Intervention de Ernestine Ronai

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 6 février 2014 : 1ère réunion
Prostitution — Audition des présidentes des commissions « violences de genre » et « santé droits sexuels et reproductifs » du haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes hce f-h

Ernestine Ronai, co-présidente de la commission « violences de genre » du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE f-h), coordinatrice nationale « violences faites aux femmes » de la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences (MIPROF) :

Vous avez déjà beaucoup travaillé sur la question de la prostitution, je ne vais donc pas procéder à une présentation générale de cette problématique, mais plutôt insister sur les points qui me paraissent les plus importants.

En premier lieu, il me semble important de ne pas souscrire à l'idée selon laquelle la prostitution ayant toujours existé, de tout temps et en tout lieu, nous serions face à une fatalité contre laquelle on serait démuni. Au contraire, je pense qu'on peut faire reculer le phénomène quand on déploie des moyens avec fermeté, comme l'a montré le démantèlement de réseaux de proxénètes en Seine-Saint-Denis.

Je vous rappelle que le mouvement abolitionniste en France est relativement récent. Les « petites annonces » dans l'hebdomadaire « Le Nouvel Observateur » n'ont, par exemple, disparu qu'en 2011 !

Ensuite, je veux insister sur le lien qui existe entre les violences subies dans l'enfance et l'entrée dans la prostitution. Toutes les enquêtes, nationales et internationales, même si elles sont parfois parcellaires, vont dans le même sens : la grande majorité des personnes prostituées ont subi des violences, notamment sexuelles, dans leur enfance.

Les chiffres d'un rapport européen, selon lesquels 80 à 85 % des personnes prostituées ont subi une forme de violence (viol, inceste, pédo-criminalité...), 62 % déclarant avoir été violées et 68 % souffrant de stress post-traumatique, sont sans appel.

Les résultats de l'enquête réalisée sur des appelants du numéro d'urgence « viol-femmes-info-service » vont dans le même sens : sur 380 personnes interrogées, 80 % étaient des femmes, toutes disaient avoir été victimes de violences dans l'enfance.

Ceci prouve que la lutte contre le phénomène prostitutionnel commence par la protection de l'enfance. Or, on ne met pas assez l'accent sur cette politique en France. D'autant moins que, depuis le procès d'Outreau, la parole de l'enfant a été remise en cause, ce qui ne manque pas de m'inquiéter.

Je voudrais ensuite insister sur l'un des points positifs corrélés à l'examen par le Parlement de la proposition de loi dont nous discutons aujourd'hui. Mon expérience sur le terrain, en particulier les interventions que nous organisons dans les lycées, m'amène à penser que le débat actuel sur la pénalisation du client est déjà une prise de conscience de la part des élèves et peut permettre d'éviter la banalisation du phénomène. Le fait de savoir que les parlementaires se sont saisis de la question sous l'angle de la pénalisation exerce une action de prévention, tant pour les jeunes que pour les adultes.

J'en viens, par ce biais, à aborder la question de la prostitution des jeunes, dont fait partie la prostitution étudiante. Je vous rappelle que des enquêtes récentes, réalisées notamment dans l'Essonne, ont montré que 4 % des étudiantes interrogées étaient victimes de prostitution : cette proportion est assez impressionnante.

Ce que nous constatons plus largement dans les établissements scolaires, c'est qu'il existe une véritable « stratégie » de l'agresseur. On peut la décrire ainsi : l'agresseur repère sa cible - en général une jeune fille fragile déjà victime de violences ou ayant déjà une faible estime de soi. Ensuite, le scénario est souvent le même : il lance une campagne de déstabilisation contre elle, insinuant par exemple que « la fille est une pute », puis il l'agresse et il prétend que la victime était volontaire, voire même qu'elle « aime ça ».

Dans la plupart des cas, la situation est telle pour la victime que c'est à elle de quitter l'établissement ! Ces exemples prouvent la faiblesse du dispositif de protection de la jeunesse, en particulier dans les établissements scolaires.

