'aide mais de faire en sorte que, notamment en matière d'expertise, l'AFD puisse travailler avec les entreprises pour définir les secteurs et les géographies où elles ont un avantage compétitif dans des domaines qui, par ailleurs, contribuent au développement.
Nous pensons, par ailleurs, qu'il faut renforcer les exigences environnementales et sociales dans les appels d'offres financés par la coopération française afin de pouvoir éliminer, au stade de la pré-qualification et de l'évaluation, celles qui ne seraient pas conformes à ces exigences, je pense évidemment aux entreprises chinoises.
Nous pensons également qu'il faut poser au niveau international la question de la réciprocité avec les pays émergents. La majorité d'entre eux pratiquent en Afrique de l'aide liée qui est réservée à leurs entreprises. Les pays occidentaux ont fait un choix différent. C'est une longue discussion dans laquelle je ne vais pas rentrer. En revanche, je pense que nous devrions collectivement, au sein de l'OCDE, obtenir des Chinois qu'ils ouvrent leurs appels d'offres et faire valoir que, s'ils continuent, nous n'avons pas de raison d'accepter leurs entreprises sur des appels d'offres financés par notre aide. Notre mot d'ordre est donc clair : défendons nos intérêts !
En matière d'approvisionnement stratégique, nous demandons à ce qu'un bilan des intérêts français en Afrique en matière d'hydrocarbures et de minéraux soit actualisé par le COMES et le SGDSN. Dans le même temps, la France doit se montrer exemplaire en matière de transparence des industries extractives, en adhérant à l'initiative du même nom et en exigeant de ces entreprises le respect de normes sociales, environnementales et financières de nature à convaincre nos partenaires africains que, contrairement à nos concurrents, la France est partisane d'un partenariat durable, respectueux des intérêts de long terme des pays africains.
Quatrième priorité : la stabilité et la sécurité du continent. Notre diagnostic nous conduit à être favorables au maintien de huit points d'appui militaire en Afrique : Abidjan, Dakar, la zone sahélienne (Mali, Niger, Burkina Faso), Libreville, Ndjamena, Bangui, Djibouti, et l'île de la Réunion.
Je crois que la volonté de ne plus figer les effectifs mais d'avoir un dispositif souple et réactif est pertinente. Nous pensons qu'il faut dédier de façon visible quatre pôles à la coopération avec les quatre organisations régionales, à Libreville avec la brigade centre de la Communauté Economique des Etats de l'Afrique Centrale (CEEAC), à Dakar avec la brigade de l'ouest de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), à la Réunion avec la brigade sud de la Communauté de développement d'Afrique australe (SADC) et à Djibouti. Il faut afficher clairement la volonté française de participer à l'architecture de sécurité africaine. C'est ce que nous appelons donner un sens africain à la présence militaire française.
Nous pensons qu'il ne faut pas exclure la possibilité d'ouvrir les pôles de coopération français à des participations de partenaires européens et internationaux à l'instar de ce qui a été fait pour les écoles navales à vocation régionale (ENVR).
Nous estimons qu'il faut renforcer les crédits de la Direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) et développer les ENVR avec des financements croisés de l'ensemble des ministères concernés et un recours croissant aux financements européens, multilatéraux, voire à des partenariats avec des pays qui partagent notre vision de l'Afrique comme le Canada.
Cinquième priorité : les aspects plus politiques. Il nous semble que tout en conservant à l'esprit les exigences de stabilité du continent, il faut regarder sur le long terme et maintenir un discours français sur la démocratie. Mais nous proposons que ce discours soit centré non pas sur la procédure formelle d'élections - qui peut s'accompagner de dérives - pour privilégie la notion de pluralisme et de contre-pouvoirs, tout en tenant compte de relations d'Etat à Etat.
Pour ce faire nous proposons notamment la constitution de fondations en faveur de la vigilance citoyenne, des contre-pouvoirs, des médias, des parlements, et de la « société civile ». Il nous faut tirer les leçons des printemps arabes et d'un dialogue trop exclusivement centré sur l'Etat. Pour cela il nous faut entretenir un dialogue avec la société civile, ne pas oublier les ONG et les collectivités territoriales françaises.
Sixième priorité : la coopération au développement. En dehors de la création d'un ministère de plein exercice, qui exerce la responsabilité des programmes 110 et 209, qui sont actuellement gérés, l'un par Bercy, l'autre par le Quai d'Orsay, nous proposons de simplifier l'organisation du réseau de coopération. Il faut poursuivre la réforme de 1998 et la mener à son terme, mettre fin à la double compétence des SCAC et des agences de l'AFD et réduire ainsi le coût du réseau en s'appuyant principalement sur les agences de l'AFD sous l'autorité des ambassadeurs. Cela signifie poursuivre les transferts de compétence opérationnelle au profit de l'AFD de façon à ce que les fonds de solidarité prioritaire (FSP) soient gérés par l'AFD.
Il nous faut également mutualiser des fonctions support entre les représentations des instituts de recherche pour le développement dans un même pays et les opérateurs du développement.
Voilà pour ce qui est de l'organisation institutionnelle.
S'agissant des financements, nous estimons qu'il faut redresser l'équilibre des contributions bilatérales et multilatérales de façon à retrouver un niveau d'intervention sous forme de subventions supérieur à 500 millions à la fin du triennum budgétaire.
Il y a des redéploiements possibles. Ils sont nécessaires pour retrouver une capacité d'intervention significative dans les pays pauvres prioritaires.
