Intervention de Esther Benbassa

Réunion du 13 février 2014 à 15h00
Suspension de détention provisoire pour motif d'ordre médical — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Esther BenbassaEsther Benbassa :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi de Mme Hélène Lipietz et les différentes initiatives qu’elle a évoquées en ce sens répondent au souci bien déterminé de combler un vide juridique et de mettre un terme à une inégalité de droits entre prévenus et condamnés.

L’enjeu, politique et anthropologique, de notre débat est clairement identifié : c’est du corps qu’il s’agit, du corps malade, du corps souffrant en prison. Dois-je rappeler ce qu’écrivait Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir ? « La prison dans ses dispositifs les plus explicites a toujours ménagé une certaine mesure de souffrance corporelle. […] La critique souvent faite au système pénitentiaire, dans la première moitié du XIXe siècle (la prison n’est pas suffisamment punitive : les détenus ont moins faim, moins froid, sont moins privés au total que beaucoup de pauvres ou même d’ouvriers) indique un postulat qui jamais n’a franchement été levé : il est juste qu’un condamné souffre physiquement plus que les autres hommes. La peine se dissocie mal d’un supplément de douleur physique. Que serait un châtiment incorporel ? Demeure donc un fond “suppliciant” dans les mécanismes modernes de la justice criminelle – un fond qui n’est pas toujours maîtrisé, mais qui est enveloppé, de plus en plus largement, par une pénalité de l’incorporel. »

En une époque, la nôtre – nous ne sommes plus, en principe, au XIXe siècle –, où les droits humains sont devenus la nouvelle religion laïque des pays dits « développés », beaucoup de choses ont changé. Reste que, comme l’écrit encore Michel Foucault, si nos systèmes punitifs « ne font pas appel à des châtiments violents et sanglants, même lorsqu’ils utilisent les méthodes “douces” qui enferment ou corrigent, c’est bien toujours du corps qu’il s’agit ».

Les supplices, certes, ne sont plus de mise aujourd’hui. Pourtant, si le « corps supplicié, dépecé, amputé, symboliquement marqué au visage ou à l’épaule, exposé vif ou mort, donné en spectacle » a disparu, il n’en demeure pas moins que, en prison, la souffrance du corps du détenu ou du condamné n’est pas considérée avec toute l’empathie qu’elle mérite. Elle est occultée, probablement en raison de cet arrière-fond enfoui, mais qui continue de nous « travailler » en secret, en raison de ce passé qui, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, prenait « le corps comme cible majeure de la répression pénale ».

Se libérer de ce lourd héritage exige de l’institution pénitentiaire, du corps médical et non moins du législateur un effort continu, obstiné, inlassable. Nous en avons une nouvelle illustration ce jour.

Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, les personnes détenues atteintes « d’une pathologie engageant le pronostic vital » ou dont l’état de santé est « durablement incompatible avec le maintien en détention » peuvent demander à bénéficier d’une suspension de peine, comme le prévoit l’article 720-1-1 du code de procédure pénale.

Ce dispositif est toutefois réservé aux seules personnes condamnées : son bénéfice ne peut être invoqué par les personnes faisant l’objet d’une détention provisoire, que ce soit dans le cadre d’une instruction, dans l’attente d’un procès en appel ou de l’examen d’un pourvoi en cassation.

Cette lacune du droit est d’autant plus préjudiciable que, comme l’observait le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans son rapport d’activité pour 2012, « les personnes prévenues, présumées innocentes, ont à connaître de très mauvaises conditions de détention en maison d’arrêt » et que « la détention provisoire excède bien souvent la “durée raisonnable” que commande l’article 144-1 du code de procédure pénale ».

Les auteurs de la présente proposition de loi préconisent de remédier à cette situation en instaurant un dispositif de suspension de la détention provisoire pour motif médical, largement inspiré du dispositif applicable aux personnes condamnées.

Cette initiative permettra-t-elle d’assurer la conformité du droit français avec nos engagements européens ? En effet, rien ne justifie aujourd’hui qu’aucun dispositif similaire à celui de l’article 720-1-1 du code précité ne permette à une personne prévenue d’obtenir la suspension de sa mesure de détention provisoire lorsque son état de santé est incompatible avec une détention ou que son pronostic vital est engagé ; ni la différence de statut entre prévenus et condamnés – au contraire, les personnes prévenues, présumées innocentes, devraient en principe pouvoir bénéficier de dispositifs plus favorables – ni les conditions de détention – au contraire, les personnes prévenues, détenues en maison d’arrêt, sont confrontées à des conditions de détention particulièrement dégradées.

La durée de la détention provisoire est très variable d’une personne à l’autre et dépend, notamment, de la nature de l’infraction commise et de la procédure retenue : de quelques jours à quelques mois en matière correctionnelle – douze jours en moyenne dans les procédures de comparution immédiate, sept mois dans les autres procédures correctionnelles –, elle peut atteindre plusieurs années en matière criminelle, avec une moyenne de deux ans.

In fine, les personnes prévenues malades se trouvent donc exposées à des conditions de détention plus défavorables que les personnes condamnées à de longues peines, alors même que leur état de santé présente des caractéristiques comparables. À la différence des personnes condamnées, les personnes prévenues sont exclusivement incarcérées dans les maisons d’arrêt. Or aujourd’hui la plupart de ces établissements sont confrontés à une situation de surpopulation chronique qui nourrit de nombreuses tensions et aggrave les conditions de détention : au 1er décembre 2013, par exemple, on recensait 1 047 détenus obligés de dormir sur un matelas posé à même le sol.

S’agissant de l’accès aux soins, cette situation de surpopulation complique très significativement l’organisation des extractions médicales, pourtant nécessaires pour permettre à une personne détenue de réaliser des examens médicaux ou de subir un traitement particulier dans un établissement de santé situé à l’extérieur de la maison d’arrêt.

