Intervention de Jacques-Bernard Magner

Réunion du 7 janvier 2014 à 21h30
Débat sur l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français

Photo de Jacques-Bernard MagnerJacques-Bernard Magner :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, de 1959 à 1996, la France a réalisé 210 essais nucléaires aériens ou souterrains dans le Sahara algérien et sur des atolls de Polynésie. Ces essais ont rendu possible la mise en place durable de notre force de dissuasion nucléaire. Si les progrès technologiques ont ensuite permis que des simulations informatiques remplacent les essais, l’efficience de notre système d’armement nucléaire repose encore actuellement sur les données accumulées lors de ces essais. Dès lors, la reconnaissance et l’indemnisation des personnels civils et militaires qui ont contribué à ces opérations, ainsi que celles des populations qui ont été éventuellement exposées relèvent non seulement de la responsabilité de l’État, mais aussi de la justice et de la solidarité nationale.

Pourtant, cette évidence n’a pas toujours été incontournable. Permettez-moi de rappeler qu’il a fallu, au gré de la mobilisation des associations et des politiques, dix-huit propositions de loi pour parvenir à ce qu’un gouvernement dépose enfin un projet de loi sur le sujet. C’est pourquoi je veux rendre hommage à l’engagement constant et intégral de celle qui n’était pas encore garde des sceaux, Christiane Taubira, ainsi qu’à celui de Jean-Patrick Gille, André Vantomme, Richard Tuheiava, mais aussi à celui de Dominique Voynet et Michelle Demessine. Bien que le groupe socialiste se soit abstenu lors du vote de la loi du 5 janvier 2010, refusant de voter un texte qui comportait trop d’écueils, je salue néanmoins le mérite du ministre du gouvernement Fillon, Hervé Morin, d’avoir présenté ce texte au Parlement, dans un contexte où les résistances étaient encore fortes.

Aujourd’hui, quatre ans après la promulgation de la loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, les chiffres sont éloquents. Alors que l’étude d’impact prévoyait un potentiel de 20 000 demandes d’indemnisation et de 2 000 à 5 000 dossiers indemnisables, ce sont seulement 840 demandes d’indemnisation qui ont été transmises, dont uniquement 11 ont été satisfaites, soit un taux d’indemnisation de 1, 3 % et, en conséquence, une consommation des crédits extrêmement limitée. Le problème est donc double : trop peu de dossiers déposés et trop peu de dossiers indemnisés.

Parmi les facteurs identifiés comme participant de cette situation, on peut distinguer ceux qui ont récemment reçu des réponses significatives de ceux qui attendent encore un positionnement plus affirmé.

Les amendements à la loi de programmation militaire votée cet automne, réformant en profondeur le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires et validant l’extension du périmètre géographique retenu pour les indemnisations à l’ensemble du territoire de la Polynésie, ont permis des avancées primordiales.

Le CIVEN, objet de nombreuses critiques du fait de la tutelle institutionnelle assurée par le ministère de la défense, au point qu’il était considéré par certains acteurs associatifs comme un élément dissuadant le dépôt des dossiers de demande d’indemnisation, va être transformé en autorité administrative indépendante. Alors que le CIVEN soumettait des avis au ministre de la défense, qui était libre de les suivre ou non, l’autorité administrative indépendante, dont les membres seront désormais nommés par décret du Premier ministre, rendra directement les avis d’indemnisation. En outre, un médecin y siégera en tant que personne qualifiée représentant les associations et le respect du principe d’examen contradictoire sera mis en place, puisque les requérants auront la possibilité de défendre leur dossier devant le CIVEN.

Toutes ces nouvelles modalités, de même que l’extension du périmètre géographique d’indemnisation, qui était jusqu’alors circonscrit aux atolls sur lesquels des essais avaient eu lieu, correspondent à des revendications des associations ou à des préconisations formulées notamment par nos collègues de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois Corinne Bouchoux et Jean-Claude Lenoir. Manifestement, dans le respect de la loi du 5 janvier 2010, dont la portée symbolique demeure incontestée, des initiatives ambitieuses ont été prises pour tenter de sortir de l’impasse. On ne peut que se féliciter de l’écoute du Gouvernement.

