En ce début d'année, l'actualité sociale du journal Libération illustre une nouvelle fois les difficultés financières considérables auxquelles est confrontée la presse imprimée, en conséquence d'évolutions technologiques, économiques et sociales concomitantes.
Depuis 2008, les résultats sont inquiétants et la dégradation, qui s'est accentuée en 2013 avec une diminution de 8 % du chiffre d'affaires, n'épargne aucune catégorie de presse. La majorité des quotidiens nationaux a vu ses ventes diminuer : de 14,9 % pour Libération, 11,44 % pour L'Équipe, 8,82 % pour Le Parisien. Certains titres ont mieux résisté, comme Le Monde (avec une baisse de 4,44 %) et Le Figaro (en recul de 1,88 %) ; seuls Les Échos et La Croix affichent une croissance inférieure à 1 %. La presse quotidienne régionale (PQR) n'est pas moins précaire, avec une baisse des ventes de 4 % en 2013, y compris des groupes légendaires comme Ouest France.
L'État, pour des raisons économiques et philosophiques, est traditionnellement garant du maintien d'une presse suffisamment puissante et diversifiée pour être indépendante.
Les éditeurs bénéficient d'un système d'aides aussi complexe qu'hétéroclite : allez voir le site du ministère de la culture et de la communication, qui publie la liste des titres aidés en 2012. Elle comporte le nom de près de 200 publications ! Il convient de distinguer les aides directes ciblées des aides indirectes généralistes de nature fiscale, dont le taux « super réduit » de TVA à 2,1 % constitue le coeur.
La presse quotidienne a été exemptée du paiement de la TVA, dès son instauration par la loi du 10 avril 1954, sur l'argument du soutien de la diversité des opinions et des moyens de les exprimer. Elle a ensuite bénéficié, à compter de 1977, d'un taux super réduit de 2,1 %, étendu à l'ensemble des publications bénéficiant d'un numéro de commission paritaire des publications et agences de presse par la loi de finances pour 1989. Environ 1 700 entreprises bénéficient de ce dispositif, dont le coût (imposition au taux de TVA de 2,1 % comparée à l'assujettissement au taux réduit de 5,5 %) est évalué à 175 millions d'euros pour 2014.
A contrario, en application de la législation européenne, les sites de presse en ligne sont soumis, pour leurs abonnements comme pour la vente d'articles à l'unité, au taux normal de 20 %, y compris lorsqu'ils sont reconnus par la commission paritaire.
Seuls 20 millions d'euros sont consacrés à la presse numérique, sur près d'un milliard d'euros d'aides à la presse. Il s'agit essentiellement des crédits du fonds stratégique pour le développement de la presse en ligne, en diminution de 13 % en 2014, et de quelques aides fiscales marginales.
Les récentes réformes du système d'aides à la presse, le plan triennal (2009-2011) issu des États généraux de la presse écrite comme les modifications annoncées par Aurélie Filippetti en juillet dernier, n'ont pas altéré cet équilibre sous-optimal, ce qui est regrettable au regard de l'importance du numérique pour l'avenir de la presse.
Dans le contexte de crise exacerbée de la presse écrite, la modernisation du secteur, via le développement de la presse numérique, constitue un enjeu majeur pour les éditeurs. La croissance attendue du marché de la presse en ligne est estimée à 45 % par an - combien de secteurs atteignent une telle progression ? - soit un chiffre d'affaires de 625 millions d'euros en 2017, à l'heure où les perspectives les plus optimistes relatives à la presse imprimée font état d'une diminution du chiffre d'affaires d'environ 8 % par an.
Le modèle économique de la presse digitale n'est pas unique. Aux côtés des pure players, comme Mediapart ou Rue89, médias à diffusion strictement numérique dont le rôle en matière de pluralisme n'est plus à démontrer, on trouve aussi des traductions numériques d'articles « papier », mais également des contenus informatifs conçus pour la version numérique d'un titre de presse imprimé, vendus à l'unité ou par abonnement.