Les auteurs de la proposition de loi préconisent, en conséquence, de créer un dispositif de suspension de la détention provisoire pour motif médical, en s’inspirant très largement des dispositions de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale applicables aux détenus condamnés.

À la différence des personnes condamnées, qui exécutent une peine d’emprisonnement ou de réclusion prononcée de façon définitive par une juridiction pénale, les personnes prévenues bénéficient de la présomption d’innocence. Il en résulte que la privation de liberté dont elles peuvent faire l’objet « à titre exceptionnel » dans le cadre de l’instruction ou dans l’attente de leur jugement doit être justifiée à tout instant par l’un des objectifs énoncés à l’article 144 du code de procédure pénale, notamment la nécessité de conserver les preuves ou indices matériels nécessaires à la manifestation de la vérité, d’empêcher une pression sur les témoins.

À cet égard, la proposition tendant à créer un mécanisme de suspension de la détention provisoire impliquerait que, en cas d’amélioration de son état de santé, l’intéressé pourrait être automatiquement réincarcéré en maison d’arrêt, sans débat préalable et sans que le juge n’ait à vérifier que les conditions de la détention provisoire sont toujours réunies.

Afin de surmonter cette difficulté, la commission des lois a adopté un amendement visant à prévoir que l’état de santé du prévenu pourrait constituer non un motif de suspension de la détention provisoire, mais une cause de mise en liberté de l’intéressé. En cas d’amélioration de l’état de santé de ce dernier, il appartiendrait, le cas échéant, au juge d’instruction de demander de nouveau son placement en détention provisoire, dans les conditions de droit commun, en justifiant cette demande par l’un des objectifs énoncés à l’article 144 du code précité.

Mes chers collègues, le texte qui vous est soumis aujourd’hui comporte deux évolutions par rapport au dispositif de la proposition de loi initiale.

D’une part, afin de réserver les situations les plus complexes, l’amendement susvisé a pour objet d’introduire une exception lorsqu’« il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction », à l’instar de ce que prévoit l’article 720-1-1 du code de procédure pénale à l’égard des personnes condamnées.

Il s’agit, comme l’avait souligné notre collègue François Zocchetto lors de l’examen de la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales dont résulte l’exception mentionnée à l’article 720-1-1 du code précité, de prévenir « le risque qu’une personne, même diminuée physiquement, puisse reprendre ses activités criminelles si elle fait l’objet d’une libération ». Tel pourrait être le cas du dirigeant d’une organisation criminelle, en particulier.

D’autre part, la commission des lois a souhaité préciser les modalités d’application du dispositif s’agissant des détenus atteints de troubles mentaux.

À l’heure actuelle, l’article 720-1-1 du code de procédure pénale prévoit une exception pour « les cas d’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux. »

Pour notre collègue Claire-Lise Campion, auteur de l’amendement tendant à introduire cette exception lors de l’examen de la loi du 4 mars 2002, il s’agissait de ne pas prendre le risque de libérer une personne atteinte de troubles mentaux qui, si elle n’a certes pas sa place en prison, pourrait se révéler dangereuse pour elle-même ou pour autrui.

Toutefois, comme l’a expliqué le docteur Michel David, président de l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire, cette restriction a, dans les faits, été interprétée par les professionnels de santé comme interdisant de façon générale l’application du dispositif de suspension de peine aux personnes détenues atteintes de troubles mentaux.

Telle n’était sans doute pas l’intention du législateur : les personnes atteintes de troubles mentaux doivent être considérées comme des malades comme les autres et pouvoir être soignées dans les mêmes conditions que des personnes atteintes de troubles somatiques.

Une exception peut toutefois être consentie aux personnes atteintes de troubles mentaux faisant l’objet d’une mesure d’hospitalisation sous contrainte. Dans ce cas, ces personnes sont soumises à une mesure privative de liberté, dans les conditions définies aux articles L. 3211-1 et suivants du code de la santé publique. Il importe qu’elles puissent continuer à être juridiquement considérées comme des personnes détenues, afin que la privation de liberté dont elles font l’objet dans le cadre de la mesure d’hospitalisation sans consentement puisse être imputée sur la durée de la détention provisoire et, le cas échéant, sur la durée de la peine d’emprisonnement ou de réclusion restant à accomplir.

C’est la raison pour laquelle l’amendement adopté par la commission tendait à préciser le dispositif de la proposition de loi et à prévoir que celle-ci ne s’appliquera pas aux personnes détenues admises en soins psychiatriques sans leur consentement. A contrario, les personnes atteintes de troubles mentaux dont l’état de santé est incompatible avec la détention mais qui acceptent de suivre un traitement pourraient en bénéficier expressément.

Enfin, la commission des lois a conservé les dispositions de la proposition de loi permettant l’application aux prévenus du nouveau dispositif lorsque leur état de santé est « incompatible », et non « durablement incompatible » comme le prévoit l’article 720-1-1 du code de procédure pénale pour les condamnés, avec les conditions de détention et autorisant leur remise en liberté au vu d’une expertise médicale unique.

Ces conditions, plus favorables que celles qui sont applicables aux personnes condamnées, pouvaient se justifier par la différence de statut entre prévenus et condamnés et par la difficulté croissante, compte tenu de la pénurie d’experts, à obtenir la réalisation d’expertises médicales dans des délais brefs, alors même que la détention provisoire doit être la plus courte possible.

Chers collègues, pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, et parce que ce texte constitue sans nul doute une première étape vers une meilleure reconnaissance du droit des malades en prison, je vous demande d’adopter la proposition de loi dans sa rédaction issue des travaux de la commission des lois. §

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