Le fait est que je n’ai pas entendu de critiques sur l’action d’une ancienne puissance coloniale ou sur l’ingérence des grandes puissances.
La situation n’est pas la même en Syrie, où le massacre de la population par le pouvoir de Bachar Al-Assad se poursuit sous la protection de la Russie, dont la vigilance ne se dément pas au Conseil de sécurité des Nations unies.
Pis, le pouvoir syrien, relégitimé par le désarmement de son arsenal chimique, marque des points sur le terrain. Au nom de la souveraineté de l’État syrien, la communauté internationale assiste impuissante à une véritable entreprise criminelle à grande échelle, qui risque de plonger l’ensemble de la région dans le chaos.
Le Président de la République lui-même s’est exprimé ainsi devant les ambassadeurs : « Dois-je rappeler que ce conflit a fait déjà plus de 100 000 morts, et qu’il se propage désormais à l’ensemble de la région ? Au Liban par des attentats. En Jordanie et en Turquie par l’afflux des réfugiés. En Irak par le déchaînement de violences meurtrières. Cette guerre civile menace aujourd’hui la paix du monde. »
En dépit de ce constat, rien ne bouge ; et nos récents entretiens à l’ONU ne nous incitent pas à l’optimisme sur les chances de réussite de la conférence de Genève II, qui doit se tenir dans une quinzaine de jours.
Si je partage l’analyse russe sur le danger que constituent l’islamisme radical et le terrorisme qui en est issu, je ne peux que constater que le soutien indéfectible de la Russie au régime syrien a puissamment contribué à l’essor du djihad en Syrie et au renforcement des extrêmes.
J’ai dit à nos amis russes qu’une bonne application du principe de responsabilité de protéger aurait dû les conduire à trouver par la négociation, voilà maintenant plus de deux ans, une solution politique. En vérité, c’est la radicalisation provoquée par le soutien sans concession de la Russie au régime syrien qui conduit à l’impasse dramatique et très dangereuse que nous connaissons aujourd’hui.
L’exemple syrien met en évidence une panne du système international de résolution des crises qui me paraît doublement dangereuse : dangereuse en raison des risques de contagion régionale sur le terrain, elle l’est aussi parce qu’elle révèle le blocage institutionnel de l’ONU.
Le second sujet de préoccupation que je désire aborder est l’Europe, qui est – faut-il le rappeler ? – notre priorité politique. Dans ce domaine, la réflexion a été bloquée par la perspective des élections allemandes, tant il est vrai que, sans ce pays et sans la reconstruction urgente d’une action commune franco-allemande, la panne de l’Union européenne pourrait encore s’aggraver.
Ces élections passées, nous attendons, en retenant notre souffle, les élections européennes et, surtout, la mise en place d’une nouvelle commission, en espérant qu’un nouvel élan en sortira.
Je ne souhaite pas évoquer à cet instant le manque évident de solidarité de l’Europe et des pays européens vis-à-vis de la France au Mali, et surtout en RCA.
Cela étant, j’ai été frappé par cette analyse du Président de la République : « Ou l’Europe est capable de se redessiner un projet ou, lentement mais sûrement, elle connaîtra un processus de désintégration, de déclassement, qui non seulement sera fatal à l’Europe, qui a constitué la grande aventure humaine de ces soixante-dix dernières années, mais qui sera préjudiciable pour l’ensemble du monde, parce que l’Europe est une référence, est un cadre, est même un exemple de coopération régionale. »
Je sais, monsieur le ministre, que vous partagez nos inquiétudes, qui sont aussi celles des nombreux Européens convaincus de cette assemblée. Vers quoi allons-nous ? Vers une régression ? Vers une consolidation bancale – car il est évident que nous ne pouvons pas nous contenter de ce qui existe ? Vers une intégration plus forte, souhaitée par nos collègues Daniel Reiner et Jacques Gautier en matière de défense ? Vers une Europe à deux ou trois vitesses ?
Je souhaite que vous nous éclairiez sur la politique de relance que vous entendez mener après les élections européennes.
Avant de conclure, je voudrais aborder nos relations avec la Russie.
Juste avant la dernière suspension de nos travaux, j’ai conduit une courte mission à Moscou, à laquelle ont participé Christian Cambon, Michelle Demessine et Yves Pozzo di Borgo. Nous avons rencontré des responsables des ministères russes des affaires étrangères et de la défense, du parlement russe et de la commission des droits de l’homme.
Nos relations sont difficiles avec ce grand pays, qui est et ne peut qu’être un grand partenaire de la France et de l’Europe ; j’ai moi-même souligné les divergences fortes qui nous opposent, sur la Syrie et sur quelques autres sujets irritants – je pense en particulier aux problèmes récurrents en matière d’adoption.
Je ne prétends pas faire à cette tribune une analyse de nos difficultés ; je veux seulement souligner l’excellent climat de nos entretiens, avec nos collègues du Conseil de la Fédération, bien sûr, mais aussi avec les représentants de l’exécutif : nous avons senti une volonté évidente de coopérer et de faire évoluer les choses.
Pour ce qui concerne le problème syrien, qui est emblématique de nos divergences d’approche, nous comprenons bien que la menace islamiste est très prégnante en Russie, qui compte près de 20 millions de musulmans sur son sol ; les attentats récents le rappellent, à la veille des Jeux olympiques d’hiver à Sotchi. Reste que le soutien à l’une des pires dictatures du moment aboutit au résultat inverse de celui qui est recherché : le succès de l’islamisme radical et, par voie de conséquence, une véritable déstabilisation régionale.
Le refroidissement momentané de nos relations avec la Russie n’est pas acceptable ; je sais, monsieur le ministre, que vous en êtes le premier persuadé.
À notre niveau, nous souhaitons plus de Russie. Mon homologue du Conseil de la Fédération, M. Marguelov, et moi-même avons décidé de multiplier les échanges. C’est ainsi que nous avons appelé ensemble à une réunion des sénats du G8 à l’occasion du prochain sommet. Nous avons également décidé de nous rencontrer plus régulièrement pour brasser des idées ; non pas d’une manière générale et désordonnée, mais sur des thèmes précis et choisis de concert. Bien sûr, nous en parlerons avec le Quai d’Orsay.
Enfin, avec Mme Patricia Adam, présidente de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, j’ai invité M. Rogozin, vice-premier ministre chargé de la politique d’armement, à être l’hôte d’honneur de nos universités d’été de la défense, au mois de septembre prochain à Bordeaux. §Preuve que la diplomatie parlementaire peut peut-être jouer un rôle dans notre politique étrangère, à côté, monsieur le ministre, de la politique que vous menez.
Permettez-moi, pour finir, de faire mention du passionnant ouvrage que vient de faire paraître Pierre Grosser, intitulé Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au XXI e siècle. L’auteur traite du complexe de Munich, de celui de Suez et de celui du Vietnam, pour montrer tous les risques de la diabolisation de l’adversaire.
De fait, la diplomatie consiste à parler aussi à ses ennemis ; on ne choisit pas son interlocuteur. Raison pour laquelle, comme le montre Pierre Grosser, la diabolisation n’est pas probante.
Par ailleurs, les diables ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Le monde est plus complexe, même si le propos de Pierre Desproges cité dans l’ouvrage – permettez-moi de conclure avec cette référence sur un ton plus léger – demeure indépassable : « L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui ! »