Une information numérique de qualité suppose des investissements coûteux en recherche et développement, en production, en marketing et partenariats. Ainsi, les commissions liées à la distribution via les plateformes représentent environ 30 % du prix du support numérique, soit une proportion identique à la prestation facturée par le réseau de distribution de la presse imprimée.
Privés de recettes publicitaires dynamiques, les éditeurs de presse numérique peinent à trouver un modèle économique rentable, d'autant plus que les faibles gains tirés de cette activité sont ponctionnés par le taux de TVA à 20 %.
Ainsi, pour Le Monde, le chiffre d'affaires de la version numérique doit doubler chaque année pour compenser la diminution de la diffusion papier. S'agissant de L'Humanité, dont le coût de production du quotidien sous forme numérique est inférieur de 65 % à celui d'un exemplaire papier, la version numérique rapporte près de 90 % de recettes en moins. Même le site du quotidien de référence à l'échelle mondiale, le New York Times, ne parvient pas à l'équilibre économique.
Le différentiel de taux de TVA représente donc à la fois un handicap économique et un frein à la migration des abonnés « papier » vers les offres numériques, alors qu'un certain nombre d'entre eux, pour des raisons de commodité comme par souci du développement durable, le souhaiteraient.
Il est donc urgent de rétablir les conditions d'une rentabilité convenable du modèle, en harmonisant les taux de TVA applicables à la presse.
L'application d'un taux super réduit de TVA à 2,1 % à la presse en ligne représente une demande récurrente des éditeurs. En mars 2011, la déclaration de Berlin, signée par plus de 200 associations professionnelles et groupes de presse européens, souhaite des « taux de TVA réduits pour le numérique au même titre que la presse écrite ». En France, l'« Appel pour l'égalité fiscale » lancé par le site Mediapart en décembre dernier, a recueilli plus de 30 000 signatures.
L'alignement constitue un engagement de campagne du président François Hollande, réitéré le 16 décembre dernier à l'occasion d'une rencontre avec les éditeurs de presse, et défendu à plusieurs reprises par Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, par de nombreux parlementaires, dont je fais partie avec Marie-Christine Blandin, à l'occasion des débats budgétaires successifs. Notre amendement a été voté à deux reprises au Sénat, sous la précédente majorité sénatoriale et sous l'actuelle.
La réforme envisagée a fait l'objet de nombreuses études : celle de Bruno Patino dans la perspective des états généraux de la presse, mais également des missions confiées à Roch-Olivier Maistre sur les aides à la presse et à Pierre Lescure sur l'adaptation des industries culturelles au numérique. Toutes ont conclu à la nécessité de son application, qu'elles ont recommandée la plus rapide possible, afin de donner à la presse les moyens de sa modernisation, partant, de son avenir.
La réforme, sous la forme d'une proposition de loi déposée à l'Assemblée nationale, instaure l'égalité fiscale au 1er février 2014 pour tous les titres quel que soit leur support de diffusion.
J'ai déposé au Sénat, le 27 janvier, avec les membres du groupe socialiste et apparentés une proposition de loi identique, jointe par notre commission à l'examen du présent texte.
L'article 1er de la proposition de loi de l'Assemblée nationale aligne le taux de TVA applicable à la presse en ligne sur celui dont bénéficie la presse imprimée. Son paragraphe I se substitue au second alinéa de l'article 298 septies du code général des impôts, relatif à la répartition des taux de TVA pour les abonnements à des offres composites (papier et numérique), qui devient sans objet.
Les sites de presse doivent au préalable avoir fait l'objet d'un agrément de la commission paritaire, qui fonde son jugement sur la maîtrise éditoriale du site par la personne éditrice, la production et la mise à disposition du public d'un contenu original et renouvelé régulièrement, le traitement journalistique des informations et leur lien avec l'actualité ; les outils de promotion d'une activité industrielle ou commerciale sont exclus.
Sur la base de ces critères, proches de ceux qui s'appliquent aux publications de la presse imprimée, 650 services de presse en ligne ont été reconnus. Seuls ceux qui sont intégralement ou partiellement payants sont concernés par la mesure.
