Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 22 novembre 2013 à 10h30
Gestion et conservation des scellés judiciaires — Discussion d'une question orale avec débat

Christiane Taubira :

Monsieur le président, madame, messieurs les sénateurs, je tiens à saluer l’excellente qualité de vos interventions, qui démontre votre connaissance et même votre maîtrise de ces sujets. Cela laisse supposer le temps que vous y avez consacré, notamment, en votre qualité de parlementaires, pour aller à la rencontre des magistrats et des greffiers des juridictions des départements dont vous êtes les élus. De ces visites, de vos réflexions et de ces échanges, vous avez tiré une connaissance presque physique de la question des scellés.

Je voudrais nuancer vos propos, madame Lipietz, même si j’ai compris qu’il s’agissait d’un clin d’œil : nous ne parlons pas, ce matin, des objets conservés par la police, qui sont du ressort souverain du ministère de l’intérieur. Pour ce qui concerne la justice, la conservation des scellés est confiée par la loi au greffier en chef. C’est de cela, et uniquement de cela, que nous parlons aujourd’hui.

Je veux vous remercier, monsieur Courtois, d’avoir pris l’initiative de ce débat, qui est d’une extrême importance, vous l’avez souligné, pour les parlementaires. J’ai pu constater, en effet, la mobilisation de députés et de sénateurs de Saône-et-Loire en particulier, mais également d’autres parties du territoire, sur ce sujet. Depuis plusieurs années, les parlementaires posent des questions, notamment écrites, et font part de leur préoccupation sur la conservation des scellés.

Les visites que vous avez effectuées dans les juridictions, de manière spontanée ou sur sollicitation de magistrats ou de greffiers, vous ont permis de constater que la conservation des scellés consomme de l’espace, et parfois beaucoup d’espace, certains objets saisis étant volumineux.

Vous l’avez dit, monsieur Courtois, il y a lieu de réfléchir à la sélection des objets à conserver sous scellés. En effet, l’accumulation d’avoirs dont l’utilité n’est pas nécessairement avérée nuit à la conservation durable et de qualité des objets, eux, indispensables à la manifestation de la vérité.

Je veux prendre le temps d’exprimer ici mon profond respect aux victimes, et à leur famille, dont la souffrance reste grande aussi parce que les procédures judiciaires ne leur ont pas apporté les réponses qu’elles attendaient. Ma qualité de garde des sceaux m’interdit de m’exprimer sur des affaires particulières, mais elle ne m’empêche pas de comprendre la souffrance de ces personnes, et de leur rendre hommage.

Cette même qualité m’oblige à veiller à ce que la justice ait les moyens d’accomplir correctement ses missions. Je le sais, monsieur le sénateur, le département de Saône-et-Loire, et notamment le tribunal de grande instance de Chalon-sur-Saône, ont connu des affaires en 1986, en 1990, en 1999, et au début des années 2000, qui témoignent d’un véritable problème d’organisation pour la conservation des scellés, essentiellement, d’ailleurs, s’agissant de prélèvements organiques ou d’objets sensibles à la moisissure.

Cela pouvait s’expliquer par la méconnaissance des techniques et de leur évolution possible. Aujourd’hui, grâce aux procédés de recherche sur l’ADN, nous savons que des objets inutilisables il y a une vingtaine d’années peuvent constituer une preuve essentielle pour la manifestation de la vérité aujourd’hui ou demain. Outre la méconnaissance de ces potentialités, je dois ajouter que des inondations ont affecté l’ancien palais de justice, ce qui a nui à la conservation des objets placés sous main de justice.

Depuis, les choses se sont améliorées. Nous devons rendre hommage au personnel de justice, aux magistrats, aux greffiers et aux fonctionnaires. Le recensement de ces objets est désormais détaillé. Plus aucun scellé relevant d’une procédure criminelle non close n’est détruit. C’est un réel progrès, même si nous pouvons encore faire mieux !

Je vais m’attacher à vous exposer, madame, messieurs les sénateurs, les dispositions que nous avons prises depuis que nous sommes en responsabilité pour améliorer les conditions de conservation des objets placés sous main de justice.

Il me revient de veiller à ce que les règles soient suffisantes, cohérentes et générales, c’est-à-dire qu’elles soient les mêmes sur l’ensemble du territoire.

