Toutefois, à la fois sur le constat et, dans une certaine mesure, sur les perspectives, je ne puis que vous rejoindre.
Tout d’abord, la privatisation des autoroutes, réalisée en 2005 dans des conditions que vous avez très bien rappelées, a évidemment été une erreur ; nous le constatons, nous le regrettons, d’autant plus que nous en subissons encore aujourd’hui les effets.
Ce fut doublement une erreur.
Ce fut d’abord une erreur au regard du patrimoine de l’État lui-même ; vous l’avez souligné.
Alors que les autoroutes françaises ont été construites, pour la plupart, par des sociétés publiques, majoritairement détenues par l’État, pourquoi avoir décidé précipitamment en 2005 de se priver des profits qui commençaient seulement à être dégagés, et ce quand ces profits auraient pu être utiles – ils le seraient aujourd’hui encore - au financement des infrastructures, à l’aménagement et à l’égalité des territoires, thème ô combien cher aux sénateurs et aux sénatrices ?
Je partage votre analyse : il aurait été patrimonialement plus avantageux de conserver la propriété de ces entreprises publiques plutôt que de les vendre, et dans des conditions que nous dénonçons encore, à un prix considéré par la plupart des spécialistes comme très insuffisant.
Ce fut ensuite une erreur au regard de la gestion post-privatisation des contrats. Les contrats de concession des sociétés historiques se sont en effet étoffés au cours des décennies, au fur et à mesure de la construction des autoroutes. Certains d’entre eux concernent aujourd’hui plusieurs milliers de kilomètres.
Comme a pu le démontrer à plusieurs reprises la Cour des comptes, ces contrats sont particulièrement difficiles à gérer pour l’État : signés il y a longtemps, ils correspondaient à une époque où l’exigence juridique n’atteignait pas le niveau de technicité auquel les concessionnaires ont aujourd’hui recours.
Ainsi, avant d’envisager toute privatisation, il eût été préférable, et de bon sens, d’actualiser ces contrats, de sorte que nous ne soyons pas « ligotés », dans nos relations avec les concessionnaires, par des contrats très imparfaits. Dans l’éventualité d’une privatisation, à supposer que le principe en ait été admis, il aurait donc fallu revoir, redéfinir les contrats, les durcir peut-être ou les affiner, mais en tous les cas ne pas mettre l’État dans une situation extrêmement inconfortable, voire inégalitaire, ce dont je puis témoigner. C’est très pénalisant.
Pour autant, pouvons-nous raisonnablement envisager une nationalisation ?
D’une certaine façon, à travers cette proposition de loi, vous posez, au-delà de l’enjeu de la nationalisation, la question du devenir des sociétés d’autoroutes. Vous nous disiez, mesdames les sénatrices, qu’il serait bon d’y revenir, et cette question me paraît légitime.
Pour tout vous dire, je n’ai pas attendu d’être nommé aux responsabilités qui sont les miennes pour me poser cette question et y travailler. Il nous faut d’ores et déjà nous interroger sur l’après. Pour mémoire, les contrats de concession s’arrêteront en moyenne dans dix-sept ans, entre 2027 et 2032.
Pourquoi la nationalisation des autoroutes n’est-elle pas possible ? Pour une raison simple, que vous avez évoquée : l’opération serait extrêmement coûteuse. Compte tenu de la situation de nos finances publiques et des priorités qui en découlent, nous considérons que nous n’avons les moyens ni de racheter aux concessionnaires actuels leurs profits futurs ni de rembourser la dette actuelle, évaluée à elle seule à environ 25 milliards d’euros.
Cette solution nécessiterait plusieurs dizaines de milliards d’euros, 45 milliards d’euros selon les estimations provisoires de la Cour des comptes. Cela n’est pas envisageable compte tenu de la situation des finances publiques et particulièrement au regard des objectifs de redressement budgétaire de la France.
Par ailleurs, s’engager dans cette voie supposerait soit d’acquérir, pour entretenir le réseau autoroutier, de nouvelles compétences, que l’État a perdues, soit de confier par marché à des sociétés privées le soin de gérer le réseau acquis. Cela poserait à nouveau la question de l’équilibre contractuel entre les profits des opérateurs et l’intérêt de l’État.
Compte tenu de ces éléments, je suis aujourd’hui convaincu qu’il n’est pas possible de revenir en arrière. Mais la question n’est d’ailleurs pas tant de savoir s’il faut nationaliser les sociétés concessionnaires – même si je ne peux que vous rejoindre sur certains de vos arguments – que de savoir comment gérer efficacement la période qui nous sépare de la fin des concessions et travailler dès maintenant sur un nouveau modèle qui assure le financement des infrastructures de transport après 2030.
