Intervention de Roland Courteau

Réunion du 4 décembre 2013 à 18h00
Débat sur les perspectives d'évolution de l'aviation civile à l'horizon 2040 : préserver l'avance de la france et de l'europe

Photo de Roland CourteauRoland Courteau :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en quarante ans, les progrès de l’aviation civile ont été spectaculaires dans chacun des segments d’un secteur devenu central pour l’économie française. Cette position, doit-on le rappeler, est le résultat de plusieurs dizaines d’années d’efforts conjugués de l’État, des industriels et des chercheurs.

Néanmoins, face au durcissement de la concurrence internationale et aux défis du transport aérien, la question qui m’a été posée par l’OPECST et son président est la suivante : la France et l’Europe pourront-elles préserver leur avance, à vue d’une génération, dans le champ industriel directeur de l’aviation civile, sachant que l’avenir de ce secteur de pointe de notre industrie se décide aujourd’hui ?

Je me suis donc efforcé, dans mon rapport n° 658 du Sénat et n° 1133 de l'Assemblée nationale, de discerner les défis auxquels ce secteur sera confronté d’ici à 2040 et d’examiner les réponses scientifiques et technologiques qui pourront leur être apportées, ainsi que les axes d’évolution du financement de l’effort de recherche.

Je rappelle d’emblée que le transport aérien a accompli d’immenses progrès en 40 ans : le nombre de passagers a été multiplié par 10, le volume du fret par 14, la consommation de carburant a été réduite de moitié – un A380 rempli à 80 % ne consomme que 3 litres aux 100 kilomètres par passager –, le bruit a été réduit par 8. Depuis 1986, la sécurité des vols, mesurée par le nombre d’accidents mortels, a été améliorée et divisée par 5.

Pour la France, l’aviation civile est une industrie majeure : elle représente 330 000 emplois directs, 1 million d’emplois directs et indirects, 75 milliards d'euros de chiffre d’affaires, 18 milliards d'euros d’exportations. C’est également une industrie qui a un très fort pouvoir de diffusion transversale de ses innovations technologiques sur l’ensemble du tissu industriel français.

Qu’en sera-t-il dans trente ans ? La question est loin d’être facile.

Sur la base de 2, 5 milliards de passagers en 2010 et d’un taux de progression de 4, 6 % à 4, 8 %, on escompte un doublement du trafic entre 2030 et 2040. Cette croissance confrontera l’aviation civile à plusieurs défis : la baisse de la consommation unitaire des avions dans un contexte prévisible d’augmentation des prix du carburant, les capacités d’accueil des aéroports, l’apparition d’un nouvel acteur, les drones civils.

Pour faire face à ces défis, un déploiement très important de compétences scientifiques et technologiques est nécessaire. Je précise que ces avancées devront progresser frontalement, faute de quoi des goulets d’étranglement apparaîtront.

Parallèlement, une autre question se pose. Les avions qui seront lancés en 2025–2030 et qui succéderont aux modèles sortis récemment ou en voie d’être lancés seront-ils conçus, comme par le passé, sur la base d’une poussée technologique qui atteint certaines limites ou sur la base de ruptures technologiques fortes ?

Plusieurs domaines de la construction aéronautique sont concernés.

Les architectures n’ont que peu évolué depuis soixante ans. Des pistes sont explorées en vue d’une rupture sur ce point : aile haubanée, aile rhomboédrique, aile volante. Toutefois, il n’est pas assuré qu’elles puissent déboucher sur des applications pratiques avant 2030.

La propulsion intégrée, c’est-à-dire l’inclusion des moteurs au fuselage et non plus sur les ailes, offre probablement des perspectives de mise en œuvre moins lointaines.

Pour la motorisation des turboréacteurs, les améliorations à venir pourraient porter d’abord sur les parties chaudes du moteur : amélioration du cycle de combustion, substitution des céramiques à certaines parties métalliques, en vue de gains de masse. Elles pourront concerner aussi les parties « froides » des moteurs, qui sont essentielles à l’efficacité de la propulsion. Dans ce cadre, les moteurs à hélices contrarotatives permettraient des gains bruts de combustion de l’ordre de 30 %.

L’introduction de cette technologie pose cependant différents problèmes. L’absence de carène augmente la traînée, diminue l’aérodynamisme et augmente le bruit.

En outre, l’inclusion croissante de composites dans l’aérostructure – 5 % pour l’A320, 53 % pour l’A350 – est un facteur de gain de masse décisif. Rappelons qu’une tonne économisée dans l’aérostructure aboutit à économiser 6 000 tonnes de kérosène sur la durée de vie de l’avion.

