Intervention de Philippe Chalmin

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 23 octobre 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Philippe Chalmin économiste et historien sur les perspectives des marchés des matières premières

Philippe Chalmin, économiste et historien :

Peut-être. Aux États-Unis, les gaz de schiste ont provoqué une véritable révolution énergétique.

La courbe d'évolution du prix du gaz naturel est exprimée en dollar le million de BTU, pour British Thermal Unit. Pour avoir l'équivalent en dollar par baril de pétrole, il faut multiplier par six. Actuellement, le gaz naturel vaut à peu près 3,75 dollars le million de BTU, c'est-à-dire moins de 24 dollars le baril équivalent pétrole. En 2006, avant le développement des gaz de schiste, l'hiver avait été particulièrement rigoureux, entraînant une hausse de la consommation de gaz naturel à un point tel que les Américains étaient persuadés d'avoir atteint le Peak gas : le prix du gaz avait dépassé 15 dollars le million de BTU, soit plus de 100 dollars le baril équivalent pétrole. Rappelons-nous que le pétrole n'avait atteint son propre pic que dans les premiers jours de 2008.

Depuis, le prix du gaz n'a cessé de diminuer. Nous, Européens, payons le gaz naturel 11-12 dollars le million de BTU, grosso modo trois fois plus cher. Pour le Japon, le prix d'importation du gaz naturel liquéfié est de 17-18 dollars le million de BTU. Les États-Unis bénéficient donc en la matière d'un avantage comparatif considérable.

Ne nous faisons pas d'illusion. Même si la France avait du gaz de schiste exploitable, ce que nous ne savons pas à l'heure actuelle, étant donné le poids des normes environnementales, tout à fait légitimes d'ailleurs, et notre structure géologique, à mon avis moins favorable, la production se ferait à un coût de revient de l'ordre de 8 dollars le million de BTU. Ce serait tout de même inférieur au prix d'importation du gaz naturel, et cela nous donnerait une marge de manoeuvre pour renégocier nos contrats avec Gazprom et la Sonatrach.

Cela étant, à l'instar des OGM, les gaz de schiste sont devenus un sujet politique, sur lequel aucune discussion rationnelle n'est possible. Nous ne pouvons que constater avec un peu plus de déception le niveau de la croissance américaine en sachant que la révolution énergétique, qui touche aussi le développement des pétroles non conventionnels, les pétroles de schiste, y contribue pratiquement pour moitié.

Si la situation des États-Unis n'est pas très glorieuse, celle de l'Europe n'est vraiment pas brillante. Je viens d'apprendre que l'OFCE tablait sur une croissance française à 1,3 % l'année prochaine. J'avoue que ce n'est pas exactement mon sentiment.

À voir l'évolution du nombre des logements mis en chantier en Espagne, passé de plus d'un million en 2006 à 30 000-40 000 à l'heure actuelle, je n'aurai qu'un commentaire : c'est le moment de s'acheter un appartement sur la Costa Brava ! Les Allemands ne se portent finalement pas si mal que cela, même s'ils ont du mal à relancer la consommation et qu'ils ne jouent pas le rôle moteur qui devrait être le leur. Quant aux Français, ils ont, comme vous le savez, le moral dans les chaussettes, et cela n'a pas dû s'arranger ces quinze derniers jours. Le dernier indicateur à ce sujet date de septembre ; je redoute une rechute au mois d'octobre.

Mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi de livrer maintenant à votre sagacité un graphique d'une insigne cruauté, celui qui compare les taux de chômage allemand et français. Il se passe de commentaires... L'OFCE, par la voix d'Éric Heyer, prévoit 11 % de chômage en France à la fin de l'année prochaine malgré 1,3 % de croissance.

D'une manière générale, je ne fais pas partie des plus optimistes sur les prévisions de croissance des pays avancés. Cela n'engage que moi et la croissance n'a de toute façon qu'une incidence secondaire sur le marché des matières premières dans la mesure où la consommation dans ces pays ne varie pas significativement. Incontestablement, c'est la demande émanant des pays émergents qui pèse le plus.