Je veux absolument que les juridictions aient les moyens d’améliorer la qualité des enquêtes. Je tiens également à ce que nous puissions améliorer le taux d’élucidation des délits et des crimes. Je souhaite que nous puissions mesurer, par ce taux, les progrès que nous aurons accomplis, du fait, notamment, de l’amélioration des conditions de conservation des objets placés sous la responsabilité du ministère de la justice.

Il faut reconnaître que cela suppose de concilier certaines contraintes.

Tout d’abord, nous devons être capables d’anticiper l’évolution des techniques et des sciences, et de comprendre que, grâce à elle, des éléments de preuve qui, aujourd’hui, ne sont pas de nature à permettre la manifestation de la vérité, pourront l’être demain. Il nous faut donc veiller à rationaliser et à sécuriser la conservation de ces objets, sans pour autant que cela conduise à l’explosion des frais de justice. Voilà une vraie contrainte, en effet !

Nous ne voulons pas plafonner les frais de justice - même si nous sommes obligés de définir un budget -, car nous souhaitons que les magistrats aient les moyens de commander toutes les expertises et toutes les enquêtes nécessaires à l’élucidation des différentes affaires dont ils sont saisis. En même temps, nous ne pouvons pas courir le risque de fragiliser une telle capacité en général, car cela fragiliserait aussi l’ensemble des procédures menées sur une année.

Nous devons donc concilier ces contraintes et tenir compte, je le disais, de l’évolution possible des techniques et des sciences.

Permettez-moi de rappeler le cadre juridique qui fixe les conditions dans lesquelles les objets sont conservés.

La durée de conservation, qui est définie par les articles 56 et 99 du code de procédure pénale, est passée, depuis la loi de 1999, de trois ans à six mois. Comme vous l’avez souligné, monsieur le sénateur, la durée n’est pas absurde « à condition que »…

Nous allons le voir, il y a effectivement un certain nombre d’exceptions.

Je pense d’abord à la faculté de porter la durée de conservation au-delà de six mois. C’est le cas dans des procédures qui aboutissent soit à un non-lieu, soit à un classement sans suite, soit à une relaxe soit à un acquittement. Cela concerne également les hypothèses où, compte tenu des décisions de justice, un réexamen ou une réouverture de la procédure sont probables.

En outre, un certain nombre de mesures spécifiques sont prévues pour certaines catégories d’objets, notamment les armes, les véhicules et les stupéfiants.

Mais il y a surtout trois exceptions majeures à l’obligation de conservation de six mois.

Premièrement, les enregistrements d’auditions de mineurs victimes d’infraction doivent être conservés durant cinq années.

Deuxièmement, les enregistrements de correspondance par voie de télécommunications ne peuvent être détruits qu’à l’expiration de la prescription de l’action publique, c'est-à-dire trois années pour les délits et dix années pour les crimes.

Troisièmement, lorsque des profils génétiques ont été inscrits au Fichier national automatisé des empreintes génétiques, le FNAEG, sur des individus non identifiés, il est possible de les conserver pendant quarante ans.

En revanche, nous avons un souci avec les extraits d’ADN, qui ne sont pas systématiquement conservés. Les laboratoires ont des doctrines différenciées : certains les conservent, d’autres non. Mon ministère travaille actuellement avec le ministère de l’intérieur à une solution applicable sur l’ensemble du territoire qui permette de conserver ces extraits, parce qu’ils font partie des éléments susceptibles de participer à la manifestation de la vérité. Un décret est en cours de préparation ; il sera soumis au Conseil d'État très prochainement et sera publié sans doute peu après.

J’en viens à la situation que l’auteur de la question et les différents orateurs ont abordée. La Cour de cassation s’en est elle-même inquiétée en 2007, en évoquant des affaires criminelles, celle de Dany Leprince et celle de Patrick Dils, dans lesquelles des objets placés sous scellés avaient été détruits.

La réflexion est donc en cours. Elle a donné lieu à des initiatives parlementaires, dont la proposition de loi signée par le sénateur Jean-Pierre Michel visant à porter la durée de conservation des objets placés sous scellés à trente années après le jugement.

J’ai noté que la Commission nationale consultative des droits de l’homme proposait les mêmes mesures et la même durée.

