Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est la seconde fois que le Sénat est appelé à se prononcer sur les mesures de transposition nécessaires pour appliquer la « feuille de route de Stockholm ».
En effet, il y a quelques mois, le législateur a adopté la loi du 5 août 2013, qui avait été rapportée au Sénat par Alain Richard, et qui a notamment transposé la directive du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction des pièces du dossier.
Qu’entend-on par « feuille de route de Stockholm » ? Il s’agit du programme de travail que l’Union européenne s’est donné en 2009, sur la base du traité de Lisbonne – adopté par le Parlement après que le peuple français eut refusé la nouvelle Constitution européenne – pour rapprocher les législations des différents États membres en matière pénale et ainsi favoriser la reconnaissance mutuelle des décisions de justice.
Plusieurs mesures sont prévues dans ce cadre. La question du droit à l’interprétation a été réglée, ainsi que je viens de l’indiquer. Nous examinons aujourd’hui les points traités, d'une part, dans la directive du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, d'autre part, par anticipation, dans une partie de la directive du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat. Plusieurs mesures sont encore attendues, notamment un texte sur la protection de la présomption d’innocence – une sorte d’habeas corpus inspiré du droit anglais – et sur les garanties à apporter aux personnes vulnérables ainsi qu’un texte sur l’aide juridictionnelle. Sur tous ces sujets, les discussions sont en cours.
L’objectif visé par cette « feuille de route » n’est guère contestable. Il s’agit en effet de rapprocher les systèmes judiciaires des États membres en renforçant les droits de la défense et le respect du débat contradictoire dans les procédures pénales, ce qui concourt à la création d’une Europe des citoyens. Le Sénat s’est souvent prononcé en faveur d’une telle évolution.
Ce qui est plus contestable, c’est la méthode retenue par la Commission européenne. De fait, en procédant mesure par mesure, par touches « impressionnistes », l’intervention de l’Union européenne en matière de procédure pénale ne permet pas d’avoir une réflexion d’ensemble, ni sur la nature et les équilibres de la procédure pénale des différents États membres ni sur ce que souhaite réellement la Commission européenne – ou plutôt le comité des ministres, car c’est lui qui, en fin de compte, décide. Or un certain nombre de mesures – pour ne pas dire un nombre certain –, directement inspirées de la procédure anglo-saxonne, qui laisse une large place à l’accusatoire et à l’oralité des débats, s’accommodent mal de notre procédure pénale française, laquelle s’en trouve de plus en plus fragilisée.
Ainsi, s’agissant de la directive du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat, la décision prise par la Commission européenne de délier la question de l’accès à l’avocat de celle de l’accès à l’aide juridictionnelle était très discutable. La France avait d’ailleurs émis plusieurs réserves sur ce projet de texte, réserves auxquelles le Sénat avait fait écho en adoptant le 28 janvier 2012 une résolution européenne à ce sujet. Le fait que la version finale de la directive n’ait que très partiellement répondu à ces préoccupations doit nous conduire à nous interroger plus largement sur notre capacité d’influence sur les institutions européennes.
J’en viens au texte même du projet de loi.
Je l’ai dit, ce texte vise à transposer la directive du 22 mai 2012 sur le droit à l’information et, pour partie, celle du 22 octobre 2013 sur le droit d’accès à un avocat. S’agissant de la première, nous sommes tenus par un délai relativement bref puisque la transposition doit être réalisée avant le 2 juin 2014. S’agissant de la seconde, nous avons davantage de temps, la transposition ne devant avoir lieu que d’ici au 27 novembre 2016.
Les mesures de transposition de la directive du 22 mai 2012, dite « directive B », ne posent pas de très grandes difficultés. Je souligne malgré tout que nous aurions souhaité en être saisis un peu plus tôt et ne pas être contraints, une nouvelle fois, d’examiner un projet de loi en procédure accélérée. C’est d’autant plus regrettable que l’actuel gouvernement disposait du texte à transposer dès son installation : le précédent gouvernement lui-même en disposait déjà !
Notre code de procédure pénale reconnaît un certain nombre de droits aux personnes mises en cause, mais il n’impose pas systématiquement, à ce jour, l’obligation de notifier ces droits. Aussi, les personnes mises en cause ne sont pas toujours en mesure de les exercer puisqu’elles n’en ont pas connaissance, surtout lorsqu’elles ne sont pas assistées d’un avocat.
En outre, durant les phases d’instruction et de jugement, le code de procédure pénale prévoit la possibilité de communiquer un certain nombre d’éléments à l’avocat de la personne poursuivie, mais pas à la personne elle-même, qui ne peut donc pas se défendre correctement lorsqu’elle n’est pas assistée d’un conseil.
Ce projet de loi prévoit donc que seront notifiés plus largement, à tous les stades de la procédure, les droits reconnus aux personnes mises en cause : droit d’être assisté par un interprète, droit de se taire, etc. Sous certaines réserves, il permet également aux parties elles-mêmes d’accéder aux éléments du dossier.