En revanche, les taux de croissance ont une implication sur une matière première essentielle qui s'appelle le dollar. Tous les marchés que j'évoque sont cotés en dollars, avec une corrélation du fait de la capillarité des marchés financiers : en clair, quand le dollar monte, le prix des matières premières baissent, et quand il descend, le prix des matières premières a tendance à monter. Ainsi, en juillet 2008, le pétrole atteint son point maximal, le dollar comparé à l'euro son point minimal. C'est à ce moment que se produit un événement fascinant : l'un et l'autre se retournent presque en même temps sans que l'on sache qui a commencé.

Sur une durée longue, à en croire la théorie de la PPA - la parité de pouvoir d'achat, en d'autres termes l'« indice Big Mac » -, le dollar devrait se situer entre 1,15 et 1,20 euro. Il est aujourd'hui sous-évalué. L'euro est pourtant le seul marché assez important pour juger de la faiblesse ou de la force du dollar, puisque le yuan n'est pas convertible.

Le cadre général fixé, venons-en aux matières premières.

Deux indicateurs sont à comparer. Le premier, global, est très dépendant du pétrole ; le second ne comprend pas l'énergie et s'appuie sur les produits agricoles et les métaux non ferreux. Je précise qu'il s'agit de l'énergie mondiale. Il n'est donc pas possible d'intégrer le gaz naturel puisque cette ressource n'a pas de prix mondial. Le premier indicateur a connu son point le plus haut en janvier 2011, dépassant même le pic survenu en janvier 2008, ce qui est directement dû à l'impact des achats chinois. Il s'est depuis lentement érodé, pour atteindre aujourd'hui un niveau de prix comparable à celui du deuxième trimestre 2008, qui était déjà un record. Le niveau le plus bas correspond à la fin de 2001, après le 11 septembre, c'est-à-dire le creux de la récession américaine. J'oserai dire que Ben Laden était un grand économiste : il a frappé des États-Unis qui étaient en récession alors que personne ne le savait.

Je vais maintenant balayer un certain nombre de marchés, en commençant par le pétrole.

Aujourd'hui, le baril oscille entre 100 et 110 dollars et on a l'impression que le pétrole n'est pas cher. Mais regardez la courbe ! Je cite toujours la couverture de The Economist, sur laquelle on pouvait voir un derrick en train de s'effondrer et lire cette légende : « Oil : 5 dollars the baril ? ». Des gens intelligents se demandaient donc si le pétrole pouvait tomber aussi bas.

Moi-même, en 2001-2002, je situais le prix du pétrole durablement dans une fourchette allant de 20 à 30 dollars le baril, en m'appuyant sur le raisonnement suivant : au-dessous de 20 dollars, les États producteurs se seraient retrouvés en difficulté ; au-dessus de 30 dollars, l'économie mondiale n'aurait pu supporter pareil choc. Or, le 10 juillet 2008, le pétrole a atteint 147 dollars le baril puis est retombé un petit peu.

Il faut distinguer le prix du pétrole à l'international, le Brent, du prix du pétrole américain, le WTI, le West Texas Intermediate. Au cours des dernières années, l'écart entre les deux a pu aller jusqu'à 25 dollars. Il est aujourd'hui de l'ordre de 10 dollars, le Brent valant 110 dollars, le WTI 100 dollars. L'une des raisons de cet écart provient du fait que les États-Unis ont développé leur production nationale. Au mois de septembre dernier, la Chine les a dépassés comme premier importateur mondial.

Au fond, le marché du pétrole a été relativement peu perturbé. Les cours montent très légèrement au moment des frappes franco-américaines sur la Syrie, et cela se calme rapidement. À l'heure actuelle, le marché est bien approvisionné. Je me risque encore à un truisme dangereux : un prix de 100-110 dollars conviendrait à peu près à tout le monde. Outre qu'un tel niveau ne constitue pas un poids majeur, il représente un puissant facteur d'équilibre géopolitique. En effet, la plupart des pays producteurs équilibrent leur budget avec un pétrole à 80-100 dollars le baril. À 100 dollars, ils sont en mesure de rentabiliser des infrastructures nouvelles. Récemment, Total, soutenu par des partenaires chinois, a remporté le contrat relatif au gisement Libra au Brésil : étant donné qu'il y a trois mille mètres d'eau et trois mille mètres de sel au-dessous, le pétrole ne devrait pas sortir à moins de 80 dollars le baril.