En outre, je ne saurais omettre la mission d’information sur la révision des condamnations pénales conduite par les députés Alain Tourret et Georges Fenech : certes, leur réflexion dépasse la seule question de la conservation des scellés, mais, comme la Cour de cassation l’a souligné, la révision est objectivement empêchée lorsque les éléments de preuve sous forme d’objets placés sous scellés ne sont plus disponibles.

La mission prévoit des dispositifs un peu plus souples que ceux que vous envisagez, monsieur le sénateur. Elle travaille, j’y ai veillé, en étroite coopération avec les services du ministère de la justice.

Nous faisons procéder actuellement à une étude d’impact pour éclairer les choix du ministère et du Parlement et déterminer laquelle des deux formules – la vôtre, monsieur le sénateur, ou celle de vos deux collègues députés – est la plus pertinente.

Nous poursuivons ce travail, mais sans oublier les réponses budgétaires. Nous ne sous-estimons pas leur importance, comme le prouvent les crédits consacrés à la conservation des scellés : s’élevant à 18 millions d’euros en 2012, ils ont déjà atteint 11 millions d’euros sur le premier semestre de l’année 2013.

La conservation des scellés fait partie des frais de justice. En exécution, ces frais se sont élevés à 447 millions d’euros en 2012, et nous avons prévu 476 millions d’euros pour l’année suivante.

Vous le voyez, nous faisons en sorte de donner à nos juridictions les moyens de conserver les objets placés sous scellés.

Bien entendu, cela laisse ouverte la question de la sélection. Il faut conserver les scellés, mais mieux conserver et, peut-être, moins conserver. Et nous devons utiliser les technologies actuelles de manière à réduire autant que possible le stockage physique lorsqu’il n’est pas indispensable.

C’est pourquoi nous réfléchissons depuis un an et demi à la rationalisation de la conservation de ces objets, indépendamment du cadre légal, notamment les six mois de durée de conservation et les exceptions que j’ai rappelées. Nous travaillons sur l’utilisation de nouvelles techniques, ce qui pose évidemment un certain nombre de problèmes.

Je viens de donner quelques chiffres relatifs aux frais de justice et au budget afférent. Mais il faut savoir que le ministère, n’étant pas en capacité de conserver lui-même certains objets placés sous scellés, est obligé de recourir à des prestataires extérieurs. C’est le cas, vous vous en doutez, pour les prélèvements biologiques. En l’occurrence, on fait appel soit à des laboratoires, soit à des établissements de santé. Ces prestations sont évidemment rémunérées.

Nous savons cependant à quel point ces objets sont utiles, voire nécessaires : c’est qu’ils peuvent être éloquents, parlants, révélateurs, et il nous faut pouvoir leur arracher les nombreux secrets qu’ils recèlent. D’où la nécessité de nous doter des moyens de les conserver.

Un certain nombre de propositions ont été émises ; vous les avez rappelées. Il y a eu deux missions de l’Inspection générale des services judiciaires, une en 2007, l’autre en 2009. À la suite de ces missions, un plan d’apurement des scellés a effectivement été mis en place.

L’Agence publique pour l’immobilier de la justice, l’APIJ, a depuis élaboré un guide de programmation de la conservation des scellés ; nous faisons une articulation avec l’application informatique CASSIOPEE, la chaîne applicative supportant le système d'information opérationnel pour le pénal et les enfants, qui contient un module spécifique « scellés ».

Ce guide de programmation rappelle les conditions de sûreté, d’hygiène et de sécurité indispensables pour la conservation des scellés dans des locaux particuliers.

Pour ma part, j’ai lancé une enquête afin de connaître le nombre et la nature des objets conservés sous scellés dans nos juridictions. J’en aurai les résultats à la mi-décembre. Je vous les ferai parvenir, compte tenu de l’intérêt que vous portez au sujet.

Comme je l’indiquais, nous devons utiliser les nouvelles technologies, notamment la dématérialisation.

Vous le savez, nous sommes en cours de finalisation d’une plateforme nationale des interceptions judiciaires. Elle nous permettra d’abord de réaliser des économies budgétaires sérieuses du fait notamment de la dématérialisation des échanges. Je vous en tiendrai informés. J’ai en tête le chiffre de 17 millions d’euros d’économies par rapport au volume actuel des interceptions judiciaires.