Cette technologie pose néanmoins des problèmes, d’une part, de foudroiement, car les composites ne forment pas une cage de Faraday, ce qui oblige à les « grillager », réduisant les gains de masse, d’autre part, de vieillissement, car la vie des composites dans les conditions d’usage d’un avion est beaucoup moins documentée sur la durée que celle de l’aluminium.

Un autre problème se pose : le doublement escompté du trafic ferait passer la demande mondiale en kérosène de 250 millions de tonnes à 500 millions de tonnes par an. Ce surcroît de demande pourrait être « lissé » par les progrès technologiques et la modernisation de la navigation aérienne.

En tout état de cause, un besoin annuel de 100 millions de tonnes de kérosène subsistera, dont on ignore s’il pourra être satisfait par l’offre mondiale d’hydrocarbures.

Au vu de ce constat, il est donc nécessaire de développer les biokérosènes.

La première génération de production de biokérosène par hydrotraitement des huiles en est au stade de la démonstration industrielle ; elle permet une réduction nette de 30 % des émissions de gaz à effet de serre, mais a l’inconvénient d’entrer en concurrence avec les usages agricoles. Une remarque s’impose : la fabrication du biokérosène nécessaire au trafic aérien de l’Union européenne représenterait une mobilisation de 24 % des terres agricoles.

La seconde génération de production de biokérosène par gazéification de la biomasse est plus prometteuse : 60 % de réduction des émissions de CO2 et 8 % des terres agricoles mobilisées. Toutefois, son déploiement repose sur des investissements très coûteux dont le retour financier pourrait être supérieur à dix ans.

Les biokérosènes de troisième génération fabriqués à partir de microalgues n’ont pas les inconvénients des deux premières filières. Cependant, cette filière n’est pas mûre technologiquement et aboutit à des prix de référence trop élevés pour le moment, entre 3 euros et 6 euros le litre, alors que le coût du litre de kérosène fossile est de l’ordre de 0, 7 euro.

Concernant les aéroports, il y a peu de recherches sur les possibilités d’accroissement de leurs capacités d’accueil. Je mentionnerai une idée originale qui nous vient des États-Unis, celle d’un « béton mou » dans lequel les avions s’enlisent graduellement, ce qui permettrait de raccourcir les dégagements prévus en cas de problèmes au décollage ou à l’atterrissage.

Par ailleurs, la navigation aérienne est le segment de la chaîne de valeur de l’aviation civile qui pourrait poser le plus de problèmes en cas d’accroissement du trafic.

L’Union européenne a lancé un programme de modélisation, SESAR. Ce système repose sur le positionnement numérisé en quatre dimensions des avions, qui, à terme, devrait permettre d’optimiser leur trajectoire. La mise en œuvre de ce programme dont la réalisation s’étalera jusqu’en 2025 suscite néanmoins des interrogations. Il est très coûteux pour les compagnies aériennes, qui devraient supporter 23 milliards d’euros d’équipement et surtout de rééquipement des avions sur les 30 milliards d'euros du coût du déploiement des installations.

Enfin, je tiens à rappeler que les progrès accomplis par l’aviation civile française et européenne ne sauraient l’être sans d’importants soutiens publics, qui existent aussi aux États-Unis et en Chine. Quelle est la situation sur ce point ?

Si le niveau et les procédures de financement européens sont satisfaisants, sous réserve de la poursuite de l’effort commun, dans le cadre du huitième programme-cadre de recherche et de développement 2014-2020, on observe une altération inquiétante des soutiens publics nationaux, probablement à la suite de l’allocation au secteur des fonds du Grand emprunt, dont l’aviation civile a, certes, bénéficié, mais pas plus que d’autres industries.

Cela étant précisé, j’insisterai de nouveau sur l’importance de la charnière 2025–2030, et ce pour deux raisons. D’une part, c’est à ce moment-là que des goulets d’étranglement pourraient se manifester : disponibilité et prix des combustibles fossiles, capacité d’accueil des aéroports, risques de thrombose du contrôle aérien. D’autre part, c’est à ce moment-là que sortiront de nouveaux modèles d’avions destinés à passer le demi-siècle et à succéder aux avions qui arrivent sur le marché. Or, compte tenu de constantes de temps d’innovation relativement longues dans ce secteur, les « briques technologiques » nécessaires au lancement de ces avions doivent se préparer dès maintenant.

Si les industriels doivent prendre leur part dans cet effort de recherche, ils ne peuvent l’assumer seuls, en raison d’une concurrence très agressive et très aidée publiquement des États-Unis et de la Chine.