Un prix de 100 dollars permet donc de garantir un relatif équilibre. Ainsi, l'Arabie saoudite n'as pas eu à pâtir du problème libyen, les actes de piraterie se stabilisent au Nigéria, l'Iran ne soulève pas de difficultés particulières. Je ne vois donc pas, à titre personnel, de détente sur le marché à très court terme.

Si, dans ce marché de l'énergie, le pétrole est le marché symbole, le gaz naturel, pour lequel, je le répète, il n'y a pas de prix mondial, nous raconte une histoire tout à fait différente. La révolution du gaz naturel a eu un impact sur la troisième grande énergie, à savoir le charbon. Le charbon est aujourd'hui l'énergie la plus sale, mais c'est aussi la plus consommée dans le monde.

Du fait du développement des gaz de schiste, les États-Unis se sont décarbonés, le gaz naturel augmentant sa part de marché dans la production d'électricité aux dépens du charbon. Étant un grand pays charbonnier, ils ont ainsi dégagé des excédents de charbon pour l'exportation, lesquels pèsent sur le marché mondial. Le charbon est un marché pur, qui n'a pas de marché dérivé. Alors qu'il a pu coûter, « coût et fret », 150 dollars la tonne, il doit se négocier à Anvers autour de 85 dollars la tonne aujourd'hui.

Que font nos amis Allemands qui, pour des raisons « vertueuses », ont décidé de sortir du nucléaire ? Comme ils n'ont pas encore suffisamment d'énergies alternatives, ils développent leur production d'électricité thermique, non pas avec du gaz trop cher, mais avec du charbon. Un industriel français du sucre m'a confirmé que le charbon était beaucoup moins cher que le gaz.

Après l'énergie, j'évoquerai l'agriculture.

En la matière, nous sortons à peine de la troisième crise majeure en cinq ans. Une très bonne illustration vous en est donnée par la courbe du prix du blé à Chicago, exprimé en dollar le boisseau, qui est une composante majeure du prix mondial des matières agricoles.

Le cours du blé est déprimé. Après une petite pointe en 1995-1996, liée à un accident climatique, il se situe de 1997 à 2006 entre 2 et 4 dollars le boisseau. À partir de 2007, nous connaissons un épisode climatique très marqué avec le phénomène El Niño prononcé dans la zone pacifique, principalement en Australie. C'est la première grande flambée des prix, à la fin de 2007 et au début de 2008, connue sous le nom d'« émeutes de la faim ». La FAO a organisé un sommet alimentaire mondial en juillet 2008, au cours duquel de grandes décisions ont été prises. Mais, trois mois plus tard, Lehman Brothers fait faillite et tout est oublié. La canicule survenue en Russie en juillet 2008 a provoqué une nouvelle flambée des prix. En 2012, la sécheresse aux États-Unis a entraîné une hausse du blé, mais aussi du maïs et du soja.

Aujourd'hui, nous sommes plutôt dans une phase que je qualifierai d'atterrissage en douceur. Le cours du blé est remonté aux environs de 7 dollars le boisseau, soit le double d'avant la crise. Si les prix sont en train de rebondir, c'est en raison du poids de la Chine. Alors qu'elle n'était que marginalement présente sur le marché du blé, cette année, en raison de mauvaises récoltes, elle va dépasser l'Égypte comme premier importateur mondial, ce qu'elle est d'ores et déjà pour le soja.

