Il nous faut réécrire un récit français, probablement en partant de très loin dans nos racines, en nous appuyant sur des fondamentaux qui ont été un peu abîmés et en essayant de les projeter dans l'avenir.
Pour cela, il nous faut avoir le courage de voir les problèmes en face.
Je fais mien le plaidoyer de Marie-Noëlle Lienemann en faveur des services publics. L'essentiel n'est pas de savoir s'il faut s'appuyer sur un modèle ancien ou sur celui, nouveau, de Jean Bizet, mais de s'assurer que le service est rendu. Je rappelle souvent que les services publics sont le patrimoine de ceux qui n'en ont pas. Si la France a mieux absorbé la crise que certains autres pays, c'est en partie grâce à ce filet de sécurité qu'ils représentent.
L'important est que les gens ne se retrouvent pas seuls. Dans le passé, la solidarité entre les personnes s'appuyait sur la charité, la structure familiale. Ce système a été remplacé par une prise en charge collective afin que plus personne ne se retrouve dans la situation de devoir tendre la main. De nos jours, la paupérisation de l'Etat met ce modèle collectif en difficulté. Alors même que la durée de vie se prolonge, avec les conséquences que nous connaissons en matière de dépendance, de perte d'autonomie, il nous faut retrouver un équilibre entre le service que collectivement nous devons rendre et la responsabilité individuelle de chacun.
La question de la formation de la jeunesse est assurément importante, mais il faut aller au-delà. Nous ne sommes plus dans un système où une personne conserve le même métier tout au long de sa vie professionnelle. Il y a des ruptures, des changements, des virages et il faut aussi mettre l'accent sur la formation tout au long de la vie.
Dans les années 1960, à l'époque du préfet Paul Delouvrier, notre élite a su fédérer les énergies autour d'un grand projet collectif, de la création de grandes infrastructures. Aujourd'hui, cette élite donne l'impression de ne plus avoir de vision d'avenir. Notre système, fondé sur une école unique, un modèle unique, doit être remis en question. Nous devons donc nous interroger sur la définition de l'excellence. On n'est pas seulement excellent quand on sort de l'ENA à vingt-deux ans. On peut aussi être excellent quand on a fait un parcours par palier, quand on est un très bon plombier, un très bon charcutier. Je dis souvent : « Fais ce que tu veux, mais sois le meilleur ».
Je veux enfin parler de quelque chose qui fâche, du modèle républicain à l'épreuve du religieux et, en particulier, de l'islam. Si notre pays a su hier, parfois dans la douleur, absorber les populations issues des immigrations italienne, polonaise, la difficulté actuelle, à la suite de l'arrivée massive de nouveaux migrants, est plus profonde. Est-ce que, dans le passé, le corpus religieux commun a facilité l'intégration ? Est-ce en raison des miasmes coloniaux, toujours à l'oeuvre ? De la méconnaissance de ce qu'est l'islam ? Si nous n'abordons pas cette question, nous pouvons « aller dans le mur ».
L'exemple récent de la primaire organisée à Marseille me permet d'illustrer mon propos. J'ai toujours milité pour le primat de la citoyenneté sur l'identité. Les gens des quartiers sont allés voter. Ils étaient français, avaient une carte d'électeur. On les a renvoyés à leur identité, en considérant qu'ils avaient émis un vote communautariste. On a mis une suspicion sur leur citoyenneté. Si on peut s'affirmer comme laïc juif, laïc chrétien, sans problème, quand on se présente comme laïc musulman les réactions sont réservées. Cette suspicion est mortifère pour le modèle républicain. Il faut mener une réflexion sur la deuxième religion de France. Je voudrais revenir sur la proposition de Régis Debray de faire enseigner à l'école non la religion, les dogmes, mais le fait religieux, l'histoire des religions. Cette proposition n'a malheureusement pas été reprise.
Je suis farouchement laïque et sereinement musulmane. Je sais ce que l'islam a en commun avec le judaïsme et le christianisme. Mais je le sais parce que j'ai bénéficié d'une scolarité approfondie. Quand les enfants quittent l'école à seize ans, ils ne savent pas que l'islam n'est en rupture ni avec le judaïsme ni avec le christianisme, mais qu'il en est le continuum. Quand ils vont dans un musée et voient un tableau de la Renaissance, ils ne savent pas apprécier la portée du sacré. Je plaide pour l'enseignement du fait religieux, en sortant du dogme. Un poète arabe disait : « L'homme est l'ennemi de ce qu'il ignore. » Quand on ignore l'autre, on en a peur. La montée du populisme en France doit beaucoup à cette ignorance. Ce qui s'est passé à Marseille laissera des traces. Quand la citoyenneté d'une personne s'efface au profit de son identité, il ne faut pas s'étonner que les identités s'exacerbent. L'acceptation des musulmans en France sera le test de crédibilité de notre république laïque. On n'en prend pas le chemin.
La montée des populismes en France s'observe aussi dans toute l'Europe. Le fait que l'Europe fonctionne de cette manière fait que nous nous en éloignons de plus en plus. Les indicateurs monétaires, les équilibres budgétaires qui s'imposent à nous devraient être pondérés par des indicateurs sociaux. Ceux-ci ne sont pas obligatoires, même si le président Barroso vient de faire un pas dans cette direction.
Dans l'esprit du civisme, peut-être faudrait-il envisager la création d'un corps de la paix européen qui pourrait s'appuyer sur le volontariat des jeunes. Les jeunes sont intéressés par l'Europe. La devise du projet européen qui a été rejeté était « Unie dans la diversité ». Il faut que la France accepte sa diversité, qu'elle soit ultramarine, qu'elle vienne d'Afrique, parce qu'elle est constitutive d'une histoire commune. Si elle accepte cette histoire commune, il sera plus facile de se sentir européen et d'accepter cette unité dans la diversité européenne.