La situation dans ce pays a naturellement été évoquée dans l'ensemble des entretiens que nous avons eus à New York. Le changement de pied de la diplomatie américaine a été particulièrement déstabilisant pour la France comme pour le Royaume-Uni. Depuis deux ans la diplomatie des États-Unis était extrêmement discrète et la ligne rouge qu'avait fixée le président Obama sur l'utilisation de l'arme chimique n'a pas été respectée. La consultation du Congrès n'avait, de fait, aucune chance d'aboutir à une décision d'intervention. De cette séquence nous pouvons retenir avec certitude que les Etats-Unis n'interviendront pas militairement en Syrie. Cette décision a des conséquences importantes.
Après le refus de la chambre des Communes d'autoriser une participation du Royaume-Uni à des frappes éventuelles, la France s'est trouvée abandonnée par les États-Unis. De même, et surtout, cette décision a conduit à une déstabilisation des pays arabes. La décision américaine de ne pas employer la force fait planer un doute sur la fiabilité des garanties militaires apportées à ces pays par les États-Unis. Cela vaut principalement pour l'Arabie Saoudite plus que pour la Jordanie, glacis d'Israël, où les Etats-Unis ont du reste déployé des missiles Patriot. De plus, l'ouverture faite par l'Iran, acceptée par les États-Unis, est un autre facteur de déstabilisation, notamment pour l'Arabie Saoudite pour laquelle les deux piliers de sa sécurité s'effondrent. C'est cette conjugaison qui explique l'abstention de l'Arabie Saoudite lors du débat général et son refus de siéger au Conseil de sécurité. Le monde arabe est en profond désarroi. L'Égypte est considérablement affaiblie et l'Irak n'existe plus en tant que puissance.
La première conclusion que l'on peut en tirer est que la guerre civile va continuer : d'un côté les salafistes et les extrémistes se renforcent qui reçoivent des armes en provenance de l'Arabie Saoudite et du Qatar, et se battent bien, tandis que le reste de l'opposition, et notamment l'armée syrienne libre, ne reçoit pas de livraisons d'armes de la part des occidentaux. De l'autre côté les forces loyalistes sont soutenues et armées par la Russie, l'Iran, par le Hezbollah qui prend une part considérable aux opérations militaires. Les offensives de l'armée de Bachar actuellement en cours sont des offensives de reconquête.
Au plan politique, la Russie, qui a réussi à délégitimiser l'opposition et utilise désormais la perspective de l'élection présidentielle de 2014, a fait une utilisation très habile du refus d'engagement des États-Unis désormais clairement affiché et assumé. L'adoption de la résolution 2118 sur les armes chimiques en Syrie a permis une réconciliation entre les Etats-Unis et la Russie mais surtout a eu pour effet de relégitimiser Assad et de faire oublier, momentanément, la guerre civile. La « bonne volonté » du gouvernement syrien dans le démantèlement de son arsenal chimique, dont il semblerait qu'il ait déclaré 70 % de son stock, procède de ce processus de relégitimisation sur la scène internationale.
Rappelons que le soutien indéfectible de la Russie et l'intransigeance de sa position tiennent au fait que, pour le président Poutine, le choix est entre Assad et les islamistes. Pour la Russie il s'agit d'un combat vital pour sa propre sécurité. Il y a 12 millions de musulmans en Russie et le Caucase est un souci d'inquiétude majeur pour le Kremlin.
Le régime s'appuie sur le soutien de 30 à 35 % de la population et sur la division de l'opposition et de ses soutiens.
En dépit d'une volonté affichée, notamment par le secrétaire général de l'ONU, de voir se tenir la conférence de Genève II, il existait un scepticisme général de l'ensemble des interlocuteurs que nous avons rencontrés. Lors de notre séjour à New York, le coordinateur spécial nommé par le secrétaire général, M. Brahimi, était en déplacement dans la région afin de consolider les volontés politiques. L'attitude plus conciliante des États-Unis vis-à-vis de l'Iran pourrait se traduire par la participation de ce pays à la conférence. La position de notre pays n'est pas fermée à une telle participation pour peu que soient partagés les objectifs énoncés lors de la première conférence de Genève.