Aux termes du paragraphe II de l'article 1er de la proposition de loi, le nouveau dispositif s'applique aux opérations pour lesquelles la TVA est exigible à compter du 1er février 2014, c'est-à-dire sur les sommes versés au 1er mars, quelle que soit la date de promulgation du texte et conformément aux engagements gouvernementaux de mise en oeuvre immédiate. À cette fin, une instruction fiscale relative au régime applicable aux services de presse en ligne a été diffusée aux services compétents le 31 janvier dernier.
Après un vote unanime de sa commission des affaires culturelles lors de sa réunion du 29 janvier dernier, l'Assemblée nationale a adopté, au cours de sa séance publique du 4 février, cette proposition de loi dans les mêmes conditions, le Gouvernement ayant, par amendement, levé le gage figurant à l'article 2.
La suppression de la distorsion de concurrence établit le principe de neutralité technologique et fiscale, qui, selon une jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne, s'oppose à ce que des marchandises ou des prestations de services semblables soient traitées différemment au regard de la TVA.
La France défend de longue date ce principe auprès de ses partenaires européens comme des institutions communautaires. Les démarches entreprises visent à modifier la directive du 28 novembre 2006, afin de permettre explicitement l'application de taux de TVA réduits aux biens et services culturels (livre, presse, vidéo, musique), y compris lorsqu'ils sont prestés en ligne.
Le droit communautaire n'a encore fait l'objet d'aucune révision dans ce sens. Ainsi, selon la directive précitée, chaque État peut fixer au maximum trois taux de TVA différents : un taux normal, qui ne doit pas être inférieur à 15 % et deux taux réduits, qui ne peuvent être inférieurs à 5 %.
Un taux super réduit était toléré par dérogation, lorsque les États membres appliquaient, au 1er janvier 1991, des taux réduits inférieurs au seuil prévu par la directive. Mais aucun taux super réduit ne peut être appliqué à une nouvelle catégorie de biens ou de services, conformément au « gel », dont bénéficie la presse imprimée, considérée comme une livraison de bien.
En revanche, la vente ou la location de biens culturels en format numérique est considérée comme la prestation d'un service fourni par voie électronique et, à ce titre, inéligible au taux réduit et encore moins super réduit.
En application du principe de neutralité et en soutien à une industrie culturelle particulière, la France a fait fi des règles communautaires et décidé unilatéralement d'harmoniser les taux de TVA applicables au livre numérique à l'occasion de la loi de finances rectificative pour 2011.
Cette initiative a conduit la France, comme le Luxembourg qui dispose d'une législation identique, au contentieux avec la Commission européenne, sous la forme d'une procédure de manquement. En appliquant un taux super réduit aux activités de presse en ligne, la France se met de facto en contravention avec le droit européen, mais sciemment, en vertu d'une volonté politique clairement assumée. Elle s'expose donc à la même procédure, même si les instances européennes montrent des signes d'évolution encourageants. Il est vrai que l'Allemagne défendra la même position auprès de la commission, ce qui change la donne.
La Commission s'est exprimée à plusieurs reprises en faveur d'un alignement des taux de TVA sur les biens physiques et leurs équivalents numériques, dans sa communication sur la stratégie numérique européenne publiée en mai 2010, dans le livre vert sur l'avenir de la TVA adopté le 1er décembre 2010, puis dans sa communication du 6 décembre 2011, mais également le 11 janvier 2012 dans sa communication relative au commerce électronique et dans les conclusions du Conseil européen des 24 et 25 octobre dernier. Le Parlement européen s'est rangé à cet avis à de nombreuses reprises.
D'aucuns pourraient considérer comme un élément positif le lancement, le 8 octobre 2012, d'une consultation publique relative au réexamen de la structure existante des taux réduits de TVA, qui a abordé explicitement les questions du livre, de la presse, de la télévision et de la radiodiffusion. Les quelques 300 contributions reçues militent de manière quasi-unanime pour qu'il soit procédé à une modification de la directive dans le sens de la neutralité technologique. La Commission a annoncé une étude d'impact sur les taux de TVA et leur possible évolution au début de l'année 2014.
