Les enseignements tirés de la mise en oeuvre de l'article 51 de la loi HPST permettent plus largement de poser les termes d'un débat sur l'évolution de la répartition des compétences entre les différentes professions de santé, dans le sens à la fois d'une meilleure qualité des soins pour les patients et d'une plus grande satisfaction pour les professionnels de santé.
La nécessité de recourir aux expérimentations de l'article 51 révèle en effet en creux les imperfections de l'organisation actuelle et les marges d'amélioration. Organisée autour du principe du monopole médical, celle-ci est structurée sous la forme d'une hiérarchie cloisonnée et rigide, comportant schématiquement trois niveaux. Parmi les professions médicales reconnues par le code de la santé publique, les médecins disposent seuls d'une habilitation générale et monopolistique à intervenir sur le corps d'autrui, tandis que les chirurgiens-dentistes et les sages-femmes ne peuvent intervenir sur le corps d'autrui qu'au titre d'une habilitation spécialisée. Les professions paramédicales ou auxiliaires médicaux, enfin, ne peuvent accomplir que les seuls actes figurant sur une liste préétablie dans un décret de compétences.
Pour chacune de ces professions est déterminé un niveau de formation adapté aux compétences exercées. Tandis que les médecins poursuivent leurs études pendant 9 à 11 ans après l'obtention du baccalauréat, les sages-femmes sont diplômées au terme d'un cursus de 5 ans et les auxiliaires médicaux après 3 ans.
De cette organisation résulte une faible continuité entre les compétences et les niveaux de responsabilité reconnus aux médecins d'une part, et aux autres professions de santé d'autre part. En d'autres termes, on dispose, d'un côté, de professionnels très qualifiés et qui peuvent effectuer tous types d'actes, et, de l'autre, de professionnels au niveau de qualification sensiblement moins élevé et dont le champ de compétences est très limité. Les qualifications intermédiaires se trouvent en revanche pratiquement absentes de cette organisation. Parmi les professions paramédicales, il n'existe que très peu de métiers de santé effectuant cinq ans d'études après le baccalauréat (il s'agit des infirmiers spécialisés en anesthésie et en chirurgie). Il existe donc un vide dans la chaîne des compétences en matière de soins, qui conduit les médecins à endosser des compétences qui ne nécessiteraient pas un niveau de formation aussi élevé.
Cette situation est fortement dommageable à l'attractivité des métiers de la santé, ainsi qu'à l'efficacité du système de soins. Les aspirations des jeunes professionnels sont en effet aujourd'hui en profonde évolution. Il semble que les nouvelles générations de médecins tendent à organiser différemment leur activité, ce qui se traduit par une diminution du temps médical et par une préférence pour l'exercice au sein de structures collectives, qui facilitent la permanence des soins. Les autres professions médicales et paramédicales, quant à elles, réclament davantage de reconnaissance, d'autonomie et de possibilités d'évolution de carrière - ainsi que l'a récemment montré, et à juste titre, le mouvement de revendication des sages-femmes. En raison du cloisonnement des compétences, toute progression de leur carrière dans le domaine du soin est cependant impossible : l'avancement se fait le plus souvent dans des fonctions managériales ou dans l'enseignement. Cette situation n'est satisfaisante ni du point de vue des attentes de ces professionnels, ni sur le plan de la valorisation des compétences acquises.
Dans ce contexte, une meilleure répartition des compétences entre les médecins et les autres professionnels de santé aurait plusieurs effets positifs. Elle permettrait tout d'abord un important gain de temps médical, qui pourrait être recentré sur les situations pathologiques nécessitant véritablement l'intervention des médecins. La pratique de ces derniers pourrait alors être mieux orientée vers les actes sur lesquels leur compétence apporte une véritable plus-value. Une telle évolution permettrait dans le même temps d'enrichir la pratique des autres professions médicales et paramédicales. L'ensemble des professions médicales et paramédicales pourrait ainsi faire l'objet d'une requalification par le haut.
Une telle évolution aurait également un effet positif sur la qualité des soins offerts aux patients. Du développement des affections chroniques, notamment les cancers et les maladies cardio-vasculaires, et de la progression des pathologies liées au vieillissement résulte une évolution des besoins des malades vers une prise en charge plus globale et de plus grande proximité. Ceux-ci se trouvent en effet confrontés à un parcours de soins de plus en plus complexe dans le cadre d'une spécialisation grandissante de la prise en charge. Les consultations répétées de médecins spécialistes pour des actes rapides et de simple routine, dans des centres hospitaliers souvent éloignés de leur domicile, tendent à désorganiser le quotidien des malades. En outre, des inégalités persistantes dans l'accès aux soins de premiers recours sont toujours constatées sur le terrain. Dans le Nord-Pas-de-Calais, où nous avons effectué un déplacement, un délai pouvant aller jusqu'à 18 mois est nécessaire pour obtenir une consultation en ophtalmologie.