D’où ma première proposition, qui consiste à mettre à niveau les financements publics de la recherche dans ce secteur.

Je pense tout d’abord aux soutiens de la Direction générale de l’aviation civile, la DGAC, à l’Office national d’études et de recherches aérospatiales, l’ONERA, qui sont essentiels, puisque ces subventions permettent d’adosser une recherche en amont indispensable et d’explorer les développements technologiques de base, en liaison avec les industriels.

Depuis 2011, ces crédits sont passés, annuellement, de 140 millions à 60 millions d'euros, alors que les programmes allemands, comme ceux de la Chine et des États-Unis, suivaient le chemin inverse. Il est donc urgent de rétablir ces dotations.

Par ailleurs, la « feuille de route » détaillée par le Conseil pour la recherche aéronautique civile, le CORAC, a précisé trois projets – usine du futur, systèmes avancés, nouvelles architectures – qui sont destinés à préparer les ruptures technologiques de 2030. La bonne fin de ces recherches conditionne assez largement la préservation d’une avance technologique que nous avons su construire patiemment.

Je vous prie de remarquer que, sur ce sujet comme sur le précédent, il existe une disproportion fâcheuse entre des sommes relativement modestes et les bénéfices en termes d’emplois et de fiscalité que l’on peut escompter de leur libération.

Il sera aussi nécessaire de s’intéresser aux recherches sur les avions à hélice et la turbopropulsion.

En effet, dans un environnement où le prix des carburants augmenterait fortement, il s’agit d’un segment du marché qui pourrait être amené à se développer.

La deuxième proposition porte sur l’encouragement aux filières de biokérosène.

Il me paraît indispensable d’activer progressivement le passage industriel aux biocarburants de deuxième génération à l’échelon européen. Cela nécessite de les subventionner, comme cela s’opère aux États-Unis, pour réduire l’écart de prix entre cette offre et les carburants fossiles. À terme, cela pourrait renvoyer à l’opportunité d’établir dans l’Union européenne une légère taxation du kérosène.

La recherche sur les carburants de troisième génération, les microalgues, doit également être activée à l’échelon européen.

La troisième proposition porte sur l’anticipation du développement des drones. J’apprécie d’ailleurs, monsieur le ministre, que ce secteur fasse partie des 34 plans pour une « nouvelle France industrielle ».

Il faudra, par ailleurs, porter une attention particulière à la convergence des normes des deux programmes de modernisation de la navigation aérienne, NextGen aux États-Unis et SESAR dans l’Union européenne. Sur ce point, l’Europe devra également porter une offre de modernisation, à long terme, répondant aux besoins des marchés asiatiques.

Mes chers collègues, l’aviation civile illustre un paradoxe français, constaté dans d’autres secteurs : le décalage qui existe entre une demande forte de main-d’œuvre qualifiée et une offre inadaptée. Il me paraît utile de développer, dans ce secteur, l’enseignement en alternance à tous les niveaux de compétence, comme le font les Allemands à Hambourg.

Le dernier domaine où j’ai constaté un manque est celui des logiciels embarqués, pour lequel, selon le récent rapport Potier, seuls 20 % des jeunes diplômés ont reçu une formation en 2010, et sur lequel aucun cursus d’ensemble n’est proposé, alors qu’il s’agit de l’une des clés de voûte de la modernisation de notre industrie.

Je propose enfin de veiller à la modernisation des aéroports, en confiant une mission exploratoire à Aéroports de Paris, ADP, pour activer, à l’échelle européenne, la recherche dans ce secteur, qu’il s’agisse du développement de l’intermodalité entre le rail et l’avion, de la fluidité et de la sécurité des flux de passagers et de bagages – il faut noter que 3 % des bagages sont mal acheminés dans le monde, ce qui représente une perte de 3 milliards d’euros par an pour les compagnies – ou de la centralisation des fonctions opérationnelles de l’aéroport.

Voilà donc les principales propositions que j’ai été amené à faire dans le cadre des travaux de l’OPECST, au terme d’une étude au cours de laquelle j’ai entendu plus d’une centaine de personnes représentant les principaux acteurs de l’aviation civile. N’oublions pas que l’aviation civile représente 330 000 emplois directs et un million d’emplois au total, si on y ajoute les emplois indirects.

Toutefois, in fine, je me dois de nouveau d’insister sur l’importance de l’aviation civile, qui ne se mesure pas uniquement aux commandes enregistrées par nos constructeurs, mais s’incarne aussi dans son pouvoir de diffusion à l’ensemble du tissu industriel, qui en fait véritablement une aile marchande de notre économie.

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