Je ne vais pas rappeler l'enjeu que représentent les marchés pour le financement de l'économie car vous l'avez fait en introduction. Je voudrais commencer par préciser que le chiffre de 40 % du passif des entreprises françaises qui est financé par le marché, que vous avez cité, doit être compris comme consolidant l'ensemble des entreprises françaises (il y a aussi des crédits inter-entreprises qui ne sont pas comptabilisés dans ce chiffre).
Les enjeux du développement de la Bourse à Paris sont aussi des enjeux de localisation. Pour faire simple, les grandes entreprises françaises peuvent se financer partout car elles sont connues et reconnues. Ici, l'enjeu est la localisation à terme des sièges sociaux des entreprises, puisque la relation avec les actionnaires, les conseils et l'écosystème des entreprises cotées a un impact important sur l'activité des sièges sociaux. Cet enjeu de la localisation d'une bourse active et dynamique sur notre territoire est particulièrement clair pour les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI). Les statistiques de l'Association des marchés financiers (AMAFI) sont très parlantes à cet égard : 80 % des ordres à la Bourse de Paris sur les actions des PME et ETI proviennent de traders ou d'intermédiaires localisés en France - pas forcément français, mais localisés en France. Il y a donc bien une adhérence au territoire national, notamment pour les PME et ETI.
Enfin, on ne peut pas parler de bourse sans parler de post-marché, c'est-à-dire de clearing et de dépositaire central. Il y a là encore un enjeu très fort : avoir des chambres de compensation en zone euro. Celles-ci vont devenir des pivots systémiques dans la finance, du fait des mesures décidées au niveau mondial et européen. En effet, une grande part des transactions effectuées sur les marchés des dérivés devront passer par ces chambres de compensation. En outre, leur accès à la monnaie banque centrale est absolument essentielle en cas de crise. C'est la raison pour laquelle il faut maintenir des chambres de compensation, si possible deux, pour des raisons de concurrence, dans la zone euro. J'ajoute enfin que le dépositaire central est le notaire de l'ensemble des titres de la bourse : son environnement juridique peut avoir un impact considérable sur la protection des investisseurs ; entre le régime juridique continental et le régime juridique anglo-saxon, la protection des investisseurs n'est en effet pas la même. Vous y avez fait allusion.
En Europe, dans les années récentes, les bourses ont été marquées par la réglementation (notamment la directive sur les marchés d'instruments financiers, dite directive MIF I) et par l'évolution rapide du paysage boursier avec de multiples tentatives d'alliances. Au cours de cette période, les bourses se sont peu concentrées sur les émetteurs, qui ne représentent qu'un type de leurs clients. La directive MIF a créé la concurrence vis-à-vis des seuls investisseurs. Or, la bourse est une entreprise très particulière, puisqu'elle a des clients aux intérêts globalement convergents - mais parfois divergents - et surtout, de nature très différente (investisseurs d'un côté, émetteurs de l'autre).
Aujourd'hui, la roue tourne et c'est une bonne chose : d'une part, parce que la directive MIF va évoluer dans un sens probablement plus équilibré, ce que nous espérons. Ensuite, tout simplement, les opérateurs boursiers gardent en tête que leur développement à long terme repose sur les futures cotations en bourse de sociétés, sur lesquelles peuvent venir se greffer des dérivés.
Par ailleurs, il semble qu'il y ait une pause dans les grandes manoeuvres entre opérateurs boursiers. Au final, on a un contexte réglementaire et stratégique qui est effectivement propice. L'opération de ICE souhaitant donner sa liberté à Euronext continental est une opportunité à saisir. Pour la Place de Paris, c'est probablement la dernière. Quelle peut être sa stratégie ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer clairement les marchés.
S'agissant des marchés d'actions, tout conduit à penser qu'on va s'orienter vers une logique paneuropéenne, et même pan-zone euro à terme. En effet, ces marchés sont une activité mature. En outre, l'un des biens les plus précieux qu'offre un opérateur boursier est la liquidité. Plus le pool de liquidité sur un marché est important, moins le capital levé est onéreux. Cette réalité poussera à créer à terme une véritable plateforme réglementée d'actions en zone euro.
Euronext est le seul opérateur ayant mené jusqu'au bout cette logique, en fusionnant totalement les marchés des quatre pays sur lesquels il opère. Il faut donner un nouveau souffle à ce modèle pour l'étendre, d'autant plus qu'un certain nombre d'obstacles qui entravaient son développement pourraient être bientôt surmontés.
En effet, Euronext a souvent été jusqu'ici confronté à un problème de concurrence, notamment en provenance de l'Allemagne, où la plateforme de transaction et le post-marché relèvent d'une même entreprise. Les deux chambres de compensation allemande et française sont en concurrence, ce qui était un obstacle fort à un possible rapprochement. Aujourd'hui, en Europe, tout pousse à conclure des accords d'interopérabilité entre les chambres de compensation, ce qui permettra de trouver des solutions satisfaisantes pour les différents acteurs. On pourrait être dans un système où l'on n'oblige personne à choisir sa chambre de compensation : elles resteraient en concurrence même si, au bout du compte, la plateforme de transaction serait unique. Ce verrou pourrait donc se débloquer.
J'ai parlé plus spécifiquement de l'Allemagne, qui représente un marché important, mais il y a bien entendu aussi d'autres marchés intéressants en zone euro avec lesquels faire une alliance pour construire une telle plateforme pan-zone euro. C'est particulièrement important parce qu'aujourd'hui la concurrence dans ce domaine viendra des plateformes alternatives qui sont situées à Londres. Celles-ci ne sont pas encore des marchés réglementés, ce qui signifie qu'elles n'offrent que des services de transaction. Toutefois, au moins l'une d'entre elles a adopté le statut de marché réglementé. À terme, l'enjeu est donc de savoir si la bourse de la zone euro se situera à Londres ou en zone euro.
S'agissant des marchés obligataires, je pense que la pression réglementaire et celle des investisseurs vont favoriser des solutions de « remarchéisation » du marché obligataire. Aujourd'hui, les obligations sont cotées, mais les transactions sont essentiellement interbancaires et ne passent pas par des marchés réglementés et organisés. La pression sur les banques en matière réglementaire va redonner de l'intérêt à une organisation plus transparente et centralisée des marchés obligataires. Actuellement, Euronext est en pointe en testant des solutions dans ce domaine. C'est donc un axe possible de développement pour Euronext et la Place de Paris.
Enfin, j'en viens aux marchés dérivés. On ne peut pas les considérer comme un marché unique ; ce sont en réalité de multiples marchés : des marchés de masse, comme des marchés de niche. Si la Place de Paris ne peut probablement pas se fixer pour objectif d'être aussi active que Londres dans ce domaine, il y a certainement des segments de marché sur lesquels elle peut se développer, dont certains sont d'ailleurs relativement captifs, tels que les marchés de dérivés agricoles.
Au total, ce panorama de la situation et des évolutions probables du paysage des marchés européens permet d'entrevoir la capacité de développer une stratégie pour la bourse et pour la Place de Paris, qui serait dynamique et favorable au financement de l'économie. Pour cela, évidemment, il y a des conditions à réunir, dont la première d'entre elle me paraît être celle d'une gouvernance adaptée, qui soit sensible aux besoins de l'ensemble des parties prenantes. Pour obtenir une gouvernance avec une représentation des places concernées, il n'y a pas beaucoup de solutions : les places doivent être représentées au capital de la future entreprise Euronext continental, qui sera sur le marché.