Une réorganisation de l'offre de soins qui confierait davantage de compétences aux professionnels de proximité que constituent par exemple les infirmiers ou les orthoptistes pourrait permettre de répondre efficacement à ces attentes. Il est probable que l'on assiste au cours des prochaines années à une augmentation de l'importance des fonctions de suivi et de surveillance ainsi que du nombre de certains actes techniques simples qui, dans le cadre juridique actuel, ne peuvent être assurés que par un médecin (notamment pour des pathologies chroniques stabilisées telles que le diabète). Certaines de ces missions pourraient cependant tout à fait être prises en charge par d'autres professionnels de santé dans des conditions satisfaisantes : ainsi, plusieurs protocoles de coopérations tendant à confier aux personnels infirmiers la réalisation d'examens de surveillance, la prescription d'examens de bilan ou encore l'adaptation de posologies médicamenteuses ont été bien accueillis par les malades en même temps qu'ils ont prouvé leur efficacité.
Partant de ce constat, nous avons identifié plusieurs séries de propositions qui, à plus ou moins long terme, pourraient permettre de valoriser l'ensemble des professions de santé tout en améliorant la qualité et l'efficacité des soins.
Un premier ensemble de préconisations viserait à développer une prise en charge graduée des patients en améliorant la continuité de la hiérarchie des professions de santé, dans le sens des recommandations qui nous ont été présentées par le Professeur Berland.
Cette ambition devrait se traduire dans un premier temps par une stabilisation des compétences dévolues aux métiers socles, c'est-à-dire aux professions actuellement existantes, en procédant, le cas échéant, à quelques ajustements et actualisations permettant d'assurer la sécurité juridique de certaines pratiques constatées sur le terrain et que l'état des textes ne prendrait pas en compte.
Cette réflexion de court terme devrait notamment permettre de clarifier plusieurs questions problématiques. Celle, tout d'abord, du statut des radiophysiciens, qui interviennent dans les pratiques radiologiques médicales aussi essentielles que la radiothérapie, la médecine nucléaire thérapeutique ou le radiodiagnostic sans être cependant reconnus comme profession de santé par le code de la santé publique. Celle, ensuite, de l'organisation de la filière visuelle, au sein de laquelle les compétences sont éclatées au sein d'un véritable millefeuille de professions qui se sont développées parallèlement et sans véritable cohérence d'ensemble : ophtalmologistes (pratiquant ou non la chirurgie), orthoptistes, optométristes et opticiens. Nous avons eu l'occasion, lors de notre déplacement dans le Nord-Pas-de-Calais, de rencontrer un médecin ophtalmologiste à l'origine d'un protocole de coopération avec des orthoptistes qui donnait des résultats très satisfaisants, notamment en termes d'accès aux soins primaires. Sans préjuger de la place accordée aux optométristes, qui ne sont pas pour l'heure reconnus dans le code de la santé publique mais constituent une profession très courante à l'étranger, il nous semble indispensable de conforter la place des orthoptistes. Enfin, la question de la revalorisation du statut des sages-femmes, auxquelles il revient bien souvent en pratique d'assurer l'intégralité des accouchements, doit être posée.
Dans un deuxième temps, il nous semble nécessaire de s'engager résolument sur la voie de la création de professions intermédiaires. Il ne s'agit pas bien sûr de créer un niveau de complexité supplémentaire dans la hiérarchie des professions de santé : une telle démarche impliquerait que les contours de ces nouveaux métiers fassent l'objet d'une définition prospective en amont, en identifiant les nouveaux besoins du système de santé et les continuités à assurer entre les diverses professions existantes. La mise en place de tels métiers devrait prioritairement passer par une élévation du niveau de compétence des professions socles et la définition de pratiques avancées. A ce titre, la profession d'infirmier clinicien, qui existe déjà au Canada et aux Etats-Unis depuis les années 1960 avec des résultats très satisfaisants (selon une étude conduite en 2010 par l'OCDE), constitue une piste intéressante.
