Première interrogation : était-il vraiment impossible d’éviter d’en arriver à cette violence généralisée ? Les mises en garde, pourtant, n’avaient pas manqué. L’arrivée de la Séléka à Bangui reproduit d’assez près les événements ayant précédé et suivi la chute, en 2003, du président Patassé et l’arrivée au pouvoir du général Bozizé : mêmes enrôlements de coupeurs de route, de pillards divers, par des rebelles souvent venus du nord musulman ou des limites du Tchad et du Darfour, qui se payent de leurs efforts en pillant Bangui, en 2003 comme en 2013, mais aussi Bossangoa et les missions catholiques et les églises, qui, souvent, en brousse, représentent les seuls services de soin ou sociaux à la disposition de la population.
N’avons-nous pas perçu la montée de l’humiliation et de la colère dans un pays qui s’est alors senti mis sous tutelle ? Il me semble nécessaire de nous interroger sur nos capacités de prévision et d’analyse. Nous passions pour être bien informés sur l’Afrique, au moins l’Afrique francophone. Est-ce vraiment encore le cas ? À cet égard, mes chers collègues, je vous invite à relire le rapport de notre collègue Robert del Picchia, paru en 2011, intitulé La Fonction « anticipation stratégique » : quel renforcement depuis le Livre blanc ?
J’avais évoqué ce point dans mon intervention du mois de décembre dernier : avons-nous réagi suffisamment vite, face à la situation créée à Bangui à la suite du renversement par la force du régime Bozizé ? Pourtant, les avertissements n’ont pas manqué ! Dans un message du 14 février 2013 signé par les onze évêques du pays, soit avant la prise et le pillage de Bangui, la conférence épiscopale centrafricaine appelait la communauté internationale à l’aide. J’avais quant à moi posé une question écrite dès le 28 mars 2013, en évoquant un « désastre humanitaire qui menace ». Je ne faisais que reprendre des informations largement répandues.
Voilà pourquoi nous pensons, monsieur le ministre, que si la France, et donc son gouvernement, a été plus courageuse que bien d’autres pays en portant finalement l’affaire devant l’ONU et en intervenant, cette initiative n’en a pas moins été tardive et effectuée a minima.
Intervenir dans ces conditions rend périlleuse la situation de nos troupes, et ne permet pas d’arrêter les violences, à Bangui d’abord, mais surtout en brousse, où nous ne savons pas vraiment ce qui se passe. Est-ce trop demander que de suggérer que les conditions de notre intervention, avec ses insuffisances, fassent l’objet d’une réflexion utile, au service d’une action efficace de la France en Afrique : quels objectifs, avec quels moyens ?
Il convient de rappeler que nos soldats sont surtout présents en théâtre urbain et que nous n’avons pas les moyens d’un déploiement sur un territoire immense. Rien ne serait pire que l’affirmation d’une volonté politique sans la capacité à mettre en œuvre les moyens qui la rendent efficace.
Parlons maintenant de l’avenir. La République centrafricaine est un état effondré. Celui-ci doit être reconstruit dans son intégrité territoriale. Toutefois, tout est à refaire. Bien évidemment, ce n’est pas la seule mission de la France. C’est d’abord l’affaire des Centrafricains eux-mêmes. C’est pourquoi il est indispensable de donner au gouvernement transitoire les moyens d’agir et au peuple centrafricain la possibilité de choisir ses dirigeants. À cet égard, je ne suis pas sûr que Mme Samba-Panza, la courageuse présidente intérimaire, dispose des moyens de mener une action.
Il faut aussi tenir un langage de vérité. La France et la communauté internationale n’accepteront pas longtemps de risquer la vie de leurs soldats pour un pays dont la classe politique resterait enfermée dans des querelles dérisoires. Cependant, plus que d’élections, nécessaires bien sûr pour constituer, dans des délais raisonnables, un gouvernement légitime, les Centrafricains ont d’abord besoin de sécurité, de soins, de nourriture et d’éducation.