Sur le soja, nous retrouvons des périodes de crises similaires au blé, avec un impact de la sécheresse américaine encore plus fort en 2012-2013. Les cours du soja se sont maintenus pendant des années entre 5 et 6 dollars le boisseau. Ils oscillent aujourd'hui entre 10 et 13 dollars, frôlant même un jour, à Chicago, 20 dollars le boisseau. La Chine importe aujourd'hui à peu près un tiers du soja mondial, ce qui est somme toute logique car, à la différence des Indiens, les Chinois ne sont pas végétariens. Du reste, la Chine devient un importateur structurel de maïs, des accords de long terme avec l'Ukraine venant d'ailleurs d'être signés.

Ces marchés des céréales sont littéralement sur la corde raide, avec des stocks de reports pour la campagne 2013-2014 qui vont être extrêmement réduits.

Je continue mon petit catalogue à la Prévert en abordant les marchés des métaux.

Intéressons-nous à l'indicateur qui reprend les six grands métaux non ferreux cotés sur la bourse de Londres, à savoir l'aluminium, le cuivre, le nickel, le plomb, le zinc et l'étain. Les prix ont été multipliés par quatre et restent à un niveau élevé, avec des histoires différentes. Tous les graphiques montrant l'évolution des cours des métaux ont à peu près le même aspect : flambée des prix jusqu'en juillet 2008, effondrement lié à la disparition temporaire de la Chine des marchés, rebond très net. Ce cycle se retrouve non seulement sur tous les métaux, mais également sur toutes les matières premières industrielles. C'est encore la Chine qui est l'élément déterminant sur tous ces marchés.

Je pourrais aussi vous parler de matières secondaires. Le marché des vieux papiers est à cet égard passionnant à étudier car, pour une fois, c'est nous qui sommes les producteurs. Le cycle des vieux papiers est très simple : nous importons des pays émergents des produits manufacturés qui sont emballés, nous les déballons et nous avons donc des monceaux de cartons et de vieux papiers. Ces monceaux de vieux papiers sont largement supérieurs aux besoins de nos papeteries puisque, produisant moins, nous avons moins besoin d'emballer. La logique est donc de réexporter nos vieux papiers, ce qui a ce côté très pratique de donner du lest aux conteneurs vides que nous renvoyons vers l'Asie.

Or, vers la fin de 2008, la Chine est totalement sortie du marché des vieux papiers, à tel point que, comble du paradoxe, les vieux papiers en Europe et aux États-Unis ont connu des prix négatifs. Jusque-là, les supermarchés se faisaient payer pour céder leurs vieux papiers et nombre de collectivités locales avaient elles aussi pris l'habitude de faire recycler leurs vieux papiers et leurs métaux. En 2008, la situation s'est inversée : il a fallu payer pour qu'on vienne chercher nos matières secondaires.

Au niveau du marché des métaux, la même courbe se retrouve un peu partout, exception faite de l'aluminium, qui a une histoire totalement différente. Les prix de l'aluminium sont aujourd'hui tellement déprimés qu'aucun producteur ne gagne sa vie sur ce marché. Cela provient d'investissements extrêmement importants. Pour produire de l'aluminium, il faut de la bauxite, de l'alumine et de l'énergie. Or de nombreux producteurs, notamment ceux du Golfe, ont voulu valoriser leur énergie, qui ne leur coûtait quasiment rien, en développant la production d'aluminium. D'où un constat de surcapacités et une déprime totale du marché. C'est ainsi qu'une ville comme Saint-Jean-de-Morienne serait insolvable si on ne lui faisait pas cadeau de son électricité.

Le contraste est saisissant avec le marché du cuivre, sur lequel même le marchand le moins efficace continue de gagner largement sa vie. Une tonne de cuivre vaut 7 500 dollars quand le plus mauvais producteur au monde doit s'en tirer avec un prix de revient de 5 000 dollars. Pour l'aluminium, le cours se situe à 1 800 dollars la tonne, alors que le prix de revient ne peut être inférieur à 2 000 dollars la tonne.

