Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, notre réseau autoroutier, qui s’étire sur près de 11 000 kilomètres, est le deuxième d’Europe et le quatrième au niveau mondial. Il assure un maillage dense de notre territoire.
Levier de développement économique et social, de décloisonnement territorial et de sécurité publique, ce réseau est d’abord un patrimoine national qui n’a cessé de s’enrichir et de se développer depuis les années cinquante.
Dès cette époque, il est apparu que les déplacements traduisaient la capacité d’une société à valoriser son territoire, et les autoroutes ont été – elles le sont encore – un outil dont la France s’est dotée à cette fin.
Dès lors, la modernisation des infrastructures de transport a été une constante dont la traduction concrète fut le lancement de grands travaux routiers et autoroutiers, mais aussi ferrés. La politique de grands travaux en faveur de régions comme le Languedoc-Roussillon ou l’Auvergne, par exemple, a illustré cette volonté de désenclavement.
Patrimoine de tous les Français, les autoroutes sont un service public. En effet, selon Léon Duguit, éminent juriste, toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants est un service public. Il ajoute que cette activité ne peut être réalisée complètement que par l’intervention directe ou indirecte de la force gouvernante.
Le rappel de cette définition est, je pense, essentiel. La Cour des comptes et le Conseil d’État ont reconnu ce caractère aux autoroutes. Le Conseil d’État précise que, en l’état actuel, ce n’est pas un service public national du fait de la présence de multiples gestionnaires. Toutefois, en tant que législateur, nous pouvons définir les autoroutes comme service public national et imposer cette définition au juge.
En effet, le maillage de l’ensemble du territoire et l'importance qu’il représente en termes de mobilité et d’accessibilité peuvent légitimer une telle définition. Cela nous renvoie au préambule de 1946, qui énonce que tout service public national doit devenir propriété de la Nation.
Toujours au regard du préambule de la Constitution, il est essentiel de rappeler que les autoroutes constituent, en fait, un quasi-monopole naturel. En effet, les usagers sont captifs et la demande de déplacements plus sûrs et plus rapides est une constante.
En 2010, il y avait cinq fois moins de risques de se tuer sur une autoroute que sur une route départementale, et six fois moins que sur une route nationale. Ce succès se traduit par les chiffres : les autoroutes représentent 25 % de la circulation pour moins de 1 % du réseau asphalté.
Enfin, pour terminer ce tableau introductif, les concessions d’autoroutes constituent une rente dont Hervé Mariton estime dans son rapport qu’elle se situe entre 34 et 39 milliards d’euros sur la durée des concessions.
C’est pourquoi la cession de l’ensemble des participations publiques détenues par l’État dans les sociétés concessionnaires décidée par les gouvernements successifs à partir de 2001 et surtout de 2005 est une faute tout à la fois politique, financière et sociale.
Les autoroutes françaises génèrent plus de 8 milliards d'euros de chiffre d’affaires chaque année et les marges des sociétés concessionnaires d’autoroutes, aujourd’hui totalement privatisées, ne cessent de croître.
En effet, les autoroutes françaises, dont la plupart étaient largement amorties, ont été cédées, en 2005, à trois multinationales du BTP pour la somme de 15 milliards d’euros, au lieu des 22 milliards auxquels les estimait la Cour des comptes… Soit un manque à gagner pour l’État de 7 milliards d’euros !
De plus, en vendant sa participation, l’État a aussi renoncé aux dividendes futurs, quelque 40 milliards de bénéfice d’ici à 2032. Or ces dividendes auraient dû être dédiés au financement d’un important programme d’infrastructures de transport, comme vous le rappellera mon collègue Gérard Le Cam. Ces dividendes sont désormais attribués aux actionnaires des sociétés privatisées, alors que ces derniers ne prennent qu’un risque économique très limité.
Le système est d’autant plus intéressant pour ces sociétés que les recettes se sont envolées : entre 2005 et 2012, le prix moyen du kilomètre a augmenté de 16, 4 %, soit deux fois plus vite que l’inflation ! Ces augmentations ne sont d’ailleurs justifiées ni par l’amélioration des services ni par le développement des infrastructures. De plus, il y a eu une course aux économies synonyme de réduction du personnel.
Ces constats ont largement été relayés par la presse et par différents rapports officiels, voire par des pétitions d’élus et de citoyens.