En revanche, il ne modifie pas les règles actuelles s’agissant du droit d’accès à l’intégralité du dossier en garde à vue. C’est certainement un point dont nous débattrons par la suite.
En l’état actuel des textes, les avocats qui assistent une personne placée en garde à vue ont uniquement le droit de consulter les procès-verbaux de notification de garde à vue, le certificat médical établi en cette circonstance et les procès-verbaux d’audition de la personne.
Les représentants de la profession d’avocat, ainsi qu’un certain nombre d’observateurs, considèrent que cet accès restreint ne permet pas d’assurer efficacement la défense de la personne placée en garde à vue. Ils demandent à ce que l’avocat puisse accéder à l’intégralité des pièces du dossier. Cette revendication est reprise dans des amendements, mais la commission les a rejetés, et cela par deux fois. En effet, si l’on comprend aisément que les avocats puissent la formuler, elle n’en suscite pas moins un certain nombre d’objections.
S’agissant de la nature même de la garde à vue, la procédure pénale française établit, à l’heure actuelle tout au moins, une nette distinction entre l’enquête, d’un côté, et la phase juridictionnelle du procès pénal, de l’autre. Du reste, dans le rapport que Jean-René Lecerf et moi-même avions cosigné il y a quelques années, nous insistions sur la nécessité de ne pas confondre ces deux phases.
Au stade de l’enquête, il n’y a encore que des présomptions, la personne n’est pas poursuivie, il n’y a pas encore contre elle « d’accusation en matière pénale », selon les termes qui figurent à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et que reprend, bien sûr, la Cour européenne des droits de l’homme.
Il n’en va plus tout à fait de même dès lors qu’une information judiciaire est ouverte ou que la personne est poursuivie devant un tribunal : à ce moment-là, il faut que la personne et son avocat puissent accéder à l’intégralité des pièces du dossier. Telle est d’ailleurs la position qu’avait défendue ici même par Robert Badinter lorsqu’il était membre de cette assemblée.
J’ajoute que cette question de l’accès au dossier en garde à vue se heurte à des difficultés pratiques.
Tout d’abord, à ce stade, toutes les pièces de l’enquête ne sont pas réunies, tous les procès-verbaux ne sont pas dactylographiés et certains actes d’enquête – comme les perquisitions ou les auditions de témoins – peuvent être réalisés au cours même de la garde à vue, au vu de ce que l’on apprend alors. Les officiers de police judiciaire ne peuvent pas à la fois procéder à ces actes d’enquête et les retranscrire immédiatement sous forme de procès-verbal !
De surcroît, nous sommes ici à un stade de l’enquête où il n’est pas possible de placer la personne sous contrôle judiciaire ou de prendre des mesures pour protéger les témoins. Il est donc essentiel de préserver l’identité d’un certain nombre de personnes qui auraient pu être conduites à témoigner contre celui ou celle qui est gardé à vue.
Pour ces raisons, le projet de loi maintient le statu quo sur cette question, et c’est une bonne chose. Au reste, la directive du 22 mai 2012 l’autorise et, dans un arrêt du 19 septembre 2012, la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé que cela n’était pas contraire à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
J’en arrive à la directive du 22 octobre 2013, dite « directive C », qui concerne le droit d’accès à un avocat.
Ce texte pose, à l’évidence, davantage de problèmes. Pour l’essentiel, il va imposer la présence de l’avocat à tous les stades de la procédure, que la personne soit privée de liberté ou non, et ce pour tout acte d’enquête nécessitant la présence du suspect : interrogatoires, perquisitions, « tapissages », etc. Ces mesures auront un impact très important sur l’aide juridictionnelle, dont le financement soulève déjà de sérieuses difficultés. D’ailleurs, selon moi, une fois que la transposition complète sera acquise, les avocats devront être eux-mêmes sollicités.
Pour l’heure, le Gouvernement a fait le choix de transposer uniquement les dispositions relatives à l’audition libre des personnes suspectées d’avoir commis une infraction. Pour ma part, j’ai préféré m’en tenir là – et la commission a bien voulu me suivre –, avec une date d’application en 2015.
Cette solution me paraît heureuse.
Rappelez-vous la réforme la garde à vue que nous avons examinée en 2011 : le gouvernement d’alors avait prévu des dispositions pour encadrer ce que l’on appelait l’« audition libre ». L’Assemblée nationale puis le Sénat s’y étaient opposés, au motif que le suspect entendu en audition libre n’aurait pas accès aux droits reconnus à la personne gardée à vue, notamment au droit d’être assisté par un avocat.
Toutefois, en refusant de légiférer sur l’audition libre, le législateur n’a bien sûr pas supprimé la faculté d’entendre un suspect en dehors du cadre de la garde à vue. À l’heure actuelle, d’après les chiffres qui nous sont communiqués, on considère qu’environ un tiers des personnes suspectes sont entendues sous le régime de la garde à vue, contre deux tiers dans le cadre de cette « audition libre », soit un peu moins de 800 000 auditions chaque année.
