Intervention de Jean-Claude Lenoir

Réunion du 7 janvier 2014 à 21h30
Débat sur l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français

Photo de Jean-Claude LenoirJean-Claude Lenoir :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois a confié à Corinne Bouchoux et à moi-même, voilà un an, une mission qui s’est conclue par la remise d’un rapport intitulé « L’indemnisation des victimes des essais nucléaires français : une loi qui n’a pas encore atteint ses objectifs ». Ce titre reflète une approche un peu plus positive que ne l’a dit à l’instant M. le président de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois.

Corinne Bouchoux et moi avons travaillé dans les meilleures conditions, formant un binôme que d’aucuns ont qualifié d’« improbable ». Le résultat de ce travail a montré, je pense, que nous pouvons œuvrer ici en bonne intelligence sur des sujets qui intéressent l’ensemble de nos concitoyens.

J’exposerai pour ma part les principales dispositions de la loi, avant d’identifier les blocages rencontrés pour son application. Ma collègue Corinne Bouchoux s’attachera à présenter un certain nombre de propositions et à rappeler les avancées que notre travail en commun a déjà permises.

C’est le 13 février 1960 qu’a explosé près de Reggane, dans le Sahara, la première bombe atomique française, dans le cadre de l’opération Gerboise bleue, qui comportait quatre tirs. Au total, la France aura procédé à 210 tirs nucléaires, d’abord atmosphériques, puis souterrains, les premiers dans le Sahara et les suivants, une fois que l’Algérie eut acquis son indépendance, en Polynésie Française.

Il faut le dire, la contribution de celles et de ceux qui ont participé à ce programme nucléaire s’est faite au prix de sacrifices importants, de souffrances avérées. Certains ont même payé cet engagement de leur vie.

En effet, notamment au cours des premières années, les tirs atmosphériques ont provoqué de vrais accidents. Quatre sont survenus dans le Sahara : l’essai Béryl, en 1962, a sans doute produit le plus d’effets ; il a été suivi, entre 1963 et 1965, de trois autres – Améthyste, Rubis et Jade –, qui ont également entraîné des retombées radioactives. Un cinquième accident a été constaté en Polynésie, à l’occasion de l’essai atmosphérique Centaure du 17 juillet 1974.

Malgré toutes les précautions prises à l’époque, les personnels concernés n’ont pas toujours été confinés et certains d’entre eux ont été victimes de retombées radioactives ayant entraîné des maladies et parfois des décès.

Cette situation fait l’objet de débats nourris depuis longtemps, dans les milieux politiques et au sein des associations regroupant les vétérans de ces essais. Assez récemment, plusieurs initiatives ont été prises par l’ensemble des groupes politiques de l’Assemblée nationale et du Sénat, visant à ce qu’une loi apporte des réponses satisfaisantes en matière de reconnaissance et d’indemnisation des victimes.

C’est finalement le précédent gouvernement, en la personne d’Hervé Morin, ministre de la défense, qui a pris l’initiative de faire examiner par le Parlement, en 2009, un projet de loi qui est devenu la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français.

Cette loi répondait à trois objectifs.

Le premier était de reconnaître et de réparer le préjudice subi par les personnes ayant été exposées aux radiations.

Le deuxième objectif était de simplifier les procédures. Auparavant, les victimes devaient en effet se tourner vers le tribunal administratif, de façon isolée et sans disposer d’un support juridique adapté.

Le troisième objectif était d’apporter une juste indemnisation au regard du préjudice subi. La loi prévoyait notamment, à cet égard, qu’il n’incombait pas au demandeur d’établir le lien de causalité entre sa maladie et son exposition aux radiations, mais qu’il appartenait aux pouvoirs publics de démontrer l’inexistence d’un tel lien.

Mes chers collègues, vous connaissez l’essentiel du contenu de la loi de 2010. Elle pose trois critères de lieu, de période et de maladie pour l’ouverture du droit à indemnisation.

Les lieux sont bien identifiés : le Sahara, où vivaient à peu près 40 000 sédentaires et où le centre d’expérimentation militaire employait quelque 10 000 personnes ; la Polynésie, où le nombre des agents ayant de près ou de loin travaillé sur les expérimentations peut être estimé à environ 150 000, la population polynésienne concernée s’élevant à quelques dizaines de milliers de personnes.

En Polynésie, les sites sur lesquels des expositions ont pu se produire sont, outre les trois archipels principaux de Mururoa, de Fangataufa et de Hao, les archipels environnant les îles Gambier, pour des périodes plus courtes, ainsi que l’île de Tahiti, qui, en 1974, après l’essai Centaure, a été touchée par des retombées radioactives.

Pour ce qui concerne les doses de radioactivité supportées par les personnes concernées, elles ont été dans la plupart des cas un peu supérieures à 5 millisieverts, ou mSv. Environ 900 personnes ont été exposées à des doses comprises entre 5 et 10 mSv. Pour que ces chiffres paraissent moins abstraits, je précise qu’un Français reçoit, par an, 2, 4 millisieverts en moyenne. On comprend dès lors l’importance d’une exposition à une dose de 5 à 10 mSv en l’espace de quelques heures. Du reste, au Sahara, une centaine de personnes ont pu recevoir une dose supérieure à 50 mSv, ce qui est le maximum annuel admis aux États-Unis pour un travailleur d’une centrale nucléaire. Ces quelques chiffres permettent de situer l’importance des doses dont il est question.