Pourtant, il serait normal qu’une fois le coût de l’investissement amorti, les tarifs des péages diminuent. Il n’en est rien ! Au contraire, ces sociétés ont procédé à des augmentations de tarifs sur les axes les plus saturés afin de s’assurer un maximum de rentabilité, en dehors de toute autre considération. Bien entendu, ces augmentations sont sans commune mesure avec les charges d’entretien des axes concernés.
Aujourd’hui, l’usager se perd dans une multitude de tarifs qui se trouvent, de façon injustifiée, en augmentation constante.
Le caractère de service public d’une activité n’empêche pas sa privatisation. Ainsi, une activité confiée à une entreprise privée reste publique si elle constitue un service public.
C’est le cas des sociétés d’autoroutes, selon le système initialement conçu en 1955. C’était une certaine forme de privatisation, mais elle était limitée à la fois parce que les sociétés concessionnaires faisaient partie du secteur public – leur capital étant majoritairement détenu par des personnes publiques – et parce que l’activité concédée à ces sociétés restait un service public.
De même, si la cession par l’État de la totalité de ses participations dans les sociétés concessionnaires d’autoroutes a eu pour objet et pour effet de les privatiser au sens organique, elle n’a pas pour autant privatisé le service public assuré par les sociétés. Elles doivent assurer, alors même qu’elles sont entièrement privées, une activité qui reste publique en tant que service public.
J’insiste sur ce point, car ce qui est aujourd’hui une atteinte à ce service public – au-delà de la faute financière qu’a été la cession de 2005 –, c’est l’incapacité de l’État à s’imposer comme force gouvernante.
Certes, les délégataires sont tenus par un cahier des charges signé avec l’État et doivent respecter un certain nombre de contraintes, dont, notamment, l’application des conditions tarifaires. Mais, si la puissance publique continue officiellement à arrêter l’évolution générale des tarifs – en fonction de calculs jugés opaques par la Cour des comptes –, les sociétés d’exploitation pèsent de tout leur poids pour augmenter les tarifs des péages afin de verser à leurs actionnaires de juteux dividendes. Ainsi, selon l’association « 40 millions d’automobilistes », entre 2005 et 2010, les tarifs des péages ont augmenté de 8 % pour Cofiroute et de 11 % pour les Autoroutes du Sud de la France.
Dès 2008, la Cour des comptes avait estimé que le système était devenu trop favorable aux concessionnaires. Malgré cela, année après année, les gouvernements ont continué d’homologuer des tarifs plus que critiquables.
Et rien ne semble changer. La Cour des comptes a rendu public en juillet 2013 un rapport qui dénonce, encore une fois, le système de fixation des tarifs des autoroutes et leurs montants élevés, soulignant le fait que « le rapport de force apparaît plus favorable aux sociétés concessionnaires » qu’aux pouvoirs publics. La Cour relève aussi le manque d’exigence de l’État « en cas de non-respect de leurs obligations par les concessionnaires, qu’il s’agisse de préserver le patrimoine, de respecter les engagements pris dans les contrats de plan ou de transmettre les données demandées ».
Concernant le suivi de la politique d’investissement, il a été souligné que les derniers contrats de plan ne comportent pas de clause permettant à l’État de connaître le coût réel de tous les investissements compensés, ni le budget consacré à l’entretien du patrimoine de l’État, donc du patrimoine commun. Le rapport de l’Assemblée nationale fait ainsi état d'un cadre tarifaire et d'un modèle financier qui, selon ses termes, « n’offrent pas, aujourd’hui, une protection suffisante des intérêts des usagers ».
Encore une fois, les magistrats de la Cour des comptes recommandent de mettre en œuvre des dispositions contraignantes et de réaliser systématiquement une contre-expertise de tous les coûts prévisionnels des investissements.
Mais, pour l’heure, rien n’est fait. L’État renonce à exercer ce qui lui reste d’autorité réglementaire, au détriment de l’usager. Face à ces constats que nous partageons tous dans cet hémicycle, et pour mettre fin à cette situation intenable, nous vous proposons de revenir sur ce choix irresponsable qui devait aboutir à la vente de notre patrimoine autoroutier. C’est le sens de notre proposition de loi.
Faute politique, faute financière, le marché de dupes de 2005 est aussi une grave faute sociale : les sociétés d’autoroute ont une politique systématique qui a conduit à la suppression de milliers d’emplois en CDI et en CDD ainsi que de saisonniers ! En effet, depuis la privatisation, ces sociétés ont massivement réduit leur personnel – de 14 % ! – pour se situer en deçà des 15 000 salariés. Diminution du nombre de salariés, donc diminution des coûts, pour des investissements qui stagnent à 2 milliards d’euros par an…
Alors que les autoroutes françaises ont été bradées, que la fixation du tarif des péages ne répond qu’aux seuls appétits d’actionnaires très éloignés des préoccupations d’utilité publique, alors que les critiques sont de plus en plus nombreuses et virulentes, nous pensons qu’il n’est plus possible de se cacher derrière les erreurs des équipes gouvernementales successives.