Cependant, d’autres aspects sensibles doivent encore trouver une solution et appellent un point d’étape. J’en aborderai quatre de manière brève.

Tout d’abord, en octobre 2013, lors de la quatrième réunion de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian avait évoqué le lancement d’une étude de faisabilité sur la possibilité d’entreprendre une démarche proactive d’identification des personnes ayant été exposées à des radiations, « afin que celles-ci puissent le cas échéant déposer un dossier au CIVEN ». Nous savons que la tâche est ardue et qu’elle sera nécessairement longue, mais, monsieur le ministre, pouvez-vous nous confirmer que cette étude est lancée ?

Ensuite, sachant le rôle essentiel de l’accès aux informations tant pour le traitement individuel des dossiers que pour l’exigence de transparence, la déclassification de documents relatifs aux essais nucléaires est primordiale. Pour preuve, la décision d’étendre le périmètre géographique d’indemnisation en Polynésie n’a été prise qu’au vu des relevés scientifiques des retombées radioactives, déclassifiés en janvier 2013. Une procédure de consultation visant à permettre aux personnes et associations intéressées d’avoir accès aux documents classifiés a été envisagée. Qu’en est-il exactement de ces sujets ?

En outre, s’il est dorénavant acquis que les décisions du CIVEN devront être motivées, le débat sur la méthodologie statistique utilisée par lui pourrait perdurer. La question est loin d’être sans importance, mais il nous semble qu’elle pourrait être résolue par la réaffirmation constante que la charge de la preuve dépend de la responsabilité de l’État. La loi l’énonce clairement, le lien de causalité entre les conditions de lieu, de période et de maladie, lorsqu’elles sont remplies, est un a priori. Il revient alors à l’État de démontrer, le cas échéant, que cette causalité est « négligeable ».

Enfin, conscient des attentes des personnels exposés en matière de reconnaissance, le ministre de la défense avait envisagé de saisir le grand chancelier en vue de la création d’une distinction honorifique. Qu’en est-il de cette saisine ? À n’en pas douter, la création d’une telle distinction ferait l’unanimité dans cet hémicycle. Reconnaître la dette de la nation aux quelque 150 000 personnels, militaires de carrière ou appelés, travailleurs civils, qu’ils soient experts ou sous-traitants, qui ont potentiellement été exposés lors de la constitution de la dissuasion nucléaire française est un objectif que nous pouvons tous partager.

Monsieur le ministre, si beaucoup a été fait ces dernières semaines pour améliorer le processus d’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, plus qu’on ne l’aurait cru possible quelques mois auparavant, il nous faut aller au terme de ce processus. C’est un impératif de justice pour nos concitoyens comme pour les populations locales concernées. C’est bien pour cela que le Président de la République s’y est engagé lors de son voyage en Algérie de décembre 2012, en appelant à ce que la loi soit pleinement appliquée.

Pour conclure, mes chers collègues, permettez-moi une appréciation à propos de notre commission pour le contrôle de l’application des lois. Le débat que nous menons aujourd’hui est l’exemple patent des apports essentiels que cette commission peut fournir, en particulier dans son rôle d’étude et d’évaluation de la réalité de la loi. Le mandat de notre commission, novatrice et parfois discutée, ne saurait être limité à une comptabilité de décrets. Dans le cas présent, la loi du 5 janvier 2010 était totalement applicable six mois après sa promulgation. Pourtant, chacun s’accorde à constater que, pour reprendre les termes de l’excellent rapport de Corinne Bouchoux et Jean-Claude Lenoir, « la loi ne produit pas ses effets ». L’enjeu n’était donc pas de contrôler le calendrier de publication des décrets, il était de localiser la source du dysfonctionnement, de le comprendre précisément et d’envisager des pistes de correction.

Appréhender le fonctionnement de la loi après sa promulgation, tant dans la matérialisation des règles qu’elle édicte que dans les dispositifs dont elle use, est une ambition démocratique qui reste encore à rationaliser. Or qui mieux que les parlementaires ont la légitimité et la compétence pour se livrer à cette entreprise ?

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