L'opposition syrienne s'est enfin mise d'accord, le 9 novembre, sur sa participation à la conférence mais elle l'a assortie de conditions qui ne peuvent qu'être rejetées par le gouvernement syrien et par la Russie. Contredisant le pessimisme général que nous avions rencontré, une date a été retenue pour la tenue de cette conférence qui devrait se tenir le 22 janvier prochain.
Pendant ce temps, la situation humanitaire continue à se dégrader. En matière de santé par exemple, les cliniques et hôpitaux ont été détruits. Il n'y a plus de médicaments fabriqués en Syrie du fait de la destruction des usines. Lors de notre entretien avec Mme Amos, secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires, celle-ci a souligné l'impact régional de la crise syrienne en particulier sur le Liban et la Jordanie. Une approche globale est donc nécessaire en particulier pour venir au secours des 2 millions de réfugiés syriens dans les autres pays. À l'intérieur du pays l'ONU essaie d'atteindre 4 millions de personnes déplacées et 6,5 millions de personnes vulnérables. C'est plus de 50 % de la population totale qui est affectée par la crise. L'extrême violence du conflit se traduit par un flux continu de réfugiés dont le nombre déstabilise les pays d'accueil. C'est particulièrement le cas au Liban où désormais un cinquième de la population est syrienne. En dépit des difficultés 2,5 millions de personnes sont assistés alimentaires réguliers et 1 million d'enfants ont été vaccinés. Pourtant plus de 2,5 millions de personnes assiégées ne peuvent être atteintes par l'aide de l'ONU. L'action humanitaire des Nations unies s'appuie sur la déclaration du président du Conseil de sécurité mais non sur une résolution. Dans l'hypothèse où la crise pourrait être résolue, l'ONU essaye de lever 4,4 milliards de dollars pour la reconstruction de la Syrie.
L'ensemble des interlocuteurs rencontrés considère que la solution du conflit doit être politique et non militaire. Le département des opérations de maintien de la paix, que dirige notre compatriote Hervé Ladsous, se prépare à un éventuel succès de la conférence de Genève et aux conséquences de la transition qui en résulterait. Il est vraisemblable que la situation sur le terrain sera très violente et il existe donc une préférence pour une opération initiale menée par une coalition de pays volontaires. L'ONU pourrait intervenir après la stabilisation avec une force importante, de l'ordre de 18 000 hommes, avec de gros appuis extérieurs en particulier en ce qui concerne l'appui aérien et le matériel lourd.
Mais ces hypothèses de travail paraissent fragiles et lointaines face au renforcement du régime et à l'évolution de la situation sur le terrain.
Lors de notre entretien avec le représentant permanent russe, l'utilisation du véto a été justifiée par le fait que le changement de régime ne relève pas du Conseil de sécurité et qu'il n'est pas prévu dans la charte de l'ONU. L'exemple des suites de l'intervention en Libye montre, selon notre interlocuteur, les effets négatifs de l'opération dont, en particulier, la déstabilisation du Mali, résultat direct de la désintégration de la Libye.