Tous ces marchés étant instables, des bulles spéculatives sont susceptibles de se former. En effet, qui dit instabilité dit risque, qui dit risque dit anticipation, qui dit anticipation dit spéculation, au sens de speculare, c'est-à-dire regarder vers le lointain, anticiper ce que sera, demain, le rapport entre l'offre et la demande. Si tout cela est rationnel, il est des moments où même les plus tempérés des spéculateurs versent dans une certaine forme d'irrationalité, sous la forme d'une bulle.

Nous en avons un exemple avec le coton, qui, au début de 2011, a connu un niveau de prix jamais atteint en valeur réelle depuis la guerre de Sécession. Depuis, le cours s'est effondré à un dollar la livre. Les producteurs ne sont pas si mécontents sachant que le cours était à 40 cents la livre voilà une dizaine d'années. Là encore, la Chine, premier importateur mondial, joue un rôle stratégique tout à fait fondamental en s'appuyant sur d'importants stocks.

Pour le café, l'Organisation internationale du café a construit un indicateur global, résultat d'une pondération entre l'arabica et le robusta. En réalité, l'arabica a connu en 2011 une énorme tension. Cette même année, le cours était monté à 250 cents la livre, mais avec un écart de 140 cents entre l'arabica et le robusta. Aujourd'hui, la différence est tombée à 30 ou 40 cents. Si le robusta reste stable, l'arabica a connu une énorme variation liée aux aléas de la récolte au Brésil.

Le cacao connaît une relative remontée, après avoir vécu tous les aléas liés à la guerre civile en Côte d'Ivoire. Il reste des zones d'incertitudes.

Pour évoquer le sucre, je me contenterai d'une anecdote. Georges Conchon, ancien secrétaire des débats au Sénat, avait joué sur le marché du sucre les droits d'auteur qu'il avait perçus pour L'État sauvage, prix Goncourt. Il avait tout perdu ! Il en a fait un livre, qui est devenu un film.

Il est à noter que, notamment dans le domaine agricole, un prix de marché peut rester inférieur aux coûts de production, même ceux des producteurs les plus efficaces. Aujourd'hui, le Brésil est considéré comme le plus producteur le plus efficace au monde, avec un prix de revient de 15 cents la livre. Le cours mondial n'en est pas très loin, mais fut pendant longtemps largement inférieur. Cela démontre une certaine résilience quand bien même les prix sont bas. Il convient également de tenir compte de l'impact des politiques agricoles.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le graphique que je m'apprête à vous projeter est peut-être la meilleure introduction à une considération sur l'avenir. Il porte sur une matière première, ou plutôt une commodité : le fret maritime. Les taux de fret font en effet l'objet d'un marché extrêmement fluctuant. Le Baltik Dry Index, ou BDI, est un indicateur calculé tous les jours en fonction des taux d'affrètement sur les principales routes maritimes pour le « vrac sec », c'est-à-dire les minerais et les céréales notamment, transporté par de gros vraquiers. Il s'agit d'un marché totalement libre, sans spéculation financière. Il y a, d'un côté, les armateurs - grecs, scandinaves, chinois -, de l'autre, les chargeurs, c'est-à-dire les affréteurs - grandes compagnie minières, négociants en céréales, etc.

Le BDI était à 1 000 en 1985. Il a connu une période de folie totale en juin 2008, montant à près de 12 000. Autrement dit, à cette époque, un bateau de 120 000 tonnes se louait grosso modo 150 000 dollars par jour. En décembre 2008, le même ne trouvait pas preneur à 7 500 dollars par jour. La situation est restée déprimée en 2011-2012.

Tout cela tient au fait que le marché est dépendant d'un cycle de l'investissement. Quand les prix sont élevés, les commandes de bateaux se multiplient. Or la construction navale fonctionne avec un cycle de deux à trois ans. À partir de 2010-2011, ont donc été livrés les navires commandés en 2007-2008. Les taux se sont alors effondrés, la situation perdurant jusqu'à ces derniers jours. Je prends avec des pincettes la remontée que nous venons de connaître car, à l'heure actuelle, la flotte mondiale reste surcapacitaire. Songez que les taux pratiqués cet été ne suffisaient pas à payer le capitaine russe, l'équipage philippin, l'armateur maltais, le pavillon libérien, et encore moins les frais de soute pour faire fonctionner le bateau.