Parallèlement, nous ne pouvons qu'encourager le gouvernement à accroître la part de la taxe sur les transactions financières françaises affectée à la coopération, à achever le processus d'adoption de la TTF européenne et de poursuivre le travail de conviction pour l'adoption d'une TTF au niveau mondial.
Voilà pour ce qui est des moyens d'interventions sous forme de subventions.
Pour ce qui est des prêts, qui représentent 80% de l'activité de l'AFD, nous plaidons fermement pour une augmentation de ses fonds propres et la suppression du plafond de ses effectifs.
La septième priorité concerne la promotion de l'expertise française. Nous pensons, dans le droit fil du rapport de notre collègue Jacques Berthou, qu'il faut regrouper l'ensemble des financements consacrés aux études et à l'expertise auprès d'un guichet unique géré par l'AFD.
La huitième priorité concerne le renforcement de la francophonie. Vous l'avez compris, il n'y aura pas de dividendes démographiques automatiques si nous ne formons pas des maîtres d'école dans les pays francophones. C'est pourquoi nous estimons qu'il faut absolument renforcer notre participation au partenariat mondial pour l'éducation, qu'il faut promouvoir des partenariats public-privé en faveur du développement de système de formation professionnelle en Afrique.
Il y a une formidable demande en matière de formation professionnelle en Afrique. Nous avons un savoir-faire. Nous avons les entreprises susceptibles d'être intéressées par des investissements dans des unités de production en Afrique, des projets particulièrement intéressants ont été implantés, notamment au Maroc et en Tunisie.
Nous pensons également que la promotion de la francophonie passe par la création d'une université francophone pilote à Dakar, à l'image de l'université Paris-Sorbonne-Abou Dhabi. Pour les étudiants qui n'ont pas les moyens d'aller à Paris, une université parrainée par le système universitaire français et francophone des formations de qualité constituerait un progrès important pour les étudiants africains et un symbole politique fort pour la francophonie.
La neuvième priorité concerne l'immigration. Comme nous l'avons souligné, il y a eu ces dix dernières années une incohérence entre notre politique d'influence, qui visait à former et à tisser des liens forts avec les élites africaines, et notre politique migratoire qui a détourné de la France non seulement des étudiants, mais également des artistes et des hommes d'affaires.
Nous proposons d'assouplir le code de l'entrée et du séjour des étrangers de façon à instaurer des visas pluriannuels calqués sur la durée des études, à permettre l'exercice d'une première expérience professionnelle pour les étrangers juste diplômés d'un établissement d'enseignement supérieur français, et enfin d'accorder un visa illimité aux étudiants ayant obtenu un doctorat en France.
Ces réformes doivent être accompagnées d'une redynamisation de la politique d'accueil des personnalités d'avenir, de la gestion du réseau des anciens élèves des lycées français à l'étranger. Voilà pour ce qui est de l'accueil des élites africaines en France dont une majeure partie retournera dans une Afrique qui offre aujourd'hui de nombreuses opportunités pour les plus qualifiées d'entre elles.
S'agissant de l'immigration économique, ou de celle en provenance de zones désertées par le développement ou soumises à des régimes autoritaires comme l'Erythrée, chacun est bien conscient qu'il n'y a pas de solution de court terme. La Méditerranée n'a jamais été une frontière, et ne le sera pas plus demain qu'hier. La solution, c'est évidemment le développement de l'Afrique.
En attendant, nous estimons qu'il faut entretenir le dialogue avec les pays d'origine sur les questions migratoires, sans tabou. Il faut pouvoir parler aux autorités maliennes des besoins réciproques de chaque pays, de la question des filières clandestines, de celle de la fraude documentaire. Ce n'est pas en ignorant ces questions que nous allons les résoudre. Il convient, par ailleurs, de relancer la politique de développement solidaire qui prenait appui sur les diasporas présentes en France. Cette politique a été quelque peu discréditée par le lien qui avait été fait avec l'immigration clandestine, mais il y a pourtant une piste à creuser. Vous savez qu'aujourd'hui les transferts financiers des diasporas de l'Europe vers l'Afrique sont supérieurs à l'aide publique au développement.
La dixième priorité, c'est de définir une stratégie africaine de la France dans les instances multilatérales et européennes. Il nous faut convaincre nos partenaires européens qu'il y a là un axe stratégique majeur pour les décennies à venir. Les transferts économiques que nous avons opérés vers les pays de l'est sont aujourd'hui sans commune mesure avec ceux que nous consacrons à la rive sud de la Méditerranée. Il y a là un rééquilibrage à opérer qui exigera un travail de conviction. L'opération Serval y a contribué, il faut néanmoins poursuivre. De même, nous n'avons pas de stratégie française globale dans les instances multilatérales, ce qui nous empêche évidemment d'avoir une stratégie concertée sur les questions africaines. Là encore il y a un travail de coordination à renforcer si nous voulons que nos contributions financières dans ces organismes poursuivent bien des objectifs cohérents avec nos priorités.
Nous ne prônons pas la révolution, nous avons bien conscience que l'Afrique n'est qu'une partie du monde, qu'il y a l'Asie du sud-est, l'Amérique latine, mais une Afrique de 2 milliards d'habitants à 14 km du sud de l'Europe avec autant d'opportunités et de risques devrait être une préoccupation centrale de l'Europe.
Voilà, mes chers collègues, un résumé de notre rapport. Vous trouverez dans le document écrit une déclinaison des dix priorités en 70 mesures concrètes. Ce que nous voulions vous faire partager aujourd'hui c'est la conviction qu'une partie de l'avenir de la France est en Afrique. C'est pourquoi nous avons intitulé ce rapport : « L'Afrique est notre avenir ».