Selon l'analyse des Russes, le conflit syrien est un conflit interne à dominante religieuse avec une montée en puissance des organisations affiliées à Al Qaïda qui veulent établir un califat islamique en Syrie comme en Irak. L'ambassadeur russe a rappelé l'accord général à la première conférence de Genève. La Russie considère comme un signe très positif l'acceptation par le gouvernement syrien de la destruction de son stock d'armes chimiques prévues par la résolution 2118. Selon l'ambassadeur Churkin une nouvelle dynamique est en marche et il convient d'encourager les parties syriennes à rester autour de la table jusqu'à un accord de compromis politique. Parmi les questions difficiles à traiter lors de la deuxième conférence de Genève, l'avenir du président Assad sera central. L'important est de comprendre que le président Assad ne se trouve pas dans la position d'un Kadhafi isolé au sein de son propre pays et même de ses plus fidèles partisans. Le président Assad est non seulement soutenu par la communauté alaouite mais le régime était également le garant des minorités en Syrie, lesquelles craignent par-dessus tout une victoire des islamistes radicaux. L'exemple de l'Irak où la minorité chrétienne a été contrainte massivement à l'exil est rappelé.
L'ambassadeur Churkin a rappelé l'importance du principe de responsabilité de protéger mais a souligné que ce principe n'était pas destiné à l'origine à soutenir uniquement des interventions militaires. Ce concept est parfois incompatible avec les réalités de la géopolitique.
De son côté la représentation permanente chinoise a rappelé que l'utilisation du véto ne signifiait pas un soutien à Assad. Il reflète au contraire un attachement aux principes de base de la charte des Nations unies qui reposent sur la souveraineté des Etats. C'est aux peuples des pays considérés, et non au Conseil de sécurité, de déterminer si ses dirigeants doivent ou non rester au pouvoir. La Chine soutient une solution politique tout en reconnaissant que la transition sera extrêmement difficile car le gouvernement syrien dispose de soutiens très forts et remporterait vraisemblablement des élections si elles se tenaient aujourd'hui. C'est une réalité qu'il faut regarder en face.
En conclusion de nos entretiens sur cette question nous pouvons retenir plusieurs points :
Les Etats-Unis ont clairement renoncé à toute forme d'intervention militaire en Syrie ;
L'adoption de la résolution 2118, toute utile qu'elle soit, a permis d'occulter les réalités de la guerre civile et de relégitimer le régime Assad ;
Il existe un très fort doute sur la réussite de la Conférence dite de Genève II alors même que la décision des Etats-Unis n'offre d'issue que dans une solution politique ou dans l'écrasement de la rébellion par le régime ;
La Russie sort renforcée de cet épisode et son analyse du conflit, à savoir un conflit interne à dominante religieuse avec la nécessité de contrer une montée en puissance de l'islamisme radical et du terrorisme, tend à prendre le dessus. Du reste le refus par les puissances occidentales d'armer la rébellion s'explique par la crainte de voir ces armements récupérés par l'opposition extrême et se retourner contre l'occident, ce qui accrédite l'analyse russe ;
L'échec possible de la conférence de Genève serait une victoire pour la Russie et la Syrie. Le régime aborderait l'année électorale en position de force au niveau international comme au niveau militaire sur le terrain. Une réélection du président Assad achèverait le processus de relégitimisation entamé avec la résolution 2118. Dans cette hypothèse le conflit interne pourrait encore durer mais le rapport de force entre un régime soutenu par l'Iran, par l'Irak et par le Hezbollah et armé par la Russie et une opposition divisée et mal armée en dépit du soutien de l'Arabie et du Qatar, penche en faveur du premier ;
La France et le Royaume Uni se trouvent de facto marginalisés dans la résolution du conflit. L'Europe a toujours été inexistante et le demeure ;
La victoire d'Assad serait bien aussi une victoire du principe de souveraineté des Etats et un échec du principe de responsabilité de protéger. Elle constituerait une brèche importante dans le primat de l'universalité des principes de la Charte, et notamment des droits de l'homme, au profit des principes de la Realpolitik. La lutte contre le terrorisme et l'extrémisme de l'islam radical justifiant la tolérance envers des régimes dictatoriaux, comme ce fut le cas encore récemment avec la Libye, la Tunisie ou l'Egypte.
Deuxième grand sujet, un peu « académique », de toute AG de l'ONU : le conflit israélo-palestinien que va vous présenter Leila Aïchi.