C’est cela qui doit nous inciter à apporter une réponse globale, à proposer une réforme législative efficace, qui traitera la problématique dans son ensemble.
Avant de revenir sur le texte issu des travaux de la commission, je m’attarderai un instant sur la proposition de loi initiale, dont ont évidemment pris connaissance les associations des gens du voyage avec lesquelles nous travaillons à la construction d’un équilibre décent.
Or, j’y insiste de nouveau, ce texte n’est pas à la hauteur de vos propres réflexions, monsieur Hérisson. Il ne peut qu’aggraver les difficultés rencontrées par les élus locaux, alors même que vous entendez, à travers lui, répondre à leurs préoccupations.
En effet, comment prétendre restaurer l’ordre, le respect des lois sans même envisager de tenir des engagements aussi essentiels que celui de l’abrogation de la totalité de la loi du 3 janvier 1969, sans demander à tous, gens du voyage, mais aussi élus locaux, de respecter également les lois de la République ?
Ce texte, dans sa version originale, est en outre inutilement vexatoire : il aggrave des sanctions pour les voyageurs qui sont en réalité très peu prononcées par les tribunaux et il instaure un mécanisme d’évacuation forcée qui, à l’évidence, s’affranchit des principes constitutionnels pourtant applicables à tous, et cela sans jamais aborder la question de l’inexécution, depuis treize ans maintenant, des obligations mises à la charge des communes.
En effet, la loi Besson demeure en grande partie lettre morte, et nous le regrettons. La Cour des comptes l’a établi sans conteste : le taux de réalisation des aires d’accueil atteignait à peine 52 % au 31 décembre 2010, et seulement 29 % pour les aires de grand passage. À ma connaissance, la proposition de loi est muette sur ce sujet.
On doit, de surcroît, constater que ce texte n’est pas complet et qu’il comporte même des sources de tensions supplémentaires.
La commission des lois et la commission des affaires économiques ont toutes deux pointé les lacunes de la proposition de loi. M. le rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques, M. Claude Dilain, estime « que la proposition de loi n’apporte pas les garanties suffisantes du point de vue juridique et est déséquilibrée et incomplète ». M. Jean-Yves Leconte, rapporteur de la commission des lois, va dans le même sens.
Vous avez, messieurs les rapporteurs, tenté de faire évoluer ce texte. Toutefois, malgré vos efforts, je crains que le chemin à parcourir ne soit encore bien long pour que le texte réponde avec le réalisme et la rigueur nécessaires à l’intégralité des enjeux et des attentes.
Ainsi, malgré les améliorations introduites par la commission, ce texte demeure hasardeux sur le plan juridique. Je prendrai deux exemples.
En premier lieu, pour faciliter l’évacuation des campements illicites, j’ai bien noté que l’article 2 du texte de la commission différait de l’article 2 du texte initial, qui tendait à supprimer la condition d’ordre public permettant l’évacuation d’office. Vous inspirant de la proposition de loi du député Dominique Raimbourg, vous ne supprimez pas la condition d’ordre public, mais vous ajoutez au texte. Ainsi, dès lors que l’intérêt général est en cause, vous prévoyez la possibilité d’évacuer un campement illicite à la condition qu’existe une aire d’accueil spécialement aménagée dans un rayon de 30 kilomètres. Cette disposition reste, pour l’heure, soumise à expertise au sein du Gouvernement.
En second lieu, l’article 4 instaure un délai d’exécution de la mise en demeure de quitter les lieux, qui ne peut être supérieur à six heures en cas de réitération d’une occupation illicite d’un terrain par les mêmes personnes au cours de l’année écoulée. Or l’évacuation n’est pas une sanction, mais une mesure de police administrative sur laquelle l’état de récidive ne peut donc avoir aucune incidence. Établir une différence de traitement entre récidivistes et non-récidivistes porterait ainsi atteinte au principe constitutionnel d’égalité devant la loi, sans parler du caractère très peu opérationnel d’un tel dispositif.