En l’absence de dispositions légales, les enquêteurs entendent donc les suspects dans le cadre d’une audition libre de la même manière que les témoins. Or le suspect n’est pas un témoin ! J’aperçois ici des personnes qui voient très bien ce que je veux dire…
Un témoin, c’est quelqu’un « à l’encontre de qui il n’y a aucune raison plausible de penser qu’il a commis une infraction ». C’est, par exemple, une personne qui se trouve sur le bord d’une route où un accident se produit. Ce peut d’ailleurs être la victime elle-même !
Le suspect, lui, peut être confronté à une accusation en matière pénale, et ses déclarations peuvent contribuer à nourrir le dossier qui sera soumis à l’instruction puis à la juridiction de jugement.
En outre, les témoins font l’objet d’un certain nombre de dispositions spécifiques. Ils ne peuvent pas être placés en garde à vue. Ils peuvent être entendus soit librement, soit en étant retenu, mais alors pendant quatre heures au plus.
Dans des décisions de novembre 2011 et de juin 2012, le Conseil constitutionnel, qui s’était penché sur le sujet, a jugé qu’une personne suspecte ne pouvait pas être entendue librement par la police sans avoir été informée de la nature et de la qualification de l’infraction qu’on lui reproche ainsi que de son droit de quitter à tout moment les locaux de police ou de gendarmerie.
Il était donc temps de clarifier les choses dans la loi.
En créant un régime de l’audition libre incluant une notification des droits, le projet de loi va permettre, enfin, dirai-je, de bien marquer la différence entre l’audition du suspect et l’audition du témoin. Il faut s’en féliciter.
Le témoin ne pourra pas être entendu plus de quatre heures et il ne pourra pas être considéré comme suspect sans être entendu dans le cadre d’une audition libre, ce qui entraînera la notification de ses droits. Dans ce cadre, il pourra garder le silence, comme un gardé à vue, ou, à tout moment, partir librement.
S’il souhaite partir, deux hypothèses sont envisageables : soit on le laisse partir parce que l’on considère, même si c’est un suspect en puissance, que la procédure n’ira peut-être pas à son terme ou que, de toute façon, son départ n’emporte pas de graves conséquences – d’autant qu’il peut s’agir d’une infraction d’ordre contraventionnel – et qu’on le convoquera simplement devant le tribunal ; soit on juge préférable de ne pas le laisser partir et on transforme la procédure d’audition libre en procédure de garde à vue.
En outre, en reconnaissant à ce suspect libre un certain nombre de droits, le texte répond aux objections qu’avaient conduit à soulever les dispositions proposées par le Gouvernement en 2011.
Ainsi, la personne suspectée de n’importe quelle infraction, y compris les moins graves, ne pourra plus être entendue par la police ou la gendarmerie sans avoir été informé au préalable, soit dans la convocation écrite, ainsi que l’a prévu la commission en adoptant un amendement que je lui ai soumis, soit oralement, à son arrivée dans les locaux de police ou de gendarmerie, de ce qui lui est reproché, de son droit de partir à tout moment, de son droit d’être assisté par un interprète, de son droit de se taire, de son droit de bénéficier d’une consultation juridique dans un point d’accès au droit et, s’agissant uniquement des personnes suspectées d’avoir commis un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement, donc dans les cas les plus graves, de son droit d’être assisté par un avocat.
Il peut évidemment y avoir quelque chose d’un peu saugrenu à prévoir un droit à bénéficier d’une consultation juridique, car cela signifie que l’intéressé pourra, par exemple, se rendre à la maison du droit la plus proche, éventuellement au chef-lieu du département, si elle est ouverte. Et si elle ne l’est pas, quand reviendra-t-il ?
Du point de vue des principes, ces dispositions sont très bienvenues. Elles vont dans le sens d’un meilleur respect des droits de la défense dans le cadre de l’enquête préliminaire ou de l’enquête de flagrance. Elles vont également sécuriser les procédures éventuellement engagées par la suite, dès lors que les déclarations recueillies l’auront été en présence de l’avocat de la personne, le cas échéant durant l’audition libre.
Cependant, ne nous leurrons pas : dans la pratique, ces dispositions vont représenter une charge très lourde pour les services de police et de gendarmerie. L’étude d’impact évalue à trente minutes le temps nécessaire à la notification des droits, mais c’est sans compter toutes les hypothèses dans lesquelles l’audition devra être retardée ou reportée, pour permettre l’arrivée de l’avocat, pour laisser le temps à la personne concernée de se rendre à la maison du droit la plus proche…
Nous avons entendu l’ensemble des syndicats de police et de commissaires. Certains policiers affirment que l’entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions les incitera peut-être à placer plus de personnes en garde à vue, pour plus de sécurité.