Alors que le psycho-trauma est techniquement mesurable, il est rarement corrélé aux actes de violences subis, ceux-ci étant d'ailleurs souvent cachés - comme les actes de fellation forcée par exemple, qui sont souvent passés sous silence car les victimes ne perçoivent pas qu'il s'agit d'une forme de viol. Dans ce domaine, il faut faire progresser le dispositif de détection, de prévention et de prise en charge.

Je voudrais maintenant aborder très rapidement la question sanitaire, que développera en détail Françoise Laurant, pour rappeler que la personne prostituée subit toujours une accumulation de violences : sexuelles d'abord, mais aussi physiques - tabassage... -, menaces de mort et psychologiques. Or, alors que la prise en charge du psycho-trauma est essentielle, l'absence de gratuité des soins - sauf pour les victimes de viol - est souvent un obstacle pour sortir de la prostitution.

On trouve des psychologues qui pourraient contribuer à cette prise en charge - titulaires du DU (diplôme universitaire) de victimologie, et qui ne trouvent pas d'emploi. Nous ne pouvons donc pas dire que nous manquons de personnels formés, mais il faut organiser un réseau de soins gratuits et accessibles, notamment pour traiter le psycho-trauma.

Cette question m'amène à aborder le sujet de la formation des professionnels. Tous les professionnels en contact avec des femmes victimes de violences devraient être formés spécifiquement au repérage et à la prise en charge des victimes de la prostitution, ce qui n'est pas systématique aujourd'hui.

Parmi les aspects insuffisamment abordés figure aussi la question de la responsabilité de l'entourage de la personne prostituée dans son entrée dans la prostitution. Certes, nous disposons aujourd'hui d'outils pour lutter contre les phénomènes de traite. En revanche, le rôle de la famille - conjoint, mari, compagnon... - est souvent ignoré alors qu'il est essentiel tant pour repérer que pour prendre en charge la victime.

Nous avons aujourd'hui besoin - j'insiste sur ce point essentiel - d'une grande enquête sur la prostitution qui prenne en compte tous les lieux - la rue, Internet, les salons de massage, les bars... - et tous les aspects du phénomène.

Nous ne pouvons pas lutter contre la prostitution si nous ne disposons pas d'éléments plus précis sur son ampleur et sur son coût pour la société : car la prostitution est tout sauf gratuite !

Il faut également avancer sur la prise en charge des personnes migrantes sans papiers, que l'on retrouve en grand nombre parmi les victimes recueillies par les associations.

A l'heure actuelle, une circulaire du 5 février 2009 permet aux autorités françaises compétentes d'accorder, à titre exceptionnel, des papiers aux personnes étrangères engagées dans un parcours de sortie de la prostitution.

Il me paraît essentiel que ce point soit intégré à la proposition de loi, ce qui permettrait de renforcer le dispositif de sortie de prostitution, car ces personnes étrangères seraient ainsi accompagnées par des associations reconnues et habilitées.

Enfin, je voudrais évoquer le témoignage de personnes en grande détresse que j'ai pu rencontrer, notamment à Marseille par le biais de l'Amicale du Nid. J'ai entendu des témoignages poignants. À travers eux, ce sont toujours les mêmes sujets qui reviennent : l'absence de papiers, les difficultés financières, le délabrement de la santé et, finalement, le désespoir, l'impossibilité de s'en sortir...

Je tire essentiellement deux leçons de ces récits de vie : d'une part, les conséquences psycho-traumatiques de la prostitution poussent les victimes à adopter des conduites addictives (drogues, alcool...) qui les entraînent dans un processus de délabrement physique et mental ; d'autre part, sans soutien financier, il est impossible pour elles de sortir de la prostitution.

Si l'on veut accompagner les victimes dans leur parcours de sortie, il faut leur permettre de disposer de moyens financiers suffisants et, surtout, de logements dignes. Or, actuellement, les revenus procurés par un revenu de solidarité active (RSA) accordé à une personne seule sont insuffisants.

Voilà les quelques points sur lesquels je voulais insister, profitant de ma responsabilité au sein de l'Observatoire des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis pour vous livrer mon expérience de terrain.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion