Intervention de Cécile Cukierman

Réunion du 21 janvier 2014 à 14h30
Simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Cécile CukiermanCécile Cukierman :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le président de la commission des lois vient de faire un certain nombre de constats que nous partageons toutes et tous au sein de la commission. Étant donné le temps qui m’est imparti, je reprendrai certains éléments de manière plus concise, mais avec la même force.

Je commencerai par saluer le rapport de notre collègue Thani Mohamed Soilihi, qui consacre un certain nombre de pages aux effets du recours excessif aux ordonnances prévues par l’article 38 de la Constitution. Il est devenu commun de dénoncer l’usage abusif de ce mécanisme depuis le début des années 2000. Permettant au Gouvernement de demander au Parlement de l’habiliter à légiférer par ordonnances « pour l’exécution de son programme » et « pendant un délai limité », les dispositions de l’article 38 ont en effet suscité un regain d’intérêt, ce qui a entraîné une accélération inédite de leur fréquence d’utilisation en 2002. Alors que, au début de la Ve République, l’emploi des délégations législatives relevait de l’exception, au point que certains s’étaient même interrogés sur l’utilité de ce dispositif, force est de constater que son usage s’est aujourd’hui largement banalisé. Les chiffres rappelés dans le rapport parlent d’eux-mêmes.

Les ordonnances, qui contribuent à l’inflation et au désordre normatifs, touchent aux domaines législatifs les plus divers. Comme le relevait le secrétaire général du Conseil constitutionnel, Marc Guillaume, en 2005, « depuis trois ans, il n’est pas de domaine du droit, ou presque, qui n’ait fait l’objet d’habilitation puis d’ordonnance ». Le Conseil constitutionnel n’a cependant pas souhaité encadrer la pratique des ordonnances par sa jurisprudence. Celle-ci s’illustre au contraire par une réelle souplesse dans l’évaluation des conditions de constitutionnalité des dispositions législatives d’habilitation et par une singulière bienveillance à l’égard des justifications du recours à l’article 38.

Une telle position, que le Conseil constitutionnel justifie par l’urgence et l’encombrement de l’ordre du jour parlementaire, n’est pas de nature à encourager la réduction du nombre de projets de loi demandant une habilitation à légiférer par ordonnances, et elle est critiquable dans la mesure où elle permet au Gouvernement, avec la complicité de sa majorité parlementaire, d’enlever au Parlement l’une de ses principales prérogatives : le vote de la loi. Il est vrai que, comme cela a été souligné, nous pourrions de notre côté réfléchir à une autre organisation de nos travaux parlementaires, afin de disposer de plus de temps pour jouer pleinement notre rôle.

Urgence, retard dans la transposition des directives communautaires et simplification du droit sont au nombre des raisons régulièrement invoquées par les gouvernements successifs pour légiférer par ordonnances.

J’estime que certaines dispositions du présent projet de loi se justifient – je vous rejoins, madame la garde des sceaux –, car elles relèvent réellement de la simplification. C’est le cas de la disposition qui prévoit de mettre en place un mode simplifié de preuve de la qualité d’héritier auprès des administrations et des établissements bancaires, de celle qui prévoit d’ouvrir la possibilité aux personnes atteintes de surdité et de mutité de disposer de leurs biens au moyen d’un testament authentique et de bénéficier ainsi de la même sécurité juridique que les autres citoyens, ou encore de celle qui prévoit de simplifier les règles relatives à la gestion par les citoyens des biens de leurs enfants mineurs par une réforme de l’administration légale dont l’objet est notamment d’éviter un contrôle systématique des agissements des parents par le juge des tutelles.

En revanche, je considère, comme notre rapporteur, que la réforme majeure et attendue du droit des obligations ne peut pas être réalisée par voie d’ordonnances. Toute réforme du code civil, qui organise la vie de nos concitoyens depuis plus de deux siècles, revêt une importance telle qu’il n’est pas concevable qu’aucun débat public n’ait lieu au préalable. Je salue donc le choix fait par notre commission de supprimer la disposition prévoyant la mise à l’écart du Parlement sur un sujet de cette ampleur.

Je salue également la suppression d’un certain nombre de dispositions qui n’avaient pas lieu de figurer dans le projet de loi, ainsi qu’un certain nombre d’amendements du Gouvernement, par lesquels celui-ci renonce à demander une habilitation à légiférer par ordonnances pour introduire directement les dispositions correspondantes dans le projet de loi.

Madame la garde des sceaux, j’entends ce que vous dites au sujet de l’utilité de la navette. Je tiens cependant à rappeler – les dernières semaines nous ont quelque peu refroidis – que la navette vise à enrichir les textes, et non à permettre au Sénat d’adopter des textes qui sont ensuite vidés de leur substance par l’Assemblée nationale.

Le projet de loi comporte encore quelques dispositions qui suscitent des interrogations ; nous y reviendrons lors de l’examen des amendements.

Mes chers collègues, la récurrence des critiques à l’encontre de l’excès de la législation déléguée et l’absence de réelle mesure visant à y remédier illustrent finalement le paradoxe du mécanisme prévu par l’article 38 : bien qu’il soit dénoncé de toutes parts, comme cela vient d’être fait et comme, je n’en doute pas, cela sera fait par les prochains orateurs, son emploi itératif démontre que les membres des gouvernements successifs, qui ont pourtant critiqué son utilisation à outrance lorsqu’ils étaient parlementaires, n’ont pas su s’en défaire une fois arrivés aux responsabilités.

À rebours des déclarations du Président de la République, qui a récemment souhaité que le Gouvernement recoure à cette formule pour légiférer plus rapidement, notre groupe continuera à dénoncer l’usurpation du droit des parlementaires par le Gouvernement. En attendant, au regard du travail fait par notre commission pour ne conserver dans le projet de loi que les dispositions pour lesquelles le recours aux ordonnances se justifie – dans certains cas précis, ce recours peut être mis en discussion –, nous pensons que nos débats d’aujourd'hui et de jeudi lèveront les inquiétudes et les craintes politiques qui subsistent sur plusieurs points et conforteront le texte de la commission. Nous espérons donc que nous pourrons voter le projet de loi.

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