Pire, la crise accroît les recettes et le chiffre d'affaires de ces groupes. D’abord, parce que les salariés ou les demandeurs d’emploi sont contraints de se déplacer toujours plus loin pour leur travail ou leurs recherches, le plus souvent en direction des métropoles régionales desservies par le réseau autoroutier. Ensuite, parce que, dans de trop nombreuses régions, la déstructuration du service public ferroviaire et de la SNCF oblige à se reporter sur les autoroutes.
Je le vois dans mon département : face aux dysfonctionnements actuels et à une qualité de service sans cesse dégradée, l’autoroute s’impose devant le ferroviaire entre Montluçon et Paris.
C’est pourquoi nous vous invitons, à travers notre proposition de loi, à rééquilibrer le rapport de force entre l’État, les usagers et les sociétés concessionnaires privées.
Nous souhaitons également rappeler une conception exigeante de la démocratie : les biens « sociaux » doivent être accessibles à tous et la délimitation de leur périmètre est une affaire de choix collectif qui ne saurait obéir à une logique totalement marchande et encore moins capitaliste.
Pour cela, deux solutions se présentent : soit augmenter les taxes sur les sociétés concessionnaires, comme cela avait été envisagé lors de la loi de finances pour 2009, mais cette option avait été abandonnée, soit renationaliser ces sociétés. Tel est le sens de notre proposition de loi, dont l’article 1er prévoit le retour dans le giron de l’État des sociétés concessionnaires d’autoroutes.
Cette seconde option nous semble plus juste, tant la différence est grande, fondamentale, même, entre la rémunération normale et la véritable rente qu’organisent aujourd’hui Vinci et les autres sociétés concessionnaires au détriment des usagers.
Une telle option permettrait de répondre au principe posé par l’article 4 de la loi du 18 avril 1955 selon lequel la perception d’un péage n’est légitime qu’en vue d’assurer la couverture des dépenses liées à la construction, à l’exploitation, à l’entretien, à l’aménagement ou à l’extension de l’infrastructure autoroutière.
Si nous entendons les critiques qui peuvent être faites sur le coût, pour le budget de l’État, d’une nationalisation des sociétés d’autoroutes, nous ne souscrivons pas au chiffre de 50 milliards d’euros avancé par notre collègue Michel Teston lors de la présentation du rapport de notre éminente collègue Évelyne Didier devant la commission du développement durable.
En effet, aucune étude fiable n’est en mesure de nous éclairer sur le coût d’une telle nationalisation. Je laisse à Évelyne Didier le soin de développer ce point.
Ne reproduisons pas les erreurs du passé, notamment celles du contrat Ecomouv’. Nous avons trop entendu que rien ne pouvait être fait, que l’État se devait de verser un loyer de 20 millions d’euros par mois à Ecomouv’, alors même que des arguments juridiques solides en faveur d’une remise en cause de ce contrat inique existent et que les doutes sur la fiabilité du système mis en place sont loin d’être levés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Sénat enquête en ce moment sur ce contrat.
Nous venons de vous démontrer, monsieur le ministre, mes chers collègues, la faisabilité juridique d’une nationalisation de nos autoroutes. Nous sommes tous d’accord non seulement pour reconnaître le scandale financier qu’a constitué la privatisation, mais aussi pour dénoncer l’incurie de l’État dans la fixation des tarifs des péages et dans le contrôle des investissements.
Si le blocage est d’ordre financier, monsieur le ministre, nous attendons de votre part que vous mettiez tous les moyens nécessaires pour nous fournir des chiffres fiables, sans a priori ; nous sommes prêts à participer à ce travail d’expertise.
Mes chers collègues, nos concitoyens ne nous pardonneront pas une énième reculade. Nous ne pouvons plus privilégier la rémunération des actionnaires des sociétés concessionnaires au détriment de l’intérêt général.
C’est pourquoi je vous demande de ne pas suivre les membres de la commission du développement durable qui ont rejeté notre texte, et vous invite à voter notre proposition de nationalisation des sociétés d’autoroutes. Nos concitoyens nous attendent !