La définition juridique du périmètre des compétences attribuées à ces nouvelles professions d'expertise pourrait, pour les professionnels qui le souhaitent, prendre la forme de missions. Je vous rappelle qu'à l'heure actuelle, l'exercice des professions de santé non médicales est juridiquement borné par une liste limitative d'actes ; il ne semble pas opportun de revenir aujourd'hui sur ce principe pour les métiers socles, dans la mesure où il présente l'avantage de stabiliser et de sécuriser les compétences reconnues aux différentes professions de santé. Le droit d'opter pour des missions de santé pourrait cependant permettre aux nouvelles professions de bénéficier d'un cadre plus souple, plus responsabilisant et mieux adapté à une prise en charge intermédiaire des patients recouvrant notamment des missions de suivi, de surveillance, de conseil d'adaptation éventuelle de prescriptions avec un encadrement décisionnel strict.
Une telle évolution, dont nous mesurons l'ambition, ne sera possible qu'à la condition que l'offre de formation soit adaptée en conséquence. Cette adaptation devra bien sûr concerner la formation initiale, qui devra permettre aux nouvelles professions intermédiaires d'acquérir les connaissances nécessaires à la mise en oeuvre du référentiel de compétences préalablement défini. Plusieurs initiatives intéressantes ont d'ores et déjà été lancées en ce sens, notamment avec le master en « Sciences cliniques infirmières » cohabilité entre l'Ecole des hautes études en santé publique et l'Université d'Aix-Marseille - étant entendu qu'à l'heure actuelle, les diplômes sanctionnant cette formation ne constituent cependant que des diplômes universitaires et ne sont pas reconnus comme diplôme d'exercice. Il nous semble par ailleurs indispensable de renforcer et de développer la formation continue de l'ensemble des professionnels de santé. Il s'agirait en premier lieu d'assurer l'actualisation régulière des compétences dans un contexte où les connaissances et les techniques médicales évoluent très vite et alors que l'hyperspécialisation croissante des disciplines pose un véritable défi. Ce développement permettrait en outre de favoriser la montée en compétence des professionnels qui souhaitent s'orienter vers des pratiques avancées, à tous les niveaux de la hiérarchie et à tous les stades de leur carrière.
La position exprimée par la ministre des affaires sociales et de la santé le 23 septembre dernier, lors de la présentation de la stratégie nationale de santé, nous semble aller dans ce sens. Celle-ci a en effet déclaré que « demain, nous développerons les pratiques avancées, à partir d'un métier socle, et nous accélérerons la délégation de tâches, ainsi que la création de nouveaux métiers, par exemple d'infirmier clinicien. Dès 2014, mes services, en lien avec ceux de [la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche], travailleront avec les professionnels de santé pour identifier ces pratiques avancées et ces nouveaux métiers ».
Nous souhaitons enfin souligner que ces réflexions sur la répartition des compétences doivent aller de pair avec une réflexion portant plus spécifiquement sur le statut des professions de santé, les deux questions étant intimement liées. Il sera sans doute indispensable au cours des prochaines années de faire évoluer en partie le mode de rémunération des professionnels, qui n'est pas adapté à la coopération aux seins d'équipes ni à une organisation juridique sur le modèle des missions de santé. Les expérimentations menées dans le cadre de l'article 51 de la loi HPST ont permis de constater que la rémunération à l'acte constituait un frein majeur à l'évolution de la répartition des tâches. Les initiatives les plus pérennes en la matière sont d'ailleurs favorisées dans les structures fonctionnant sur un modèle salarial, qui permet de rémunérer les professionnels délégataires de certaines tâches même en l'absence d'acte spécifiquement reconnu dans la nomenclature. Si l'expérimentation des nouveaux modes de rémunération (NMR), mise en place par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2008, est positive et permet de penser un nouveau mode de financement des équipes, elle reste cependant limitée et la question de sa pérennité demeure posée. La question pourra également être posée d'instituer un statut pour les équipes de professionnels libéraux.
J'aimerais enfin insister sur la nécessité de clarifier deux questions qui se posent aujourd'hui avec une grande acuité dans nos hôpitaux : celle, d'une part, de la place des médecins étrangers et celle, d'autre part, du développement de l'intérim médical. Ainsi que l'a récemment montré le rapport remis par notre collègue député Olivier Véran, la difficulté croissante de recrutement de praticiens hospitaliers et la perte de plusieurs professionnels parmi les plus expérimentés qui choisissent l'exercice libéral intérimaire à l'hôpital doit conduire à une réflexion sur le statut et le déroulement de carrière des praticiens hospitaliers. L'hôpital public continue en effet de s'appuyer sur les médecins titulaires d'un diplôme extra-européen sans leur offrir plus qu'un statut précaire et peu de possibilités de carrière. Il est parallèlement contraint, faute de praticiens, de recourir à des praticiens libéraux aux exigences financières parfois excessives. Cette situation pose la question de l'équité entre les professionnels hospitaliers, et, partant, de la possibilité d'un véritable fonctionnement en équipe.