Intervention de Jean-Marie Bockel

Réunion du 27 février 2014 à 10h00
Débat sur le bilan des 35 heures à l'hôpital

Photo de Jean-Marie BockelJean-Marie Bockel :

… même si je restais circonspect.

Hélas ! ce n’est pas la voie de la prudence qui a été finalement empruntée.

Dans le secteur marchand, les 35 heures auraient créé 350 000 emplois. Cette évaluation fait consensus, mais elle est bien loin des chiffres mirobolants alors avancés par les promoteurs de la réforme, et qu’a rappelés Jean Arthuis : environ 2 millions d’emplois ! Le bilan est donc bien décevant.

En revanche, 650 000 emplois publics et parapublics ont été créés via la RTT, soit près du double. Ce chiffre est à la fois frappant et instructif. À l’origine, les 35 heures ne devaient pas être étendues à la fonction publique. C’est par un décret d’août 2000 qu’elles l’ont été. Pourquoi ? Pour des raisons politiques, bien sûr ! Des demandes en ce sens avaient été exprimées ici où là.

Toutefois, si le gouvernement d’alors a étendu les 35 heures à la fonction publique, c’est aussi parce qu’il savait que, dans ce secteur, elles créeraient à coup sûr des emplois. Généraliser la RTT était donc le seul moyen de concrétiser un tant soit peu les annonces mirifiques du départ. Bref, la RTT est principalement un instrument de création d’emplois publics et parapublics.

En résumé, les 35 heures présentent un bilan plus que décevant dans le secteur marchand et ont considérablement accru la charge de personnel dans le secteur public. §

Si l’on ajoute à cela des considérations liées à la compétitivité de nos entreprises, ce bilan pourrait passer de simplement décevant à franchement négatif. Je parle au conditionnel, car l’effet préjudiciable de la RTT sur la compétitivité nationale a certainement été quelque peu atténué par la loi Fillon du 17 janvier 2003, qui a assoupli les 35 heures.

Quoi qu'il en soit, les 35 heures ont créé un climat et façonné une image qui, à l’évidence, ne jouent pas en notre faveur.

Dans tout cela, quelle est la spécificité du secteur hospitalier ? En l’occurrence, il n’y a pas d’enjeu de compétitivité : c’est simplement une question d’effectifs et de coûts. Mais la problématique de l’hôpital ne se limite pas à l’application des 35 heures, les différents orateurs l’ont rappelé, notamment Gérard Larcher, qui s’est exprimé à l’instant avec la fougue qu’on lui connaît. Il reste que c’est un élément qui doit être pris en compte.

Commençons par le problème des effectifs. C’est en 2002 que la RTT a été instaurée dans les hôpitaux. Le gouvernement Jospin avait promis la création de 3 500 postes de médecins et de 45 000 postes non médicaux. Dans les faits, seule une partie de ces emplois a été créée : si, dans leur ensemble, les effectifs de la fonction publique hospitalière sont passés de 930 000 à 1, 13 million de personnes entre 2000 et 2010, soit une augmentation de plus de 21, 5 % en dix ans, les recrutements strictement médicaux ont été insuffisants. Le manque de personnels qualifiés, notamment d’infirmières, a empêché l’hôpital de s’adapter à la réforme comme il le fallait.

Autrement dit, la RTT a été imposée à l’hôpital sans avoir été préparée ni même accompagnée. Aucun relèvement du numerus clausus n’a été décidé. Cette logique a suscité nombre de dysfonctionnements dans l’organisation du travail à l’hôpital. De plus, les crédits destinés aux postes prévus ont souvent été gelés par les établissements, confrontés à des difficultés financières.

Ce constat me conduit au second problème : celui du coût.

Faute de pouvoir être remplacés, nombre de médecins et de cadres se sont vus dans l’impossibilité de prendre leurs jours. Ils les ont stockés dans des comptes épargne-temps qui, au fil des ans, n’ont cessé de gonfler. §Le chiffre a été cité : en 2012, on estimait à 2 millions le nombre de jours accumulés par les praticiens. Certains d’entre eux en avaient jusqu’à 150, voire 200 ! De leur côté, les personnels non médicaux, principalement les cadres, totalisaient environ 1, 2 million de jours.

Parce que la loi de 2002 prévoyait que les jours ainsi stockés devaient être soldés dans un délai de dix ans, un accord-cadre a été conclu le 23 janvier 2012 entre les syndicats de praticiens et le ministre de la santé de l’époque. Ce texte imposait que les vingt premiers jours stockés par un médecin soient pris sous forme de congés, le reste devant être soldé dans un délai de quatre ans.

Trois possibilités s’offrent dès lors au médecin. Primo, le praticien peut décider de prendre ses jours de congé ; dans ce cas, l’hôpital doit, en règle générale, rémunérer un remplaçant pour que le service puisse continuer à fonctionner. Secundo, le médecin peut opter pour des points de retraite supplémentaires ; mais, là encore, il en résulte un coût pour l’établissement, qui doit cotiser davantage au régime additionnel de retraite des praticiens. Tertio, le médecin peut obtenir le paiement des jours non pris ; chacune de ces journées est alors rétribuée à hauteur de 300 euros par son hôpital – 180 euros pour les personnels non médicaux.

