Mes chers collègues, les questions centrales ne sont pas forcément celles-là !
Il s’agit plutôt de se demander pourquoi il est urgent d’agir aujourd’hui. Un certain nombre de réponses ont déjà été apportées par M. le ministre de l’économie et des finances, par les premiers orateurs des groupes et par nos rapporteurs, qu’il m’appartient, au nom du groupe socialiste, de remercier – je pense en particulier à notre collègue Anne Emery-Dumas.
La prééminence des stratégies financières sur les véritables projets industriels a, depuis plusieurs années, des conséquences dramatiques dans de multiples bassins d’emploi. Mes chers collègues, il faut mesurer que notre pays a perdu 750 000 emplois industriels en dix ans !
Les fermetures de sites industriels, que nos territoires sont trop nombreux à avoir subies, sont avant tout des drames humains. Elles représentent un traumatisme pour les salariés, qui sont nombreux laissés sur le carreau, et pour leurs familles. Elles provoquent aussi, parce que l’activité locale disparaît, un véritable choc pour les habitants et pour les élus, souvent désemparés et impuissants. Il est de notre devoir de réagir !
La deuxième raison pour laquelle nous devons intervenir tient à la financiarisation de notre économie, résultat d’une logique qui a longtemps conduit à favoriser les intérêts financiers de très court terme. Quel est le bilan de ce système ? La destruction de notre économie réelle, c’est-à-dire de notre outil industriel et de nos entreprises, mais aussi le sacrifice de stratégies de long terme pour le développement des filières industrielles, de la recherche et de l’innovation.
Dans ce contexte, la proposition de loi marque une nouvelle étape dans la recherche d’un équilibre entre le maintien de l’activité industrielle et la liberté d’entreprendre.
L’économie réelle, c’est l’économie de proximité : c’est à la fois la valeur travail, les travailleurs, les entreprises, les chefs d’entreprise, les filières industrielles, les investissements de long terme et les territoires.
Certains se demanderont comment l’on peut tenter de reconquérir cette économie sans que les entreprises qui décident de fermer un établissement, avec pour conséquences des licenciements massifs, soient obligées, à peine de lourdes sanctions, de tout mettre en œuvre pour chercher un repreneur. Nous leur répondons avec sincérité : nous ne sommes pas frileux, mais notre devoir est d’élaborer un texte utile, c’est-à-dire un texte applicable, que la censure du Conseil constitutionnel ne risque pas de transformer en coquille vide.
Que la sauvegarde de l’emploi soit un motif d’intérêt général justifiant des restrictions à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété, je le pense en effet. Toujours est-il qu’un doute subsiste, dans la mesure où il s’agit de principes constitutionnels, nécessairement sacrés. C’est pourquoi la proposition de loi me paraît adaptée.
Sans doute, une autre solution aurait pu consister à interdire les licenciements boursiers ; cette mesure a été débattue en commission et M. Watrin vient à nouveau de la soutenir. Nous nous souvenons qu’Annie David et les membres du groupe CRC ont présenté une proposition de loi, examinée en séance publique le 16 février 2012, tendant à interdire les licenciements boursiers. Plus précisément, la proposition de loi prévoyait que le licenciement économique ne pourrait être prononcé « si, dans l’exercice comptable de l’année écoulée, l’entreprise a distribué des dividendes aux actionnaires » ; elle prévoyait en outre le remboursement des aides publiques. Le groupe socialiste l’avait d’ailleurs votée, et je m’en félicite.
Toutefois, dans un arrêt du 3 mai 2012, la chambre sociale de la Cour de cassation a cassé l’arrêt Viveo rendu par la Cour d’appel de Paris, au motif que le code du travail ne prévoit que deux cas de nullité d’un plan de licenciements : le non-respect de la procédure et l’insuffisance du plan de reclassement. De cette jurisprudence, il résulte clairement que le juge ne peut statuer sur la validité d’un plan social, mais seulement sur son absence ou son insuffisance, et sur le non-respect des procédures. En d’autres termes, le juge ne peut que constater a posteriori l’absence de motif économique d’un plan de licenciements, et éventuellement accorder des dommages et intérêts aux salariés.
Dans ces conditions, un changement d’orientation s’imposait à nous : favoriser la reprise des sites. Il s’agit d’abord de refuser la fermeture de sites rentables : la proposition de loi facilite la reprise de sites rentables chaque fois qu’elle est possible, afin de préserver l’activité économique, l’emploi et nos territoires. Il s’agit ensuite de construire un nouveau modèle de gouvernance permettant la stabilisation dans la durée de l’actionnariat des entreprises ; en préservant celles-ci des opérations purement financières, les nouvelles règles serviront leur intérêt social et leurs stratégies de long terme.
La feuille de route consécutive à la conférence sociale des 9 et 10 juillet 2012 précise que la négociation sur la sécurisation de l’emploi comprendra « un volet relatif à l’accompagnement des mutations économiques », dont l’objectif sera notamment « d’encadrer les licenciements manifestement abusifs et les obligations liées à des projets de fermeture de sites rentables ».
L’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 prévoit, dans le sixième paragraphe de son article 12, un renforcement de l’information du comité d’entreprise sur les offres de reprise. Ces stipulations ont été transposées dans le code du travail par l’article 19 de la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi.