À cet égard, j’ai souhaité confier une mission de réflexion à l’Inspection générale des finances et au Conseil général de l’environnement et du développement durable sur l’avenir des concessions à leur terme, notamment pour savoir si les péages – après la fin des concessions, ils seront perçus par l’État –pourraient être affectés à un établissement public et être mobilisés de façon anticipée, c'est-à-dire dès les prochaines années, pour effectuer des travaux d’intérêt général, sans pour autant alourdir l’endettement public.
C’est la stratégie que j’ai mise en place dès mon arrivée au ministère des transports, de la mer et de la pêche, permettant d’explorer les différentes voies juridiques et financières et anticipant d’autant les politiques publiques que nous souhaitons définir avec les moyens d’aujourd’hui et les réponses nécessaires face à ce qui sera, vous en conviendrez, l’enjeu de demain.
Ainsi, je souhaite vous rendre compte d’un certain nombre d’initiatives prises avec les services du ministère.
Tout d’abord, premier axe, nous avons voulu soumettre le système autoroutier concédé à des exigences nouvelles.
Il faut en effet réajuster certaines taxes pour les mettre au bon niveau.
Comme indiqué dans l’exposé des motifs, il est nécessaire que les sociétés concessionnaires d’autoroutes contribuent le plus efficacement et le plus largement possible au financement des infrastructures de transport.
C’est en partie le cas avec la taxe d’aménagement du territoire, cette TAT qui rapporte 550 millions d’euros à l’AFITF. C’est une piste, mais cette taxe est aujourd’hui répercutée dans les tarifs des péages acquittés par les usagers et ne peut donc être assimilée à un prélèvement sur le résultat des sociétés concessionnaires d’autoroutes.
C’est en revanche tout à fait le cas de la redevance domaniale. Alors que cette redevance n’avait pas été actualisée depuis longtemps, je l’ai augmentée de 50 % dès 2013, faisant passer son produit de 200 millions d’euros à 300 millions d’euros pour ajuster son niveau aux profits dégagés par le réseau. Ce ne fut pas chose aisée.
Je vous épargnerai le rappel des innombrables discussions, concertations et oppositions que cette évolution a suscitées, et jusqu’au contentieux. J’avais en effet initialement la volonté d’augmenter la redevance de 100 %. Cependant, ce premier projet d’augmentation a fait l’objet d’un avis défavorable du Conseil d’État au motif que le niveau de prélèvement supplémentaire pour certaines sociétés n’était pas suffisamment justifié par un avantage économique tiré de l’occupation du domaine public. Il sera important de nous tourner à nouveau vers le Conseil d’État pour que soient ajustées certaines considérations.
Ensuite, deuxième axe, il faut limiter les hausses de tarifs.
Dès mon arrivée à la tête du ministère, en mai 2012, des instructions ont été adressées aux services pour contrôler de manière beaucoup plus approfondie les grilles tarifaires. Le rapport de la Cour des comptes a finalement confirmé ce qui était une forme d’intuition ministérielle.
Les tarifs des véhicules légers, par exemple, ont augmenté en moyenne de 2, 24 % en 2011 et de 2, 45 % en 2012. En 2013, l’augmentation s’est limitée à 2 %. En 2014, la hausse sera proche de 1, 15 % en moyenne, dont 0, 33 % lié à la TVA. Vous le voyez, mesdames, messieurs les sénateurs, notre vigilance produit ses premiers résultats.
Au-delà de ces actions récentes, l’enrayement des hausses excessives ne pourra se faire, à moyen terme, que par la négociation encore plus serrée des contrats de plan, qui courent sur cinq ans. Ainsi, nous pourrons tirer les tarifs vers le bas. C’est ce que l’ensemble des services du ministère, mon équipe et moi-même tentons de mettre en œuvre depuis dix-huit mois.
Je tiens à vous rappeler, mesdames, messieurs les sénateurs, que certaines pratiques ont été abandonnées, comme le recommandait la Cour des comptes – pour ne pas dire qu’elle l’exigeait –, dans son rapport portant sur l’exercice 2009-2012. Nous en avons tiré toutes les conséquences, et poursuivons l’application des préconisations de la Cour. J’en veux pour preuve l’abandon de la pratique dite du « foisonnement », qui consistait à admettre des variations fortes par rapport à un tarif moyen, section par section, et dont le côté un peu nébuleux ne permettait pas de garantir la pleine transparence et la réalité des tarifs.
Nous avons également souhaité que les contrats de plan puissent être négociés dans des conditions plus rigoureuses que par le passé. Par exemple, depuis un an, nous avons fixé des règles claires sur le niveau de rentabilité des nouveaux investissements. À l’avenir, il n’y aura pas de taux de rentabilité interne, ou TRI, qui excède 7, 8 %. Ce faisant, nous allons même au-delà de la recommandation de la Cour des comptes, qui critiquait le TRI adopté pour les contrats de plan récents, supérieur à 8 %.