Outre sa fragilité juridique, ce texte comporte des dispositions inapplicables ou superflues.
Ainsi, la réduction à quarante-huit heures, au lieu de soixante-douze heures, du délai prévu à l’article 5 pour que le juge statue est contre-productive, car elle ne laisse pas à l’administration le temps d’apporter la contradiction aux allégations des requérants. Faut-il ajouter que le dépassement de ce délai par le juge n’est assorti d’aucune sanction ?
Enfin, la proposition faite à l’article 6 de confier à l’État la police des grands passages et des grands rassemblements des gens du voyage dans les communes à police étatisée est inutile : en effet, dans ces communes, l’État a déjà la charge de la police des grands rassemblements, lesquels incluent les grands passages. En outre, la procédure d’information préalable pour toute installation d’un groupe de plus de cinquante caravanes est sans doute souhaitable, mais elle ne peut être assortie d’aucune sanction au plan légal, car celle-ci viendrait se heurter au principe de liberté de circulation.
Juridiquement hasardeux, opérationnellement douteux, ce texte met par ailleurs de côté deux questions qui me semblent très importantes s’agissant de la situation des gens du voyage.
Il est d’abord un sujet auquel je suis, de par mes fonctions, particulièrement sensible : la question de la scolarisation des enfants des gens du voyage.
Là encore, les responsabilités sont partagées.
Il y a, d’une part, la responsabilité des communes. Je tiens à rappeler ici que le refus de scolarisation d’un enfant présent sur le territoire communal est susceptible de caractériser le délit de refus discriminatoire d’un droit accordé par la loi par une personne dépositaire de l’autorité publique au sens des articles 225-1 et 432-7 du code pénal, délit passible d’une peine de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.
Je connais les difficultés rencontrées par certaines communes, mais il me semble impossible de transiger sur ce principe, conforme aux engagements que nous avons contractés en matière de protection due aux enfants. Il nous arrive d’ailleurs très fréquemment, au ministère dont j’ai la charge, de rappeler aux élus cette obligation qui incombe à toute municipalité de scolariser les enfants présents sur son territoire, même si la situation des parents peut être sujette à critique.
Il y a, d’autre part, de façon symétrique, la responsabilité des parents, même si le mode de vie non sédentaire est évidemment source de complexité. Le préfet Hubert Derache, dans son rapport au Premier ministre consacré aux gens du voyage, a montré qu’il « reste des voies de progression au niveau du collège et surtout au niveau du lycée général ou du lycée professionnel ». Je pense en effet qu’il nous faut convaincre tout le monde, y compris les parents de ces enfants, que la meilleure manière de sortir des difficultés sociales que ces populations connaissent très souvent est précisément de permettre aux enfants d’avoir une éducation de qualité et d’être scolarisés au-delà de l’école primaire.
L’éducation nationale elle-même doit prendre sa part. Nous avons réactivé, par trois circulaires parues en octobre 2012, le réseau des « centres académiques pour la scolarisation des enfants allophones nouvellement arrivés et des enfants issus des familles itinérantes et de voyageurs », ce qui constitue, selon le rapport Derache, « la bonne réponse pour mettre sous tension le réseau éducatif en direction des enfants de voyageurs ».
Je dois dire à cet instant que j’ai eu l’occasion de visiter, notamment dans la région de Grenoble, un certain nombre d’établissements scolaires où les enseignants se sont investis de façon remarquable sur ce sujet. J’ai également visité une école qui accueille, dans le 12e arrondissement de Paris, les enfants des forains qui animent chaque année la Foire du Trône. On souligne souvent les réticences de certains élus à accueillir les enfants des gens du voyage, mais il faut aussi saluer le travail accompli par un certain nombre d’enseignants pour accueillir ces enfants, qui arrivent parfois en cours d’année et repartent avant la fin de l’année, et faire en sorte qu’ils rattrapent le retard qu’ils ont pu accumuler et qu’ils se sentent accueillis à égalité au sein de l’école. Il me semble qu’on ne rend pas suffisamment justice au travail accompli dans les établissements scolaires pour faire face aux besoins particuliers des enfants.