Ces évolutions expliquent probablement le fait qu'à ce jour le commissaire à la fiscalité ne se soit pas officiellement exprimé sur la décision française ; nous attendons donc avec optimisme. Une fois une proposition de révision de la directive adoptée, le cas échéant, par la Commission, elle devra être adoptée par le Conseil à l'unanimité des États membres avant d'entrer en vigueur.
L'impact économique et fiscal d'une réduction du TVA sur la consommation de ces biens dépend de la répercussion plus ou moins importante de cette diminution sur les prix fixés par les éditeurs.
La diminution de près de dix-huit points du taux de TVA sur la presse digitale dégagera rapidement, pour les éditeurs, une marge de manoeuvre financière pour poursuivre leurs investissements destinés à l'innovation technologique et au renforcement de la qualité éditoriale. Pour les éditeurs « mixtes » qui souhaiteraient le rester, une partie des pertes de la presse imprimée pourra être plus justement compensée, notamment les coûts d'adaptation du modèle industriel de la presse papier.
On peut imaginer que de nouveaux acteurs apparaîtront sur le marché, alors que leur capacité à y demeurer de façon pérenne est compromise par la fiscalité qui pèse sur le secteur.
En termes de manque à gagner fiscal, la mesure ne devrait guère être coûteuse, de l'ordre de 5 millions d'euros en année pleine, en raison du chiffre d'affaires limité de la presse numérique. Selon des études sérieuses, le nouveau taux de TVA pourrait même, dès 2017, bénéficier à l'État, en raison du développement des activités qu'il entraînera.
Le débat à l'Assemblée nationale a évoqué les suites à donner aux redressements et contrôles fiscaux en cours concernant certains pure players, comme Mediapart, Arrêt sur images, Terra Eco ou La lettre A, qui ont unilatéralement appliqué un taux de TVA à 2,1 % avant la mise en oeuvre de la mesure. Patrick Bloche, président de la commission des affaires culturelles et rapporteur de la proposition de loi, a rappelé la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel sur la non-rétroactivité de la loi fiscale : « il n'existe pas de précédent où la loi fiscale aurait été modifiée rétroactivement dans le but d'éteindre des contrôles en cours. Tout indique, par ailleurs, que le Conseil constitutionnel ferait jouer sa jurisprudence traditionnelle sur ce qu'il appelle la recherche d'un intérêt général suffisant pour justifier une telle rétroactivité. En l'espèce, avouons-le, chers collègues, un intérêt général serait difficile à démontrer dès lors que la loi s'appuie jusqu'à présent sur des dispositions communautaires parfaitement explicites, sans aucune ambiguïté. » Dont acte.
De plus, une modification du texte en ce sens, ici au Sénat, faisant abstraction de ces considérations, aurait pour conséquence de retarder son vote définitif par les deux chambres et donc l'application de la mesure, ce qui pénaliserait d'autant les médias concernés. C'est un argument en faveur d'un vote conforme.
Je regrette cependant que, malgré les nombreuses initiatives parlementaires en ce sens, la présente réforme ait tant tardé. Il serait aujourd'hui dommage que le délai pris par les pouvoirs publics pour appliquer un taux super réduit de TVA à l'ensemble de la presse conduise à mettre en danger l'existence de certains titres.
Notre commission s'est maintes fois prononcée en faveur de l'harmonisation des taux de TVA applicables aux différentes catégories de presse sur la base de celui dont bénéficie la presse imprimée. Il s'agit d'un enjeu tant économique - la presse ne peut survivre à la crise actuelle qu'en se modernisant et en tirant profit de la révolution numérique - que démocratique - la pluralité des opinions dans le cadre d'un traitement journalistique de qualité doit pouvoir se développer sur la « toile » - et juridique, en application du principe de neutralité technologique et fiscale.
Je vous propose donc d'adopter la présente proposition de loi sans modification.