Dans tous les cas de figure, c’est à l’hôpital de payer, de financer une politique de RTT qui n’a rien à voir avec sa mission première. Le surcoût est considérable : il a été estimé, en 2012, à 600 millions d’euros. Mais il est impossible d’établir une évaluation précise, car le chiffre dépend des choix des personnels concernés.

À titre d’exemple, je citerai l’hôpital de Mulhouse, que je connais bien pour présider son conseil de surveillance depuis vingt-cinq ans. Au sein de cet établissement, le coût du compte épargne-temps est estimé à 18 millions d’euros, soit 5 % du budget total, qui s’élève à 360 millions d’euros. Ce n’est pas rien !

À la fin de l’année 2011, les hôpitaux avaient mis, pour faire face à ces charges, environ 250 millions d’euros de côté. Cette somme était naturellement très insuffisante. Comble de l’ironie, on craignait que nombre d’établissements ne soient contraints de supprimer des emplois pour financer les 35 heures !

Madame la ministre, deux ans après l’accord-cadre du 23 janvier 2012, peut-on disposer d’un premier bilan de la mise en œuvre du dispositif défini ? Qu’ont choisi les personnels concernés ? Combien, en conséquence, la RTT a-t-elle coûté et coûtera-t-elle encore aux hôpitaux ? Comment ces derniers pourront-ils faire face à ces dépenses ? Certains d’entre eux ont-ils effectivement dû réduire leurs charges de personnel ?

Que des problèmes d’organisation se posent de toute façon, je ne le nie pas, car je ne veux pas être manichéen. Mais, si l’on s’en tient au sujet qui nous occupe aujourd'hui, les questions que je viens d’énumérer sont d’autant plus cruciales que, mécaniquement, durant toute la période de montée en charge des 35 heures, la situation financière de l’hôpital s’est fortement dégradée, et elle demeure préoccupante, pour de nombreuses raisons.

C’est à partir de 2006 que l’hôpital s’est retrouvé en déficit. Celui-ci ne se résorbe que lentement : alors qu’il avait atteint 710 millions d’euros en 2007, il était toujours, en 2010, de 488 millions d’euros. Ces chiffres sont étonnamment voisins du coût prévisionnel de la RTT…

Si le problème est flagrant à l’hôpital, que dire du secteur sanitaire et social ? Dans les maisons de retraite, dans les EHPAD – établissements publics d’hébergement pour personnes âgées dépendantes –, dans les établissements accueillant des personnes handicapées ou dans les foyers d’hébergement de jeunes pris en charge par l’aide sociale à l’enfance, les prix de journée ont atteint des niveaux difficilement supportables pour les pensionnaires ou leurs familles. Et l’on prétend, dans ce contexte, faire la nécessaire réforme de la dépendance !

J’affirme que, si les 35 heures ont globalement été une fausse bonne idée, ou au moins une idée mal mise en œuvre, leur extension à l’hôpital a été une grave erreur, à certains égards irresponsable. Je veux le dire à mon tour, la compétence, l’engagement, le dévouement des personnels médicaux et non médicaux – et aussi des directions, souvent de qualité, qui font ce qu’elles peuvent pour résoudre les problèmes auxquelles elles sont confrontées et faire face à tous les enjeux de cette période–, permettent à notre système de santé de demeurer malgré tout un motif de fierté, capable de relever bien des défis. On sent bien, toutefois, qu’il a un fil à la patte, ou plutôt un boulet au pied, qui le freine dans l’engagement des réformes nécessaires.

Il s’agit d’une question majeure à laquelle il nous faut apporter des solutions. L’OFCE – observatoire français des conjonctures économiques – l’a dit, et la CFDT, pour citer l’exemple d’un syndicat qui recueille un nombre important de voix dans le personnel des hôpitaux, a dénoncé « une approche court-termiste, au seul service d’un message politique ». Lionel Jospin lui-même, invité à dresser le bilan des 35 heures, a confié qu’il s’agissait de son seul regret, reconnaissant qu’il aurait fallu étaler davantage la réforme dans le temps.

Au regard des objectifs d’économies, que plusieurs orateurs ont rappelés, nous devons savoir nous remettre les uns et les autres en question. Il ne s’agit pas de « mettre le bazar » dans les hôpitaux ni d’envoyer des messages négatifs à des personnels auxquels on demande beaucoup et qui, quelle que soit leur compétence, sont confrontés quotidiennement à de graves difficultés, notamment parce que de plus en plus de nos concitoyens ont recours à l’hôpital, faute d’autres solutions. Nous savons tout cela ! Tout cela rend, bien sûr, l’exercice très difficile. Il n’en est pas moins nécessaire.

D’une manière ou d’une autre, une remise à plat s’impose, et nous entendrons avec intérêt vos réponses, ainsi que les perspectives que vous tracerez, madame la ministre.

Il est à mon sens impossible d’occulter ce sujet en se contentant de renvoyer aux autres problèmes sérieux, comme celui de l’organisation, que rencontre le secteur et en niant que cette question se pose de manière lancinante.

Merci, madame la ministre, de vos réponses, que je souhaite tournées vers l’avenir, et non vers le passé. §

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