Le deuxième sujet que je souhaite évoquer est le refus de toute discrimination, de toute stigmatisation.
J’ai souvent reçu des associations de gens du voyage, qui ont parfois le sentiment que leurs problèmes ne sont pas suffisamment pris en considération par notre dispositif de lutte contre les discriminations, en dépit de leur mode de vie spécifique.
Nous devons précisément nous efforcer de lutter contre tout ce qui renforce le repli sur soi, la méfiance, et qui remet en cause le vivre ensemble.
La loi de 3 janvier 1969 est, depuis quelques années, au cœur des interrogations. Vous avez vous-même, monsieur Hérisson, en tant que parlementaire en mission, remis au Premier ministre un rapport sur le sujet qui a été salué sur diverses travées.
Le Conseil constitutionnel a censuré l’obligation faite à une certaine catégorie de gens du voyage de détenir un carnet de circulation et de le faire viser périodiquement sous peine d’emprisonnement. Il a jugé qu’il y avait là une atteinte manifeste à l’exercice de la liberté d’aller et de venir, une atteinte disproportionnée au regard du but poursuivi.
Le Conseil constitutionnel a également considéré que les dispositions de la loi du 3 janvier 1969 imposant aux gens du voyage trois ans de rattachement ininterrompu dans la même commune pour être inscrits sur les listes électorales étaient contraires à la Constitution.
Le Conseil constitutionnel a donc une jurisprudence particulièrement vigilante, ancienne et constante sur les mesures qui restreignent l’exercice par les citoyens de leurs droits civiques.
Le caractère discriminatoire de cette loi n’avait au demeurant pas échappé à de nombreux parlementaires. Je tiens ainsi à citer la proposition de loi sénatoriale déposée en juin 2011, qui visait notamment à appliquer aux gens du voyage le droit commun en matière d’inscription sur les listes électorales. Une initiative similaire a également été prise par le groupe écologiste du Sénat en juin 2012. Je tiens enfin à souligner le travail important mené depuis décembre 2010 par le groupe socialiste de l’Assemblée nationale ; .malheureusement, la proposition de loi issue de ces travaux fut à l’époque rejetée en séance par la majorité UMP, à l’exception de quelques voix très respectées comme celle d’Étienne Pinte.
C’était il y a presque trois ans. Aujourd’hui, l’état d’esprit a changé et le Conseil constitutionnel est venu conforter cette analyse. Il me semble donc que toutes les conditions sont réunies pour que nous puissions rédiger une loi assez complète, qui engloberait divers aspects de cette problématique des gens du voyage.
Depuis maintenant plus d’un an, un travail est mené par le Gouvernement sur ce sujet, dans une concertation très poussée.
Il a déjà été beaucoup question du poids des représentations et des attentes de nos concitoyens. Il me semble que nous pouvons désormais aller plus loin, si toutefois nous prétendons à l’efficacité.
C’est dans cette perspective que, dès le mois d’octobre 2012, le Gouvernement a lancé une large consultation impliquant les associations représentatives des gens du voyage et l’Association des maires de France, avant d’entamer un travail avec les parlementaires, au premier rang desquels figure M. Jean-Yves Leconte.
C’est aussi ce souci d’efficacité qui a conduit le ministre de l’intérieur à rechercher le consensus autour d’un texte équilibré, qui exigerait de tous le respect d’un certain nombre de droits et devoirs.
Par ailleurs, une très intéressante journée d’étude, rassemblant des parlementaires de toutes sensibilités politiques, a été organisée à ce sujet par Dominique Raimbourg.
Ont été associés à ces travaux le ministère de l’intérieur, le ministère du logement, le ministère des affaires sociales. Il ne faudrait pas oublier le ministère de l’éducation nationale, qui joue un rôle non négligeable dans l’insertion de ces populations.