Finalement, que dire, que penser ?

Nous sommes dans une phase de fortes tensions sur les marchés. En tant qu'historien, je l'analyse comme s'inscrivant dans un cycle des matières premières qui fonctionne à peu près depuis la fin du XIXe siècle sur un rythme de vingt à trente ans, certes un peu perturbé par les guerres, un cycle essentiellement marqué au coin de l'investissement.

Pour résumer, au moment d'une forte tension sur les prix, tout le monde se dit qu'il faut investir, sachant que le temps de l'investissement est un temps long. S'ensuit une longue phase de déclin des prix. Les prix sont alors tellement bas que certains arrêtent de produire. Le marché se trouve rééquilibré, en attendant le prochain choc.

Quelles ont été les étapes successives depuis la fin du XIXe siècle ? Chute des prix dans les années 1900-1910 ; parenthèse de la Première Guerre mondiale ; choc en 1921, lié à la demande ; effondrement dans les années 1920-1930, bien avant, d'ailleurs, la crise de 1929 ; parenthèse de la Seconde Guerre mondiale ; choc de réapprovisionnement dans les années 1948-1953 ; tensions de la guerre de Corée ; effondrement des prix dans les années 1950-1960, avec un niveau de prix extrêmement bas à l'aube de 1970.

À l'époque, on a pu penser que le monde allait à terme manquer. Rappelons-nous le célèbre rapport Halte à la croissance ? Ce dernier concluait que, au vu des prix pratiqués, le monde ne passerait pas la fin du siècle, en raison de la pénurie de pétrole et de famines à répétition. La crise de 1974 fut, en réalité, la crise des années 1972-1980. Après un fort mouvement de réinvestissement, les prix s'effondrent dans les années 1980-1990, phénomène accru par l'implosion de l'URSS. Les cours atteignent des niveaux minimum à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle. Très logiquement, il y eut un nouveau choc sur les prix à partir de 2005-2006. La dernière étincelle fut la montée en puissance de la demande chinoise. Ce cycle des matières premières constitue somme toute une histoire assez différente de la crise de 2008.

Mesdames, messieurs les sénateurs, puisque votre délégation a pour préoccupation de se projeter dans le long terme, posons-nous la question : où en est-on du cycle aujourd'hui et que va-t-il se produire ? Pour y répondre, revenons-en au basique : c'est une affaire d'offre et de demande.

La demande, elle, est toujours là. Ce n'est pas parce que notre pays connaît une croissance quasi nulle que le monde n'avance pas. Selon les prévisions, que je prends néanmoins avec des pincettes, d'Olivier Blanchard, chef économiste au FMI, la croissance économique mondiale tourne autour de 3 % par an. Ce n'est pas aussi bien que les 4,5 % auxquels nous nous étions habitués au début du siècle mais, en perspective historique longue, un tel résultat est tout de même extraordinaire. Aujourd'hui, nous pouvons vraiment parler d'une « économie-monde », au sens de Braudel, qui couvre la planète entière. Or jamais le monde n'a connu durablement pareille croissance et, objectivement, il n'y a aucune raison d'imaginer que cette situation ne va pas perdurer.

Au sein du marché des matières premières, la Chine a donc une grande influence ; l'Inde aucune. Peut-être en aura-t-elle demain ; pour le moment, elle joue le rôle qui était celui de la Chine dans les années quatre-vingt : tantôt importatrice, tantôt exportatrice, mais toujours dans une proportion marginale. Si le reste de l'Asie n'est pas à négliger et se révèle globalement importateur, c'est bien la Chine qui pèse le plus lourd, en tant que premier consommateur et premier importateur mondial de pratiquement toutes les matières premières.

Le pari sur les matières premières est donc avant tout un pari sur la Chine. Pour ma part, je ne me pose pas la question de savoir si, un jour, il y aura une crise chinoise ; je me demande quand elle aura lieu. À l'évidence, la Chine connaîtra une crise. Je peux même vous dire que ce sera sur le modèle de la crise asiatique qui s'est déclenchée le 3 juillet 1997, à la suite de la dévaluation du baht thaïlandais.