Une récente mission de l’Inspection générale des finances et de l’inspection générale du ministère des transports a validé nos hypothèses, notre modèle financier, et le bon niveau de TRI pour les projets autoroutiers.
Par ailleurs, j’ai demandé à mes services de vérifier systématiquement la réalité des travaux d’investissement faisant l’objet de contrats de plan et, surtout, de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’investissements de mise en conformité, qui doivent être réalisés par les sociétés au titre de leurs contrats. Tel est le cas, notamment, des contrats de plan avec ASF pour le déplacement de l’autoroute A9, passé en 2013, ou avec APRR pour la liaison entre les autoroutes A89 et A6, en 2014.
Il est enfin fondamental que l’État s’assure du respect par les sociétés d’autoroutes de leurs obligations d’entretien du patrimoine autoroutier, qui doit in fine revenir à l’État. Je rappelle que les sociétés concessionnaires d’autoroutes investissent environ 2 milliards d’euros pour les réseaux, dont 50 % sont affectés au maintien, et 50 % à des nouvelles opérations.
Comme l’a récemment souligné la Cour des comptes, il est essentiel que les infrastructures autoroutières et les ouvrages d’art soient parfaitement entretenus. La qualité d’entretien des ouvrages d’art autoroutiers est une priorité du ministère des transports. À ce titre, environ soixante-dix mises en demeure sont adressées chaque année aux concessionnaires, et elles peuvent avoir de réelles conséquences financières pour eux.
Les processus de contrôle et d’audit des chaussées sont en cours de formalisation. Ils doivent permettre d’atteindre un bon niveau de service, tout en respectant l’économie du contrat.
Il faut également s’assurer du respect par les sociétés d’autoroutes de leurs obligations de concessionnaires. C’est ainsi que, depuis mon arrivée, plusieurs décisions ont été prises, rejoignant toutes les recommandations émises par la Cour des comptes dans son rapport de juillet 2013.
D’abord, des indicateurs de performance – relatifs à la qualité du service offert au client, à la surveillance du réseau, aux délais d’intervention, par exemple – ont été peu à peu introduits dans les contrats, assortis de sanctions financières devant permettre d’assurer leur respect.
Pour la première fois, en 2013, des pénalités d’un montant de 1, 5 million d’euros ont été réclamées et payées. C’est dire que la faiblesse passée des services du ministère des transports en la matière, dénoncée par la Cour des comptes, n’est plus d’actualité. Nous avons en effet souhaité mettre en place des méthodes qui nous rendent efficaces.
Ensuite, les contrôles sont plus formalisés, plus réguliers – ils ont lieu une fois par an au moins –, et plus documentés.
Enfin, le ministère n’est pas seul dans les négociations mais s’associe à des experts extérieurs, ainsi qu’aux différents ministères concernés. Cela faisait également l’objet d’une préconisation de la Cour des comptes, préconisation qui aurait pu, d’ailleurs, être perçue comme un peu désagréable à l’endroit de mon administration ; je préfère la prendre pour le signe de la compétence des différents ministères et services de l’État concernés !
Nous avons donc pris l’initiative de mobiliser tous les ministères sur ce sujet.
Vous l’aurez compris, mesdames, messieurs les sénateurs, nous travaillons tous les jours pour que ces contrats de concession soient exécutés dans les meilleures conditions possible.
Madame Schurch, madame la rapporteur, le débat que nous avons cet après-midi nous fait tourner notre regard vers le passé, vers les décisions malheureuses qui ont été prises alors, mais, dans le même temps, il nous oblige à considérer les exigences d’aujourd’hui, pour mieux préparer le futur.
Mesdames, messieurs les sénateurs, j’ai pu vous en donner quelque illustration, lorsque la volonté politique est là, nous pouvons agir très rapidement. Lorsque la volonté politique est là, nous pouvons rétablir les conditions de la discussion, rééquilibrer les rapports de force, en gardant toujours à l’esprit, lors de nos négociations avec les sociétés concessionnaires, que nous parlons d’un bien de la Nation, qu’il convient de gérer et d’entretenir en tant que tel, car ce patrimoine appartient à tous.
De ce fait, même s’il doit faire preuve de compréhension, il est nécessaire que l’État se montre ferme, exemplaire et exigeant, le tout, bien sûr, sous le contrôle de la représentation nationale. C’est ainsi que j’entends la demande faite par la commission du développement durable du Sénat de création d’une mission d’information sur le sujet.
Tout cela, pourtant, ne saurait suffire. Vous êtes exigeants, mesdames, messieurs les sénateurs ; je ne le suis pas moins. J’aimerais donc pouvoir répondre à certaines questions, que j’anticipe un peu, sur le plan de relance que nous avons évoqué, si toutefois vous m’y autorisez, madame la présidente.