Enfin, je vous rappelle que nous avons récemment voté les articles 11 et 12 du projet de loi relatif à l’économie sociale et solidaire – M. le ministre s’en souvient. Parce que, selon les estimations, plus de 50 000 emplois sont supprimés chaque année faute de repreneurs d’entreprises en bonne santé, ce projet de loi, dont la discussion parlementaire est en cours, prévoit d’encourager la transmission des entreprises, en particulier celle des TPE et des PME.
Reste que ces dispositions, portant uniquement sur le code de commerce, ne modifient pas les attributions des comités d’entreprise. La proposition de loi s’en charge heureusement, ce qui donnera à la démarche du Gouvernement une pleine cohérence.
Le 30 avril dernier a donc été déposée à l’Assemblée nationale la proposition de loi visant à « redonner des perspectives à l’économie réelle et à l’emploi industriel ». Tel était l’intitulé initial de ce texte. L’Assemblée nationale a ensuite enrichi le contenu du texte avant sa transmission au Sénat.
Si nous avons, dans un premier temps, adopté 35 amendements en commission des affaires sociales, lesquels visaient essentiellement à sécuriser le texte et à rendre opérationnelles certaines de ses dispositions, nous avons, je tiens à le dire cet après-midi, refusé d’en adopter deux : ceux qui visaient à supprimer les articles 5 et 8 du texte.
Pourquoi ?
L’article 5 prévoit l’application automatique du droit de vote double dans les assemblées générales d’actionnaires des sociétés cotées pour les actions détenues au nominatif depuis deux ans. Selon vous, chers collègues de la commission des lois, cet article n’était pas justifié. Pour nous, membres de la commission des affaires sociales, le renforcement de l’actionnariat à long terme, second grand objectif de ce texte, je le rappelle, repose essentiellement sur l’instauration par principe du droit de vote double, car les conséquences de cet article sont de deux ordres.
D’une part, en conférant un avantage aux actionnaires qui ne mettent pas en œuvre une stratégie de court terme, dont l’impact sur l’emploi et les territoires est souvent dramatique, cet article vise explicitement à promouvoir un actionnariat stable de longue durée dans les sociétés cotées.
D’autre part, cet article permettra à l’État actionnaire de vendre certaines participations tout en conservant le même niveau de contrôle. Il s’agit là d’une conséquence indirecte du dispositif, mais dont les bénéfices pour l’État pourraient être à moyen et à long terme considérables, selon l’Agence des participations de l’État.
Pour améliorer le dispositif, nous avons instauré une clause de rendez-vous périodique pour les assemblées générales des sociétés cotées ayant refusé de mettre en place le droit de vote double, afin qu’elles abordent cette question au moins une fois tous les deux ans.
L’article 8 renverse la logique actuelle en matière de neutralité des organes de gouvernance en cas d’OPA. Il autorise le conseil d’administration et le directoire, après autorisation du conseil de surveillance, à prendre de leur propre initiative, sans autorisation préalable de l’assemblée générale, toute décision dont la mise en œuvre est susceptible de faire échouer une offre, tout en permettant la réintroduction du principe de neutralité, sous conditions, dans les statuts d’une société cotée.
Lorsque la France a, en 2006, transposé la directive OPA, elle a fait le choix le plus libéral qui soit en ne permettant pas ainsi au conseil d’administration d’organiser la défense de l’entreprise face à une OPA hostile, contrairement au choix effectué par les pays du Benelux et par d’autres de l’Union européenne, comme l’Allemagne.
L’article 8 inverse donc le choix fait à l’époque par la France.
Preuve, finalement, que nous savons nous retrouver : je salue le bon sens de nos quatre commissions, qui ont décidé de supprimer l’article 9 de la proposition de loi.
Cet article prévoyait de renforcer les règles d’urbanisme afin de protéger les anciens îlots industriels de plus de deux mille mètres carrés. Il rendait obligatoire la prise en compte des implantations industrielles existantes dans le projet d’aménagement et de développement durables.
Chers collègues, le projet de loi ALUR, qui a été adopté au Sénat vendredi dernier, serait entré en contradiction avec la présente proposition de loi si nous avions adopté cet article 9. Il introduisait, nous le savons, des lourdeurs excessives qui allaient à rebours de la volonté du Gouvernement et de sa majorité de desserrer les contraintes en matière d’urbanisme.
Je souhaite enfin attirer votre attention sur l’amendement n°8 de notre collègue Marie-Noëlle Lienemann que nous allons examiner. Il vise à introduire un droit de préférence, à offre équivalente, au profit des salariés pour la reprise de leur entreprise. Il sera très intéressant de connaître l’avis du Gouvernement sur ce point.
Mes chers collègues, nous voici donc prêts à examiner cette proposition de loi équilibrée, qui privilégie la voie de la dissuasion par rapport à celle de la sanction, même si elle n’y renonce pas.
Je conclurai, monsieur le ministre, mes chers collègues, en appelant chacun de vous à prendre ses responsabilités sur ce texte, qui est pour nous l’occasion non seulement de réfléchir à la conception que nous avons de ce que doit être la politique industrielle de notre pays, mais également de discourir sur la méthode. Celle que nous appelons de nos vœux, c’est celle de la responsabilité et du dialogue, celle de l’intelligence partagée.