L’ensemble du pays doit retrouver le calme. Bangui et une partie de l’Ouest centrafricain sont parcourus par nos forces et les forces africaines. L’Est, entre le Sud-Soudan et la république démocratique du Congo, est plus ou moins sécurisé par des troupes ougandaises, qui luttent contre les criminels de l’Armée de résistance du Seigneur, la terrible LRA. Toutefois, le repli des musulmans, terrifiés, vers la Vakaga, au nord-est du pays, autour de Birao, ne risque-t-il pas d’instaurer de facto une partition, dont ce malheureux pays n’a sûrement pas besoin ? Des forces internationales vont-elles se rendre aussi à Birao, monsieur le ministre ?
Les moyens rassemblés auprès des pays donateurs ne risquent-ils pas d’apparaître bien insuffisants pour réhabiliter les routes et les équipements publics ? L’AFD, l’Agence française de développement, va-t-elle reprendre son travail à Bangui ? L’armée française elle-même, avec les moyens du génie, ne peut-elle pas, au moins dans la capitale du pays, faire la démonstration très visible de sa présence au service de la population ? La meilleure façon de faire reculer la violence, c’est évidemment de montrer à la population centrafricaine, quelle que soit sa religion ou son ethnie, que la France et les autres intervenants internationaux sont là pour la population, sa protection et sa sécurisation.
Rétablissement de la sécurité et des communications vont de pair. Avec l’arrêt de l’entretien des routes et la fuite des commerçants, souvent musulmans, c’est le ravitaillement qui est en péril. La disette menace. Qu’est-il envisagé pour y faire face, monsieur le ministre ?
Il est aujourd'hui à la mode de dire que l’Afrique est l’avenir de la francophonie. Encore faut-il que le français soit enseigné, donc qu’il y ait un service éducatif qui fonctionne… J’ai connu jadis une RCA dont le territoire tout entier était maillé d’écoles, de collèges et de lycées. Avec le concours de l’Europe, des pays africains de la zone et de l’Organisation internationale de la francophonie, est-il prévu de réhabiliter le système éducatif centrafricain ?
Votre collègue, Mme Benguigui, ministre chargée de la francophonie, annonçait récemment à la commission des affaires culturelles qu’elle allait lancer une grande opération de formation de professeurs pour l’Afrique. Est-il prévu d’en faire bénéficier prioritairement la RCA ?
Les collectivités territoriales françaises se sont massivement mobilisées en faveur du Mali. La Centrafrique n’avait pas la même tradition de coopération décentralisée avec les collectivités territoriales françaises. Toutefois, est-il envisagé d’inciter à une semblable mobilisation en faveur de la RCA ?
Ne nous y trompons pas, après un tel effondrement, c’est au moins dix années qui seront nécessaires pour reconstruire ce pays. Cependant, c’est bien un tel objectif, à savoir une reconstruction exemplaire, qu’il faut proposer à tous ceux qui, avec nous, avec l’Afrique, à l’ONU, voudront s’engager dans l’action.
Ces vingt dernières années, la France est intervenue six fois en Centrafrique. Plutôt qu’une succession d’interventions ponctuelles, nous devons, avec nos partenaires, être capables d’une action de longue durée, qui s’attaque à la racine des problèmes. Ce pays a des ressources. Il peut se développer, offrir à sa population des conditions de vie convenables. Voilà le véritable objectif à atteindre.
Au Sénat, nous réfléchissons en profondeur aux rapports entre la France et l’Afrique. La semaine dernière, le colloque organisé conjointement par le groupe d’amitié France-Afrique de l’Ouest et l’Agence française de développement sur le thème « Éducation et formation professionnelle » a connu un beau succès. Nos collègues Jean-Marie Bockel et Jeanny Lorgeoux, avec leur rapport intitulé L’Afrique est notre avenir, ont soumis à notre réflexion, et à la vôtre, monsieur le ministre, de nombreuses propositions, dont nous pouvons discuter.
Toutefois, réfléchissons bien à ce que signifie l’affirmation selon laquelle l’Afrique est une part de notre avenir. C’est reconnaître que ce qui se passe sur ce continent a nécessairement chez nous des conséquences importantes et à court terme.
Fort heureusement, de nombreux pays d’Afrique connaissent actuellement une belle croissance. Il ne faut pas les oublier. Pourtant, chaque année, 12 millions de jeunes en Afrique subsaharienne arrivent sur le marché du travail. Quel avenir pour eux ? Quelles conséquences pour nous ? Nous devons vouloir que la Centrafrique se relève, que l’Afrique gagne. C’est notre intérêt, mais aussi, bien sûr, notre honneur.