Je serai bref sur mon parcours car vous me connaissez. Je suis venu souvent débattre avec votre commission, sur des sujets tels que l'agriculture et la concurrence ou bien le déploiement de la fibre optique dans les collectivités locales. J'ai également rencontré les rapporteurs de textes, ici, au Sénat, notamment M. Martial Bourquin sur la loi sur la consommation. À chaque fois, j'ai pu préciser la philosophie qui préside à l'action de l'Autorité de la concurrence et qui en définit les priorités.
Je suis néanmoins à votre disposition pour vous décrire tout ce que j'ai fait et ce qui me reste à faire, car je viens d'avoir soixante ans et je n'ai pas tout à fait fini ma vie professionnelle ! En tant que président de l'Autorité de la concurrence, je revendique l'indépendance comme une conviction forte. Pour exercer de manière crédible son rôle d'arbitre de l'économie de marché cette institution doit être résolument impartiale, à distance de l'influence des intérêts économiques et des interférences politiques, soucieuse seulement du mérite des arguments juridiques, économiques ou techniques pour prendre ses décisions. L'indépendance a pour corollaire la transparence, ou la nécessité de rendre publique notre action, mais aussi la collégialité qui favorise la diversité des points de vue : quinze des dix-sept membres du collège composant l'Autorité de la concurrence doivent être renouvelés en même temps que son président. Enfin, le bon fonctionnement d'une autorité administrative indépendante tient à sa responsabilité - l'accountability anglaise - c'est-à-dire sa capacité à rendre des comptes, notamment devant vous, qui nous confiez les instruments de notre action.
Dans sa philosophie, l'Autorité de la concurrence se concentre sur le rôle que les acteurs économiques - plutôt que l'État - ont à jouer dans l'économie de marché. La meilleure incitation au progrès est dans la rivalité concurrentielle des acteurs, la concurrence étant, comme dans le sport, un ressort essentiel pour faire mieux, pour innover, pour conquérir de nouveaux clients, pour inventer, bref pour se différencier des autres. Cependant, si la concurrence est bonne, elle n'est pas non plus une divinité devant laquelle nous devrions tous nous prosterner. Pas de religion de la concurrence ! D'autres politiques publiques tout aussi légitimes existent, de solidarité, d'aménagement du territoire ou d'encouragement à l'innovation, qui ont permis la relance de certaines filières, et qui peuvent se concilier avec la concurrence.
La loi sur la modernisation de l'économie (LME) est un exemple de réforme réussie. En transformant le statut de l'Autorité de la concurrence, elle lui a donné l'indépendance nécessaire pour s'exprimer de manière visible et efficace sur un certain nombre de sujets, et elle lui a donné sa place d'institution incontournable dans une économie de marché.
J'en viens au bilan de mon action depuis janvier 2009, lorsque j'avais été auditionné ici... L'une des actions de notre institution est de lutter contre les ententes et les abus de position dominante qui brident l'innovation et endommagent l'économie. Pour prendre des exemples qui vous concernent de près, nous avons récemment mis fin au cartel de la signalisation routière, qui faisait augmenter artificiellement les prix des panneaux et des feux de 20 %. Dans la restauration des monuments historiques, les prix ont baissé de 25 % depuis qu'une entente a été démantelée. La concertation des entreprises avec leurs concurrents pour faire augmenter artificiellement les prix aux dépens des consommateurs et des contribuables est une pratique que nous ne pouvons admettre.
En disposant de peu de moyens humains - 185 salariés seulement - l'Autorité de la concurrence est une des autorités de la concurrence les plus actives en Europe. Elle a ouvert 227 dossiers sur le fondement du droit européen, soit 7 de moins que la Commission européenne, sur la même période. En dix ans, elle a prononcé des sanctions dont le montant se monte à 3,5 milliards d'euros, soit 1,77 milliard entre 2004 et 2009, et 1,74 milliard d'euros entre 2009 et 2014. Cette répartition équitable témoigne d'une constance dans notre vigilance.
Notre efficacité repose à la fois sur un standard exigeant de preuves et sur des sanctions dissuasives lorsque les preuves sont réunies, afin de décourager les entreprises de recommencer. Depuis 2011, au nom de la transparence, nous expliquons le mode de calcul de la sanction, ce qui exige parfois des développements sur des dizaines de pages : cela est nécessaire car nous infligeons des amendes en millions d'euros. Cependant, loin d'être aveuglés par un objectif d'efficacité, nous avons accepté de réévaluer les sanctions de certaines entreprises qui connaissaient des difficultés, allant, le cas échéant, jusqu'à les diminuer de 80 à 90 %. Grâce au rapport de force instauré par ces sanctions, les procédures négociées ont connu un essor sensible. L'Autorité a enregistré 110 demandes de clémence de la part d'entreprises dénonçant elles-mêmes une entente illicite à laquelle elles participaient.
