Intervention de Benoît Hamon

Réunion du 6 novembre 2013 à 14h30
Économie sociale et solidaire — Discussion d'un projet de loi dans le texte de la commission

Benoît Hamon :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires économiques, madame, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi que j’ai l’honneur de présenter au nom du Gouvernement constitue un acte fondateur pour la reconnaissance d’une part importante de notre économie nationale et de ses acteurs. Il exprime la volonté du Gouvernement de soutenir un mode spécifique d’entreprendre et de souligner la contribution décisive de l’économie sociale et solidaire à l’existence de solidarités bien ancrées dans la vie sociale de notre pays, ainsi qu’à la création de richesses en France.

Cet engagement du Gouvernement en faveur de l’économie sociale et solidaire est tout d’abord le fruit d’un constat : la crise économique est aussi une crise du modèle entrepreneurial. La financiarisation de l’économie mondiale implique en effet une dépossession de la gouvernance économique, au détriment tant de la sphère politique que des organisations sociales. Pour les salariés et les citoyens, le pouvoir qui régit la vie économique n’a jamais été plus abstrait.

Certains magnifient l’entreprise comme collectif humain. Cela correspond souvent à une réalité, mais le pouvoir dans l’entreprise n’appartient plus aux salariés. Bon nombre de nos compatriotes ont aujourd'hui le sentiment que la décision dans le champ économique relève de moins en moins des États souverains, des collectifs humains, et de plus en plus de sphères qui leur apparaissent lointaines et abstraites.

Plus que jamais, savoir à qui appartient le pouvoir de décider de nos vies est une question fondamentale, dont aucun citoyen ni aucun gouvernement ne peuvent s’affranchir.

Décider, ce n’est pas seulement voter dans le cadre d’élections politiques démocratiques. Décider, c’est conserver la maîtrise de sa vie, qu’il s’agisse des grandes affaires du monde et de la nation ou de celles qui touchent au quotidien, en commençant par le travail.

Si beaucoup ont aujourd’hui le sentiment, et même la crainte, que la maîtrise de nos vies nous échappe, c’est parce que nous perdons de vue l’horizon de nos décisions et que nous abandonnons parfois l’ambition de décider collectivement.

Chacun prime sur le collectif. Franklin Roosevelt disait : « Chacun de nous a appris les gloires de l’indépendance. Que chacun de nous apprenne les gloires de l’interdépendance. » Nous devons reprendre le goût, l’habitude de l’interdépendance, qui est une nécessité.

Force est de constater, hélas ! que, dans les dix dernières années, le moteur de l’économie mondiale, de l’économie européenne, de l’économie nationale a davantage reposé sur l’appât individuel du gain que sur les choix économiques collectifs de long terme.

La finalité même de l’action tend à s’effacer derrière la satisfaction immédiate de celle-ci. « La morale commence où finit l’intérêt », écrivait Kant. Après la crise financière que nous venons de vivre, quelle est la morale de notre époque ?

C’est l’appât du gain qui motive la diffusion massive des produits financiers dérivés.

C’est l’appât du gain qui plonge dans le surendettement des millions de ménages manipulés par des vendeurs de crédit sans scrupules.

C’est l’appât du gain qui transforme tout cela en bulle spéculative, puis en crise financière mondialisée.

Enfin, c’est l’appât du gain qui, au bout de la réaction en chaîne, impose des politiques publiques d’austérité pour financer les dettes privées.

À la lumière de cette crise, je doute qu’une aspiration morale ait pu freiner la recherche effrénée de l’intérêt privé. Je vois bien, en revanche, en quoi l’« aléa moral » a trouvé à s’illustrer ! Jamais la définition qu’en a donné Adam Smith n’a sonné aussi juste : l’aléa moral est la maximisation de l’intérêt individuel sans prise en compte des conséquences défavorables de la décision sur l’utilité collective.

S’il faut donc conserver le pessimisme de la raison, il ne faut surtout pas abandonner l’optimisme de la volonté. A contrario – c’est bien ce qui nous intéresse aujourd'hui –, il faut observer que les constructions économiques qui ont su préserver leur dimension collective, qui n’ont pas érigé le lucre en principe absolu et qui ont maintenu leurs exigences en matière de responsabilité sociale ont montré une résilience particulière dans la crise économique.

Qui mieux est, ces entreprises sont aujourd’hui celles qui proposent le plus souvent des réponses à des besoins sociaux qui ne sont satisfaits ni par le marché ni par le secteur public, besoins sociaux d’autant plus impérieux que la crise est venue frapper nos compatriotes.

Pourquoi cette résistance ?

Parce que ces organismes sont, pour l’essentiel, des sociétés de personnes libérées de la pression des capitaux investis, grâce à l’égalité des apports de leurs membres.

Parce que ces organismes sont les héritiers d’une longue histoire économique et sociale, à certains égards antérieure et aujourd’hui parallèle à l’autre économie, c'est-à-dire l’économie capitaliste.

Parce que ces organismes ont su demeurer des « personnes morales » au sens plein du terme.

