Enfin, il nous a semblé nécessaire d'approfondir la question de la cohérence de l'action publique en direction des personnes prostituées, qui ont été quelque peu oubliées depuis des décennies.
Cet oubli se traduit tout d'abord par l'absence quasi-totale de données publiques sur les conditions d'exercice et sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées. La loi sur la sécurité intérieure de 2003 prévoyait pourtant qu'un rapport soit transmis chaque année au Parlement sur le sujet. Celui-ci n'a, en pratique, été publié qu'une fois et, faute de pouvoir s'appuyer sur une expertise suffisamment étayée et partagée, n'a pu proposer qu'une analyse de portée très limitée. Une seule enquête récente, qui porte essentiellement sur la prostitution de rue, permet de disposer d'un aperçu relativement global de l'état de santé des personnes qui se prostituent. Or, pour dresser un constat de la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées, première étape de la mise en place de politiques en la matière, il est nécessaire de disposer d'études sur les personnes prostituées et sur les motivations de celles-ci. Ces données font actuellement cruellement défaut et le phénomène de la prostitution sur internet, notamment, baigne dans un flou presque total ; quant à la prostitution étudiante, elle relève selon nous d'une « erreur de langage ».
Notre deuxième sujet de préoccupation porte sur l'évolution des financements attribués par l'État aux associations qui agissent auprès des personnes prostituées. Les associations regrettent le manque de visibilité pluriannuelle sur les financements dont elles pourraient disposer. En 2014, la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) devrait leur attribuer 2,4 millions d'euros, à comparer aux 8 millions d'euros que l'Italie y consacre chaque année...
A la faiblesse des subventions s'ajoute le manque de coordination des administrations centrales chargées des questions sanitaires et sociales. En effet, la DGCS et la Direction générale de la santé (DGS) mènent des actions parallèles qui ont leurs logiques propres, les unes centrées sur la lutte contre les violences faites aux femmes, les autres sur la lutte contre les IST. Cette absence de coopération est mal comprise par les associations de terrain, surtout dans la période de contraintes budgétaires que nous connaissons : il serait logique de travailler à une meilleure complémentarité des mesures engagées.
Plus généralement, nous dégageons trois enjeux essentiels en matière de pilotage de l'action publique auprès des personnes prostituées.
Le premier consiste à renforcer les moyens alloués à la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains. Le dispositif national d'accueil et de protection des victimes de la traite des êtres humains dit « Ac.Sé » permet d'assurer l'éloignement géographique et l'hébergement des personnes qui en sont victimes. Ce point est très intéressant. Quarante-sept structures d'hébergement y participent, réparties dans trente-sept départements. En 2012, soixante-six personnes seulement, pour un nombre de personnes prostituées estimé à 20 000, ont été prises en charge, dont près d'un quart étaient des femmes accompagnées de leur(s) enfant(s). Ce dispositif est cependant l'une des rares actions de portée quasi-nationale. Son efficacité est reconnue par le plus grand nombre. Il est donc d'autant plus regrettable que la convention conclue avec la DGCS prévoie une baisse de ses financements pour les deux prochaines années. La mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) a été créée au début de l'année 2013. Nous saluons cette évolution et insistons pour que ses missions en matière de lutte contre la traite des êtres humains soient renforcées, notamment pour qu'elle soit en mesure de développer une véritable expertise sur le sujet. Par ailleurs, nous ne pouvons que regretter le fait que la DGS n'ait pas été intégrée à son comité d'orientation.
Le deuxième enjeu porte sur la coordination des acteurs associatifs et institutionnels dans les territoires. Ceux-ci sont en effet bien souvent désemparés pour arriver à structurer leurs actions et à concilier des objectifs parfois contradictoires. S'y ajoutent des différences de philosophie entre associations. Plusieurs circulaires ont été publiées depuis les années 1970 pour mettre en place des structures de pilotage dédiées au niveau des départements mais ont en pratique été peu appliquées car elles préconisent sur des dispositifs trop rigides. La région bordelaise expérimente au contraire un mode de fonctionnement adapté sous la forme d'un réseau d'intervention sociale, structure relativement souple qui permet d'associer collectivités territoriales, services de l'État et associations de toutes tendances autour de principes d'actions communs et de valeurs partagées. Grâce à la dynamique créée par ce réseau, une convention-cadre départementale a pu être signée en avril 2012. Nous souhaitons que ce type de partenariat très souple puisse être étendu et généralisé.
Le troisième et dernier enjeu tient au renforcement de la présence du système de santé auprès des personnes prostituées tant territorialement que socialement. Celles-ci doivent en effet pouvoir bénéficier d'un accompagnement adapté et personnalisé vers les dispositifs de prise en charge de droit commun. Le rôle des permanences d'accès aux soins de santé (PASS) nous parait à ce titre essentiel. Nous en avons eu la preuve en nous rendant à l'hôpital Ambroise Paré qui a mis en place depuis plusieurs années une structure dédiée à la prise en charge des personnes prostituées en s'appuyant sur une de ces permanences ainsi que sur un partenariat associatif et sur la médiation. Enfin, les agences régionales de santé (ARS) ont un rôle essentiel à jouer. Certaines prennent déjà en compte les questions relatives à la prostitution dans leurs documents de programmation mais ce n'est pas systématique.
Madame la Présidente, nous vous avons fait une présentation longue de notre travail, mais le sujet le mérite sans aucun doute. Il est important de partir de la situation de personnes pour « inverser le regard » sur les personnes prostituées. Nous sommes partis du principe que ces personnes sont victimes du fait des évolutions de la prostitution depuis les années 1990. Nous avons voulu tirer la sonnette d'alarme, notamment en raison de la réapparition de certaines maladies comme la syphilis. Quelle que soit l'issue du débat sur la proposition de loi de l'Assemblée nationale, il est possible d'améliorer la situation de ces personnes.