C’est toujours avec un grand plaisir que je me retrouve devant vous. Pour répondre au souhait du président Carrère, je viendrai au Sénat chaque fois que vous le souhaiterez, soit en commission, soit dans l’hémicycle. Je prendrai toutefois le soin de ne pas vous mobiliser chaque semaine au point d’empêcher du même coup mes autres collègues d’avoir le plaisir de discuter avec vous. §
Je vais passer en revue les principaux thèmes que vous avez abordés et qui se recoupent – c’est très compréhensible. J’espère que l’on m’excusera si mes réponses ne comportent pas toutes les précisions que vous m’avez demandées mais nous aurons l’occasion, j’en suis certain, de satisfaire votre curiosité légitime lors d’autres débats, en séance publique ou en commission.
Je commencerai par faire écho aux propos tenus notamment par le président Carrère et Jean-Pierre Chevènement pour situer la perspective. J’ai eu l’occasion – et je vois avec plaisir que cette analyse chemine dans les esprits des uns et des autres – de définir à plusieurs reprises ce que je pensais être la conjoncture internationale particulière dans laquelle nous nous trouvons.
De très grands mouvements se font à travers la planète. M. Besson vient de nous parler de la Chine. D’autres ont abordé, avec raison, la question générale des pays émergents. Il y a la position tout à fait nouvelle prise par les États-Unis d’Amérique, qui hésitent entre présence et retrait. Il y a l’attitude de la Russie. Et, au-delà de ces positions diverses et toujours très importantes, il y a toute une série de mutations technologiques et le renversement d’un certain nombre de termes de l’échange entre le Nord et le Sud.
Pour résumer les choses, M. Jean-Pierre Chevènement a repris une expression que j’avais utilisée, je préfère qu’il me cite plutôt que je me cite moi-même car lorsque l’on se cite soi-même, il faut se méfier, c’est l’âge qui vient ! §Le monde vit un grand chambardement.
Ce chambardement, comment se traduit-il ? J’ai dit à plusieurs reprises – tiens, je me contredis moi-même ! – que pendant très longtemps le monde a été dans une situation bipolaire. Qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite, c’étaient l’URSS et les États-Unis qui, par leur opposition ou leur complicité, subjective ou objective, dictaient, finalement, le cheminement du monde. La France avait – cela variait selon les époques – une position forte, indépendante, et elle avait bien raison de l’avoir. Il n’en demeurait pas moins que les deux régimes en question donnaient le la.
Ensuite, avec la chute du mur de Berlin et avec l’effondrement de l’Union soviétique, s’est ouverte une période où le monde était plutôt unipolaire. Les États-Unis possédaient, en effet, les éléments de la puissance, qu’elle soit économique, technologique, militaire ou puissance culturelle ; cette dernière n’est, d'ailleurs, pas la moins importante.
On dit parfois, c’est une facilité de langage, que nous sommes nombreux à utiliser, à mon sens à tort, que nous sommes entrés dans un monde multipolaire. Je pense que ce n’est pas tout à fait exact. Je considère que nous devons aller vers un monde multipolaire, organisé.
Et nous voyons bien quelle organisation pourrait porter cette nouvelle vision du monde, l’Organisation des Nations unies, avec un Conseil de sécurité qui fonctionnerait davantage, qui serait plus représentatif, avec des organisations régionales, l’Europe, l’Afrique, l’Asie ou les Asies… Et nous souhaitons travailler, c’est, en tout cas, la position constante de la France, qui ne me paraît pas contestée ici, pour ce monde multipolaire organisé.
Pour le moment, nous sommes dans un monde que je qualifierai plutôt de « zéro polaire », non pas qu’il n’y ait pas des puissances qui l’emportent sur d’autres par leur rayonnement, mais il n’y a pas une seule puissance ou un groupe de puissances qui puisse trancher en dernière instance.
Et c’est ce qui explique deux phénomènes. D’une part l’absence regrettable de solution à beaucoup de crises, la paralysie du Conseil de sécurité ; il l’est avec l’affaire dramatique de la Syrie, et il l’a été dans d’autres circonstances. Donc, il n’y a pas des solutions faciles aux crises par le jeu des puissances ou de leurs alliances. D’autre part, en même temps, cela donne à la France, puissance globale, qui a toute la palette des instruments, même si elle ne compte que 65 millions d’habitants, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies – merci au général de Gaulle ! –, une force nucléaire et des capacités de projection, une langue, un rayonnement économique, un appareil diplomatique qui reste, par son extension, le troisième du monde, alors que l’appareil culturel, lui, est le premier, des principes, une voix. Dès lors, dans le tableau des puissances globales – et là, je passe de l’abstrait au concret –, quand je représente la France dans une réunion internationale, qui peut parler, engager son pays, prendre des décisions concrètes et, le cas échéant, risquer des hommes ?