Cela a été rappelé, le Premier ministre avait confié au préfet Hubert Derache une mission d’appui à la définition d’une stratégie d’action renouvelée sur la question des gens du voyage. Le rapport qu’il a remis a constitué une véritable feuille de route pour le Gouvernement et a été l’occasion d’un travail très approfondi.
Par ailleurs, là encore après une longue concertation, le député Dominique Raimbourg a déposé une proposition de loi relative au statut, à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage, qui nous semble répondre à l’ensemble des problématiques essentielles qui se posent en la matière, dans le prolongement de la décision du Conseil constitutionnel.
Il me semble que la proposition de loi de M. Raimbourg prend également en compte les attentes des élus, notamment en ouvrant aux élus locaux qui ont respecté leurs obligations en matière d’aires d’accueil la possibilité d’obtenir plus facilement du préfet l’évacuation des occupants d’un campement illicite de gens du voyage lorsqu’il existe dans un rayon de 50 kilomètres une aire d’accueil spécialement aménagée et offrant des capacités d’accueil suffisantes.
Comme l’avait souligné le ministre de l’intérieur lors du colloque organisé à l’Assemblée nationale en juillet dernier, il est essentiel que « les élus locaux, qui ont le souci d’offrir à tous un accueil digne – et ils sont nombreux –, ne soient pas pris au piège de leur engagement ».
Dans le même temps, la proposition de loi Raimbourg rappelle les termes de la loi de 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage et les obligations faites aux communes de plus de 5 000 habitants. Ainsi, elle prévoit de renforcer les pouvoirs de substitution du préfet en matière de construction d’aires d’accueil.
En effet, vous en conviendrez avec moi, on ne peut pas accepter le retard qu’ont pris trop de communes en matière d'aménagement des aires d'accueil des gens du voyage, notamment les aires d'accueil permanentes et les aires de grand passage. L'équilibre entre les droits et les devoirs prévus par la loi doit s'appliquer à tous !
On peut donc affirmer que le Gouvernement a également pris des initiatives afin de garantir dans la durée la refondation de la politique relative aux gens du voyage. Cela implique l’existence d’une instance de un dialogue vivant et constructif entre l’ensemble des parties prenantes. Cela suppose aussi qu’un aiguillon soit donné à tous les départements ministériels concernés.
Aussi, conformément aux préconisations du rapport d’Hubert Derache, le Premier ministre a très récemment confié à la DIHAL – délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement – une nouvelle mission : le secrétariat et l’animation de la Commission nationale consultative des gens du voyage.
Comme l’a souligné ma collègue Cécile Duflot lors de de la 8ème Journée nationale des gens du voyage à Chambéry, le 3 décembre dernier, la DIHAL consultera très prochainement l’ensemble des membres de cette commission afin de revisiter son rôle et son mode de fonctionnement, et ce à plusieurs égards : pour asseoir sa place dans le pilotage des politiques publiques en faveur des gens du voyage ; pour renforcer sa capacité d’analyse et d’expertise, ce qui implique que cette commission soit une véritable instance de concertation, où s’expriment la pluralité des regards et la diversité des attentes, de manière à être capable d'impulser des projets ; pour étendre ses compétences et lui donner un rôle plus décisionnel, ce qui passe notamment par l'instauration de groupes de travail thématiques et par le renforcement du lien avec les commissions départementales.
Reste la question des grands rassemblements, distincte de celle des aires accueil et de grand passage. Il me semble important de traiter ce sujet de façon autonome. Le Gouvernement va confier une mission spécifique dans les prochaines semaines à deux parlementaires, l'un de la majorité et l'autre de l’opposition. Celle-ci aura pour objectif de construire un cadre stable et pérenne, nécessaire pour anticiper et préparer ces événements de grande ampleur, qui peuvent bouleverser momentanément la vie des habitants dans les territoires concernés.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, vous aurez compris l’état d’esprit du Gouvernement : la cohérence, l’équilibre, l’apaisement, l’efficacité, sont les fondements de notre méthode en même temps que nos objectifs.