Surtout, cette plateforme nous permettra de régler les problèmes de sécurité que posent les interceptions. Bien entendu, nous serons vigilants quant au respect des libertés individuelles. Nous n’allons évidemment pas connecter la plateforme informatique avec l’application CASSIOPEE, c'est-à-dire donner une place considérable à la numérisation dans la conservation des correspondances interceptées, au risque de négliger nos obligations constitutionnelles et légales en la matière.

Des dispositions ont été prises en ce sens ; le respect des libertés individuelles sera évidemment garanti par les techniques employées elles-mêmes, mais également par la mise en place d’un comité d’éthique et de déontologie.

Grâce à la dématérialisation, nous éviterons le stockage physique inutile. En même temps, nous sécuriserons la conservation sur de longues périodes, car les scellés seront moins encombrants que tous les supports physiques que sont les actuels disques durs, CD-ROM et autres qui, à la longue, finissent par prendre de la place.

Nous pourrons donc à la fois disposer d’informations accessibles tout en sécurisant leur conservation. Il s’agira d’un vrai progrès, à condition, je le répète, que nous soyons vigilants quant au respect des libertés individuelles.

Un processus de sélection de tous les éléments de preuve pouvant être dématérialisés a déjà été engagé. Nous avons commencé l’échantillonnage, vous le rappeliez, monsieur le sénateur, notamment en ce qui concerne les produits stupéfiants, dont les juridictions ne conservent dorénavant plus que les quantités nécessaires, en cas de saisies importantes, ce qui permet aussi d’éviter certaines tentations…

Par ailleurs, lorsqu’un examen technique ultérieur n’est pas nécessaire, nous procédons à la photographie de certains objets volumineux, afin qu’ils soient éventuellement utilisés plus tard comme preuve. Encore faut-il pour cela que le recours à la preuve dématérialisée dans une procédure soit autorisé, et nous travaillons à une circulaire en ce sens.

Voilà, en termes budgétaires, réglementaires et techniques, les actions que nous avons déjà engagées pour améliorer la conservation des objets placés aujourd’hui sous scellés.

Pour la conservation des nouveaux scellés, les dispositions sont satisfaisantes, compte tenu du guide édité par l’Agence publique pour l’immobilier de la justice, dont j’ai parlé, ainsi que du plan d’apurement et des consignes relatives aux conditions techniques de conservation, sans oublier l’application CASSIOPEE.

En ce qui concerne le stock, c’est incontestablement plus compliqué, mais nous y travaillons. Dès que j’aurai reçu les résultats de cette enquête, nous y verrons plus clair et nous pourrons prendre les dispositions optimales pour conserver ce qui mérite d’être conservé et, surtout, dans des conditions qui permettraient, éventuellement, en cas notamment de réouverture d’une procédure, la manifestation de la vérité.

Voilà quelles sont les dispositions déjà prises. Compte tenu de l’intérêt que vous manifestez pour le sujet, madame, messieurs les sénateurs, je veillerai à ce que mon cabinet comme mes services vous fassent parvenir à vous quatre, en particulier, mais également aux autres parlementaires intéressés, tous les éléments précis qui vous permettront d’apprécier les améliorations que nous avons d’ores et déjà apportées au processus de conservation, de gestion et de restitution des nouveaux scellés, mais aussi de savoir comment nous comptons travailler sur le stock existant.

Vous m’avez interrogée sur le sort des objets placés sous scellés dans certaines juridictions. Sachez qu’un regroupement des scellés constitués à l’occasion de procédures criminelles est déjà prévu au niveau de la cour d’appel, pour le ressort.

Quant à l’éventualité de nouvelles dispositions législatives, monsieur Collin, nous verrons à l’issue des travaux de la mission d’information de l’Assemblée nationale conduite par deux de vos collègues députés, Alain Tourret, appartenant au groupe équivalent au RDSE, et Georges Fenech. Nous tiendrons également compte des éléments que vous avez fournis et des observations que vous avez formulées.

Je veux encore une fois vous remercier, et très chaleureusement, de la qualité de vos interventions. Vous avez su donner à une question extrêmement technique, de prime abord plutôt rébarbative, le relief que méritent ses enjeux procéduraux : parce que les scellés participent à la manifestation de la vérité, ils font justice aux victimes et à leur famille comme ils font parfois justice aux innocents injustement accusés ou condamnés. Le sujet est majeur, vous l’avez démontré, soyez-en remerciés, madame, messieurs les sénateurs !

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