Une liste exhaustive des maladies retenues pour l’ouverture du droit à l’indemnisation a également été fixée, en conformité avec les préconisations du Comité scientifique des Nations unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants. Elle a été complétée ultérieurement : j’y reviendrai dans un instant.

Par ailleurs, la loi de 2010 a permis la mise en place du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires et de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, chargée de formuler un certain nombre d’avis sur les questions touchant à l’application de la loi.

Enfin, la loi a instauré la présomption de causalité : il n’incombe plus à la personne concernée de prouver l’existence d’un lien entre la maladie contractée et une exposition à des radiations liées aux essais nucléaires ; il appartient aux pouvoirs publics de prouver l’absence d’exposition ou, en tout cas, l’absence de conséquences de celle-ci.

La loi comportait d’autres avancées non négligeables : elle accordait aux ayants droit un délai de cinq ans après sa promulgation, intervenue le 5 janvier 2010, pour formuler des demandes d’indemnisation, et les indemnités reçues étaient réputées non fiscalisables, comme l’avaient demandé les associations de victimes.

Au total, comme le rappelait à l’instant le président Assouline, tout a été mis en place dans des délais très rapides. La loi a été promulguée le 5 janvier 2010. Le premier décret a été signé le 11 juin 2010, le second, qui créait le CIVEN, l’a été le 23 juillet 2010. Cette instance a pu tenir sa première réunion dès le 20 septembre de la même année.

En outre, les associations de victimes s’étaient fortement mobilisées pour informer leurs adhérents du contenu de la loi. Les pouvoirs publics ont multiplié les messages d’information.

Toutefois, bien que ses dispositions aient fait l’objet d’une forte médiatisation, la loi du 5 janvier 2010 n’a pas produit les effets escomptés.

J’étais député à l’époque de son élaboration, et je me souviens que son dispositif avait recueilli un très large consensus : tout le monde était d’accord pour que la France se range du côté des victimes. Pourtant, nous n’avons pas enregistré les résultats attendus.

On estimait alors que, pour une population d’un peu plus de 200 000 personnes concernées, quelque 20 000 dossiers pourraient être déposés et qu’entre 3 000 et 5 000 ouvriraient droit à indemnisation. À la fin du mois d’octobre de l’année dernière, 861 dossiers avaient été déposés, dont seulement 12 avaient donné lieu à indemnisation. Les 10 millions d’euros qui avaient été inscrits dès le départ dans la loi de finances pour permettre cette indemnisation n’ont été consommés que très partiellement : au total, seulement 300 000 euros ont été versés, alors que la classe politique était unanimement favorable à ce qu’une réparation juste soit apportée aux personnes qui avaient été exposées aux radiations dans le cadre des essais nucléaires.

Quelles sont les raisons d’un tel décalage entre les espérances et la réalité ? Nous les avons bien identifiées.

La première d’entre elles est sans doute que le CIVEN n’était pas suffisamment armé pour faire face à l’ensemble des demandes pouvant être formulées. Cela peut paraître paradoxal, puisque les demandes ont été peu nombreuses, mais il faut savoir que, justement, les moyens du CIVEN ont été diminués en proportion. S’y ajoute le fait que le CIVEN était réparti entre deux petites structures implantées l’une à Paris, l’autre à La Rochelle, et que les communications entre elles étaient extrêmement difficiles.

Par ailleurs, et c’est sans doute le point le plus important, au rebours de tous les objectifs assignés à la loi, la présomption de causalité a donné lieu à des contentieux encore plus lourds que ceux qui existaient auparavant.

En effet, sur la base du lieu, de la période et de la maladie qui l’affectait, la personne concernée pouvait demander droit à indemnisation. Cette demande était examinée par le CIVEN, qui manquait de moyens d’expertise médicale et ne disposait peut-être pas de l’expérience nécessaire. À cet égard, je continue de penser que l’on aurait été bien inspiré d’étudier ce qu’avaient fait les Américains, les Australiens et les Britanniques. Toujours est-il que les refus opposés par le CIVEN ont évidemment déclenché des recours devant les tribunaux administratifs, qui ont donc été saisis d’un nombre considérable de contentieux dont ils ne devaient en principe pas avoir à traiter. Certains de ces contentieux sont encore pendants aujourd’hui.

Au total, nous avons constaté que les dispositifs que le législateur, tous groupes politiques confondus, avait souhaité instaurer pour régler un problème douloureux et faire œuvre de justice à l’égard de personnes vivant aujourd’hui tant en France métropolitaine qu’au Sahara ou en Polynésie n’avaient pas bien fonctionné. Nous nous sommes efforcés de trouver des solutions pour remédier à cette situation. Certaines d’entre elles sont déjà mises en œuvre. Nous sommes unanimes, dans cette enceinte, à vouloir faire en sorte que cette loi soit le moyen de reconnaître et d’indemniser les victimes des essais nucléaires, dans des délais aussi brefs que possible. §

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