Cela étant, à chaque fois que je me rends en Chine, j'ai tendance à en repousser l'échéance tellement je suis fasciné par l'exercice de fine tuning auquel se livrent les autorités chinoises. Je ne sais pas combien de temps tout cela va durer. Les déséquilibres s'accumulent et certains de mes confrères élaborent déjà des scénarios tablant sur une croissance chinoise à 5 %. À un tel niveau, la demande est toujours là mais ne pèse plus exactement du même poids.

Je vous invite à suivre plus particulièrement certains marchés de matières premières, car ils se révèlent de bons indicateurs du sentiment chinois. Le marché du minerai de fer est, de ce point de vue, emblématique. La Chine absorbe 60 % des importations mondiales. Le prix du minerai de fer était tombé à 110 dollars la tonne en mai-juin 2013, lorsque les doutes s'accumulaient sur l'économie chinoise. Il est, depuis, remonté à 130 dollars la tonne. Effectivement, au troisième trimestre, la croissance chinoise a été de 7,8 %.

Si la Chine donne l'impression de redécoller, elle représente une véritable épée de Damoclès qui menace tous les marchés de matières premières. Il est clair que ces marchés ne manqueront pas de répercuter le moindre aléa chinois, et ce de manière extrêmement violente. Voilà pour ce qui est de la demande.

Du côté de l'offre, il faut tout d'abord tenir compte de ce que j'appelle le « cycle de l'investissement » et intégrer le fait que le temps de la production des matières premières est un temps long.

Ce n'est que cette année, par exemple, que sortira le premier morceau de cuivre de la mine d'Oyu Tolgoi, en Mongolie, qui représente le plus grand projet de ce type au monde. C'est Rio Tinto qui l'a finalement développé. Voilà un projet vieux de vingt ans, puisqu'il remonte à 1994. Oyu Tolgoi ne produira probablement pas à plein régime avant 2018.

Cette année devrait aussi voir la première goutte de pétrole extraite de Kashagan, gisement situé dans la partie nord de la mer Caspienne. Les problèmes ne manquent pas. D'abord, c'est au Kazakhstan. Ensuite, le climat y est rude : froid et gel en hiver, grosse chaleur en été. Ce projet a au moins une quinzaine d'années. Lancé par ENI, à la tête d'un consortium de compagnies, il a été repris par Total, Chevron et quelques autres. Kashagan ne commencera vraiment à produire « plein pot » que dans trois ou quatre ans. Là aussi, cela aura pris quelque vingt années.

En matière agricole, c'est pareil. Nous avons tous entendu parler de multiples projets, notamment d'accaparement de terres, mais, jusqu'à présent, personne n'a vu la moindre production dans ce domaine. Chacun connaît le temps nécessaire à l'élaboration de nouvelles semences, à l'acquisition de nouvelles molécules.

Le cycle de l'investissement, j'y insiste, est un cycle long. Les matières premières en ont plus pâti à la fin du XXe et au début du XXIe siècle, quand cela faisait plus chic d'aller investir dans l'économie numérique et que Serge Tchuruk ambitionnait de faire d'Alcatel une « entreprise sans usine ». Investir dans les matières premières n'était alors vraiment pas à la mode.

Au-delà du cycle de l'investissement, il y a une véritable malédiction des matières premières. Les pays producteurs de matières premières ne sont jamais des pays heureux, bien au contraire. Pour décrire ce phénomène, les économistes parlent de Dutch disease, ou « mal néerlandais », expression apparue aux Pays-Bas après la découverte de gisements de gaz naturel près de Groningue, dont l'exploitation avait, au début des années soixante, provoqué une récession dans ce pays pourtant calme et tempéré. C'est Jan Tinbergen, l'un des premiers prix Nobel d'économie, qui en avait développé le concept.