Certes, les entreprises de capitaux sont aussi des collectivités humaines, et l’épanouissement au travail, la responsabilité sociale, l’efficacité dans la réponse aux besoins n’y sont pas nécessairement moindres que dans les sociétés de personnes. Mais il est une spécificité des sociétés de personnes qui ne peut leur être contestée : c’est l’égalité qui règne entre leurs membres, indépendamment de leur apport financier. Cela ne fait pas tout, mais cela signifie que la prise de décision ne peut y être motivée par le seul intérêt financier. En ces temps de financiarisation extrême de l’économie, cela compte !

C’est d’ailleurs ce qui a fait la force de l’économie sociale tout au long de sa patiente maturation. En effet, il ne s’agit pas d’une mode économique liée aux temps de crise. Il ne s’agit pas non plus de la remettre dans l’air du temps avant qu’elle ne soit promise à une disparition rapide, une fois la croissance revenue.

L’économie sociale et solidaire est une économie à part entière, qui innove et se développe.

Les principes fondamentaux de l’économie sociale et solidaire sont au cœur de l’activité économique depuis son origine et ils trouvent à s’illustrer sur tous les continents, quel que soit le niveau de développement des pays considérés.

En France et dans bien d’autres pays européens, les acteurs de l’économie sociale que sont les mutuelles, les coopératives et les associations ont bien souvent précédé la création de services marchands ou de services publics, parce qu’ils ont su, avant d’autres, identifier de nouveaux besoins, parce qu’ils ont su, mieux que d’autres, définir les conditions d’une réponse collective et mutualisée, parce qu’ils ont su, plus efficacement que d’autres, organiser la solvabilisation de cette réponse.

Monsieur le président, permettez-moi de saluer les représentants de ces grandes familles de l’économie sociale et solidaire qui me font l’honneur d’être présents aujourd'hui en tribune, à l’occasion de l’examen en première lecture de ce projet de loi par la Haute Assemblée. §

Les moteurs de cette histoire n’ont rien de spécifique à la France, même si, dans notre pays, l’économie sociale a épousé de façon originale les structures économiques et sociales. La recherche scientifique atteste en effet que, sur tous les continents, on trouve une économie différente de l’économie capitaliste, qui coexiste avec elle et se fonde toujours sur au moins deux exigences fondamentales : premièrement, la gestion en commun de la structure en associant ses participants selon le principe « une personne, une voix », et non pas selon celui de la proportionnalité des droits de vote à la part de capital détenu ; deuxièmement, le consentement volontaire à une limitation de la dimension lucrative de l’activité, au nom d’objectifs sociaux, de prévoyance et de mutualisation.

Parce que cette économie s’est naturellement investie dans les activités solidaires, au service des personnes vulnérables et des territoires délaissés, elle est parfois réduite à une « économie de la réparation ».

Rien n’est pourtant plus faux ! Des pans entiers de notre économie ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui s’ils n’avaient pas été fondés sur les principes de l’économie sociale et solidaire : protection sociale, accès au crédit, aide à domicile, production agricole, tourisme de masse, grande distribution, recyclage, services aux entreprises, action sanitaire et sociale… La contribution des entreprises et organismes appliquant les principes de l’économie sociale et solidaire est constitutive du modèle social et républicain français.

Notre économie ne serait tout simplement pas ce qu’elle est sans les entrepreneurs collectifs qui ont créé les mutuelles et les coopératives que nous connaissons tous dans notre vie quotidienne, sans que nous identifiions toujours leur spécificité d’organisation.

Cet esprit d’entreprise ne s’est pas essoufflé. À bien des égards, l’action des entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire demeure fidèle à l’exhortation de Charles Gide, l’un des principaux inspirateurs du mouvement coopératif. En 1885, il écrivait, dans le journal L’Émancipation, le premier d’une série de 600 articles, intitulé « Ni révoltés ni satisfaits ». Son programme était de créer par la coopération « un ordre supérieur qui ne serait pas le résultat spontané de lois naturelles et, comme telles, amorales, mais le résultat d’efforts coordonnés et inlassables vers un idéal qu’il faut montrer au peuple ». Ces mots ont du souffle. Ils nous inspirent. Ils exaltent l’esprit d’entreprendre, mais d’entreprendre collectivement.

Je regrette parfois – souvent, même – que le grand public, les médias, les pouvoirs publics eux-mêmes et surtout certaines organisations patronales valorisent l’idée qu’il n’y aurait de vrais entrepreneurs qu’individuels.

Pourtant, les entrepreneurs collectifs que sont les sociétés de personnes sont solides, robustes. Ils innovent. Ils recrutent. Ils forment. Ils tissent le lien social. Mieux encore, ils inventent un autre monde et une autre façon d’agir en économie. Joseph Schumpeter écrivait : « Entreprendre consiste à changer un ordre existant. » Incontestablement, l’économie sociale et solidaire participe de cette œuvre de changement.

Je l’ai déjà dit et je le répète devant vous, mesdames, messieurs les sénateurs : je ne souhaite pas opposer un modèle à un autre, une « bonne » économie à une « mauvaise » économie. Je n’ai jamais cru que l’économie sociale et solidaire serait préservée de toutes turpitudes, quand le reste de l’activité économique serait ouvert à tous les maux.

Cela étant, l’économie sociale et solidaire est trop longtemps restée à la marge des politiques publiques, son rôle et son originalité ont trop longtemps été méconnus, alors qu’elle est capable d’associer performance économique, utilité sociale et impact environnemental positif.

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