Les États-Unis d’Amérique peuvent le faire mais ils ne veulent plus engager leurs troupes au sol. Ils sont intéressés par l’Asie, par le problème israélo-palestinien, mais il leur est difficile d’aller au-delà. Ils ont subi, c’est vrai, des revers terribles en Irak, des pertes considérables en Afghanistan.
La Grande-Bretagne, qui est un grand pays. Mais lorsque son gouvernement a soumis sa position vis-à-vis de la Syrie à la Chambre des Communes, celle-ci lui a demandé de reprendre sa copie.
Et il y a la France, puissance globale. Quand le Président de la République engage le pays en matière internationale, en matière de défense, eh bien, il engage vraiment le pays, quelles que soient nos contraintes et insuffisances. Vous avez mené sur le budget de la défense un combat très important et positif.
Monsieur Cambon, cher ami, je vous ai connu sous un meilleur jour. Vous avez, certes, rendu hommage à nos soldats et vous avez tout à fait raison. Toutefois, vous avez employé, à propos de nos armées et du budget, un terme tellement excessif que je me suis demandé dans quel état pourraient être les autres armées en Europe si vous aviez raison sur la nôtre, qui est la première ! Oui, bien sûr, vous connaissez la formule : quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console…
En tout cas, avec toutes les imperfections qui sont les nôtres, nous sommes capables de faire ce que les autres ne peuvent pas faire !
Dans la description de la situation actuelle que j’ai entendue, une chose est revenue d’une façon parfois critique. Sans l’avoir prise pour moi, je la trouve assez injuste. Plusieurs d’entre vous ont souhaité connaître nos orientations générales. Je vais vous répondre pour que vous gardiez très précisément cela en tête.
Le Président de la République, qui définit les grands termes de notre diplomatie, et moi, qui dirige le Quai d’Orsay, nous voulons faire quatre choses, quatre pas huit !
Premièrement, la paix et la sécurité. Voilà l’objectif que nous poursuivons, y compris – cela ne peut paraître paradoxal qu’à des esprits superficiels –, en intervenant.
Deuxièmement, la planète. Cela veut dire au moins deux séries de choses : d’une part, l’organisation générale de la planète ; d’autre part, – j’ai d’ailleurs été étonné qu’on n’en parle pas – les enjeux écologiques et environnementaux.
Au cours des deux années à venir, d’ici à décembre 2015, nous allons non seulement parler mais agir très concrètement, nous, la France, en particulier. En effet, la question du dérèglement climatique est absolument fondamentale, existentielle – au sens étymologique de ce terme. Nous avons l’honneur de présider la conférence de Paris « Climat 2015 », qui va décider, je l’espère, des mesures à prendre pour, sans exagérer, sauver la planète.
Troisièmement, l’Europe. Je vais en parler.
Quatrièmement, ce que j’appellerai d’un mot plus général, le redressement, le rayonnement. Vous avez, les uns et les autres, – et je vous en remercie – souligné cette évidence qu’est la diplomatie économique. Évidemment, elle est liée à la politique générale.
Tels sont les quatre objectifs.
Toute notre action doit être rapportée à ces quatre objectifs, l’organisation et l’administration du ministère étant elles-mêmes subordonnées à ces objectifs.
Si notre débat permet en particulier d’éclairer sur ces objectifs, tant mieux, car ils constituent le but que nous essayons d’atteindre, souvent avec succès, mais parfois avec des difficultés. En vous entendant les uns et les autres – c’est le jeu normal du débat parlementaire –, je me disais : quel dommage que la France ne soit pas le seul pays en Europe ! Mais nous sommes 28 États membres, que nous devons tout de même convaincre. Je pense en particulier à la défense européenne.
Ou bien on est contre une défense européenne, et les choses sont simples. Mme Demessine, qui a malheureusement dû partir avant la fin de notre débat, appartient à un parti dont il ne me semble pas qu’il soit un immense défenseur de la défense européenne. Sa position est cohérente. Mais il ne faut alors pas regretter que les Européens ne nous accompagnent pas !
Ou bien on est pour la défense européenne. J’ai entendu M. Cambon – je ne vais pas m’en prendre à lui, d’autant que je l’estime beaucoup ! – regretter, comme moi, que nos partenaires ne nous aident pas davantage. Mon cher ami, je vous ferai remarquer que votre parti appartient au PPE. Quand j’essaie de convaincre mes amis et collègues ministres des affaires étrangères de l’ensemble des pays européens, je me retrouve confronté à une immense majorité qui appartient à cette très estimable formation. Je vous demande d’utiliser votre talent – il est grand !– et votre énergie – elle est puissante ! – pour les convaincre de venir aider nos soldats.