Tous les pays producteurs de pétrole, tous les pays miniers sont marqués au coin de la corruption, de l'instabilité, des guerres civiles. Il n'est qu'à voir la situation de la République démocratique du Congo (RDC), de la Libye, du Nigéria ou du Venezuela. Il faut avoir le coeur bien accroché pour y investir ! Même aux prix actuels, personne n'a envie de risquer entre 3 milliards et 4 milliards de dollars - soit, à peu près, le niveau du ticket d'entrée - pour développer un complexe minier en RDC, pourtant riche en cuivre. La Russie en est aussi une cruelle illustration. A contrario, la Norvège, avec le pétrole, le Chili, avec le cuivre, sont quasiment les deux seuls exemples de pays ayant bien géré leurs ressources en matières premières.

Pour l'instant, donc, le cycle de l'investissement a pris un retard considérable. C'est vrai qu'il faut aller plus loin, plus profond et dans des pays plus risqués.

À observer les équilibres de marchés, un constat s'impose à nous : pour la plupart des produits, à quelques exceptions près comme l'aluminium ou le fret maritime, les marchés sont toujours pratiquement sur le fil du rasoir, à la merci d'éléments susceptibles de les perturber à court terme, tels le climat, qui joue un rôle très important et pas seulement pour les produits agricoles, ou, bien entendu, les aléas politiques.

Mon diagnostic est le suivant : la phase haute du cycle, dans laquelle nous nous trouvons, devrait, en toute logique, perdurer encore quelques années.

Il est tout à fait possible qu'il y ait, ensuite, cette phase de baisse tendancielle qui s'est toujours produite. Il faut bien se le dire, des prix élevés constituent une forte incitation à développer non seulement la production, mais aussi l'inventivité. C'est le point suivant que j'évoquerai, à savoir les « révolutions » industrielles.

Nous ignorons ce que seront les technologies de demain. Ainsi, personne n'avait entendu parler avant 2006 des gaz et pétrole de schiste, dont l'exploitation est désormais une réalité aux États-Unis. En matière de prospective, une chose est sûre : c'est dans le domaine alimentaire que les tensions promettent d'être les plus fortes.

Dans l'un de mes ouvrages, Le siècle de Jules : le XXIe siècle raconté à mon petit-fils, j'écrivais ceci : la seule chose dont je sois certain, c'est que, quand il aura mon âge, Jules aura toujours besoin de consommer, dans le cadre d'une alimentation la plus équilibrée possible, entre 2 500 et 3 000 calories par jour, avec une centaine de grammes de protéines, dont la moitié d'origine animale. Mais j'ignore à quelle énergie il aura recours ou les métaux dont il aura besoin pour vivre.

Le lithium, utilisé pour les batteries de nos véhicules électriques, a actuellement le vent en poupe ; mais qu'en sera-t-il dans vingt ans ? Les terres rares faisaient la une des journaux il y a encore deux ou trois ans : après avoir connu une flambée, leurs prix se sont effondrés car on a trouvé d'autres ressources à utiliser.

Certes, nous aurons toujours besoin de matières premières. Nous ne savons pas exactement lesquelles, sachant que nous faisons d'énormes progrès dans la récupération, le recyclage. L'objectif ultime, que nous n'atteindrons jamais, étant de parvenir à boucler le cycle de la matière.

Dernier élément venant conforter le scénario à moyen terme de prix qui restent tendus : le dollar et la spéculation.

Ne l'oublions pas, les marchés sont, par nature, totalement instables et ne l'ont jamais autant été. Ils se trouvent être cotés dans une monnaie, le dollar, elle-même totalement instable, et ce dans un monde de spéculation.

Si les prix devraient, en toute logique, rester tendus dans les années à venir, des bulles pourraient apparaître. De mauvaises récoltes l'année prochaine seraient susceptibles de créer un nouveau choc sur les marchés agricoles. Nous vivons avec une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, dont le fil s'effrite un petit peu chaque année : je veux parler de la Chine. Peut-être une crise chinoise pourrait-elle marquer assez durablement un retournement des marchés.

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