Une autre de nos missions est de statuer sur les fusions et les rachats notifiés. Depuis 2009, elle a traité 900 dossiers, utilisant dans 45 % des cas une procédure simplifiée pour un délai plus rapide, 17 jours ouvrés en moyenne, afin de ne pas retarder les opérations. Seuls 4 % des cas ont fait l'objet de conditions imposées. Aucune concentration notifiée n'a été refusée. L'Autorité de la concurrence s'est montrée réactive et pragmatique, contribuant notamment à consolider les secteurs de l'agro-alimentaire et des transports.
Enfin, nous souhaitons développer une pédagogie de la concurrence, dans un pays où ce type de politique suscite plus de méfiance que d'adhésion. En 2008, la possibilité nous a été donnée de mener à notre propre initiative des enquêtes sectorielles donnant lieu à des préconisations. Nous avons édité un document pédagogique, Cinquante mots pour comprendre la concurrence, où figurent à l'article « enquête sectorielle » des exemples de sujets traités - gares et inter-modalité, contrats d'affiliation dans la grande distribution, publicité en ligne et rôle de Google, offres de convergence dans les télécoms, distribution des médicaments...- la liste est longue et variée. Nous avons aussi contribué à vous éclairer sur des réformes structurelles, comme la loi sur la nouvelle organisation du marché de l'énergie (Nome) ou la réforme ferroviaire. Nous avons également réalisé un guide pratique de l'étude d'impact afin que l'impact concurrentiel des projets de loi soit anticipé le plus tôt possible dans la prise de décision politique.
Le programme d'action de l'Autorité de la concurrence pour les cinq prochaines années sera discuté et défini avec le collège issu du renouvellement. Cela n'aurait pas de sens de procéder autrement. Je puis tout de même vous indiquer ce qui me paraît le plus important : ouvrir un nouveau cycle, car la réforme de 2008 a jusqu'ici été appliquée dans une conjoncture inattendue, celui de la crise. Nous allons retrouver, je l'espère, le chemin de la croissance et la politique de la concurrence aura son rôle à jouer dans la politique de l'offre destinée à restaurer la compétitivité des entreprises. Nous sommes prêts à explorer tous les gisements de croissance, d'innovation, de création d'emplois, au service de la modernisation de notre économie et de nos entreprises. Il faudra lever les blocages, les protections injustifiées, les rentes qui subsistent, pour libérer et dynamiser notre économie. Il faudra également investir les champs largement inexplorés de la régulation - l'internet notamment ou les plateformes électroniques - qui bouleversent nos habitudes et notre environnement, et qui créent des pouvoirs de marché sans égal. Si nous restreignons la régulation concurrentielle aux acteurs établis, sans affronter la question de son application aux géants de l'internet, nous manquerions l'objectif. Nous avons été les premiers à enquêter sur Google, à lui imposer de modifier sa politique de contenu sur AdWords, nous avons brisé l'exclusivité conclue entre Apple et Orange pour la distribution de l'Iphone. Récemment, nous avons été saisis par un groupement d'hôteliers qui se plaint des tarifs des plateformes électroniques de réservation des chambres d'hôtel. C'est un sujet important.
L'outre-mer restera également une priorité pour l'Autorité de la concurrence. La loi Lurel sur la régulation économique outre-mer de novembre 2012 nous incite à renforcer notre action par des instruments nouveaux. Nous avons déjà beaucoup travaillé à changer les structures de ces économies où les obstacles à la concurrence font monter les prix. Nous poursuivrons cet effort.
Enfin, nous travaillerons sur la question des réparations aux victimes des entorses à la concurrence. La loi sur la consommation, en cours d'examen par le Conseil constitutionnel, ouvre la possibilité d'une action de groupe y compris dans le domaine de la concurrence. Une directive européenne est en cours d'adoption, pour harmoniser les conditions dans lesquelles les victimes pourront obtenir réparation. Nous devrons la transposer en France. Le droit de la concurrence marchera sur deux jambes, d'une part l'action publique du régulateur, d'autre part l'action privée à l'initiative des victimes. Comment articuler les deux dans des domaines concrets tels que l'accès aux dossiers, l'éclairage réciproque entre l'autorité administrative et le juge judiciaire lorsqu'il est appelé à statuer ? Nous voulons donner à la loi qui a été votée la mesure de son ambition.