Intervention de Françoise Férat

Réunion du 26 février 2014 à 14h30
Débat sur l'épargne populaire

Photo de Françoise FératFrançoise Férat :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’épargne populaire peut recouvrir deux notions : d’une part, elle désigne l’épargne réglementée dont les conditions de fonctionnement sont fixées par les pouvoirs publics ; d’autre part, elle peut désigner l’épargne répandue largement auprès de la population. Bien évidemment, notre propos se concentrera essentiellement sur l’épargne réglementée.

L’épargne réglementée constitue encore et toujours un élément incontournable dans la structure de l’épargne nationale. En France, nous épargnons en moyenne de 15 % à 16 % de nos revenus, ce qui représente plus de 4 262 milliards d’euros. Cet effort général de préparation de l’avenir est l’un des plus importants en Europe et dans le monde. Il y a certes les titres financiers, l’assurance vie et les dépôts bancaires, mais il y a aussi l’épargne populaire. L’épargne réglementée représente près de 10 % de cette masse considérable, soit 415 milliards d’euros : c’est plus que la dépense annuelle de l’État ; c’est l’équivalent de près de cinq années de déficit public.

Ne soyons pas effrayés par ces montants vertigineux. Ce sujet concerne l’ensemble de nos concitoyens. En effet, l’épargne réglementée est la question populaire par excellence : il existe plus de 95 millions de livrets d’épargne réglementée en France, et le phénomène concerne aussi bien les personnes physiques que les personnes morales. On ouvre un livret A pour les nouveaux-nés ou pour garder une épargne disponible à toute heure. On ouvre un livret d’épargne populaire, un LEP, lorsque l’on est en situation de fragilité financière. On ouvre un livret de développement durable, un LDD, ou un plan d’épargne logement, un PEL, pour préparer son avenir. Tous nos concitoyens sont concernés.

Au-delà de son indéniable fonction intégratrice et sociale, l’épargne populaire permet, grâce au travail de la Caisse des dépôts et consignations, de corriger les imperfections du marché. L’épargne populaire est l’un des outils incontournables du financement à long terme et de la réalisation de projets dans les secteurs a priori délaissés par l’initiative privée ; je pense bien évidemment au logement social.

Or, depuis la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 et le décret du 18 septembre 2012, le paysage et les pratiques de l’épargne populaire ont été profondément bouleversés. Nous sommes passés d’une épargne concentrée dans les mains de certains établissements – la Caisse d’épargne, La Poste ou le Crédit mutuel – à une épargne diffuse, répandue universellement dans l’ensemble des banques et dont les plafonds de versement ont récemment doublé.

Ces réformes avaient pour objet de répondre non seulement à une demande croissante d’investissement dans le logement social, mais aussi à de nouvelles missions conférées à la gestion de l’épargne populaire. Ainsi, le financement de l’économie ou du développement durable se sont imposées comme de nouvelles exigences collectives auxquelles les pouvoirs publics ont dû s’adapter.

Le Parlement n’a pas vraiment eu l’occasion de dresser un bilan de ces différentes réformes depuis 2008. Tel est donc l’objet de ce débat demandé par le groupe UDI-UC : il s’agit de faire le point sur la profonde mutation que l’épargne populaire a connue ces dernières années.

Près de six ans après l’entrée en vigueur du premier volet de cet important chantier législatif, il est temps de dresser un premier bilan et de tracer les contours de cette nouvelle épargne populaire qui se dessine sous nos yeux. Ce débat doit également nous permettre de relayer auprès du Gouvernement quelques inquiétudes qui sont remontées du terrain.

Tout d’abord, un premier constat chiffré : en 2008, le pays comptait 50 millions de livrets ; en 2013, il y en a plus de 64 millions.

Cette croissance majeure a des causes spécifiques. Je souhaite, madame la ministre, mes chers collègues, revenir succinctement sur les grandes étapes qui ont conduit à cette profonde évolution.

Revenons quelques années en arrière : au 1er janvier 2008, le paysage de l’épargne populaire restait structuré par une idée simple. Les livrets réglementés permettent aux plus modestes d’épargner et à tout le monde de garder une réserve de précaution ou de trésorerie parfaitement liquide. Cette épargne permettait de financer soit le logement social, soit le logement pour ceux qui étaient les principaux bénéficiaires de ces produits.

Ce paysage était néanmoins fragmenté, comme le montre l’exemple du livret A : on comptait alors un peu plus de 24 millions de livrets A ouverts auprès des caisses d’épargne et 21, 1 millions auprès de la Banque postale, ainsi que 5, 6 millions de livrets bleus ouverts auprès du Crédit mutuel. Cela représentait un encours total de l’ordre de 140 milliards d’euros, soit environ 4 % de l’épargne totale des Français.

Pourtant, les analyses de Michel Camdessus, dans son rapport de 2007, laissaient présager une rupture dans le financement du logement social à l’horizon 2012. Plusieurs années de collecte modeste avaient alors suffi à laisser présager le pire. Il fallait agir ; c’est ce que le législateur a fait.

Ainsi, la loi de modernisation de l’économie a considérablement étendu le réseau de distribution des produits réglementés, puisque, depuis l’entrée en vigueur de ce texte, l’ensemble des établissements bancaires sont compétents en la matière. Cette extension du réseau, même si elle répondait aussi à un problème de concurrence entre banques pointé par les institutions européennes, est parvenue à atteindre son objectif : la croissance du nombre d’ouvertures de livrets a permis de lever des fonds considérables et de pérenniser le financement du logement social.

Une nouvelle avancée majeure est intervenue en 2012 : prenant acte des objectifs du Gouvernement en matière de construction de logements sociaux – de l’ordre de 500 000 par an –, le décret du 18 septembre 2012 a ouvert la voie au doublement du plafond de versement des livrets réglementés.

Cette réforme semble avoir « dopé » la collecte en 2012 et en 2013. Aujourd’hui, le seul livret A profite, d’après les données émanant de la Caisse des dépôts et consignations, à près de 64 millions de personnes. En un peu moins de six ans, ce produit d’épargne a donc gagné 14 millions de bénéficiaires supplémentaires, soit un peu plus de 2 millions par an, pour un encours total lui-même en progression : il atteignait 266 milliards d’euros à la fin de 2013. C’est 126 milliards d’euros de plus qu’en 2007, soit une croissance de près de 90 % en six ans. Ce montant est d’ailleurs en augmentation régulière, avec une collecte nette de 28, 3 milliards d’euros pour les livrets A et les LDD au 31 décembre de l’année dernière.

Plus spécifiquement, ces quelque 415 milliards d’euros d’épargne populaire se décomposent de la manière suivante : 64 millions de livrets A, pour un encours de 266 milliards d’euros, ce qui en fait le produit phare de l’épargne populaire ; 10 millions de LEP, pour 48 milliards d’euros d’encours, soit des montants stables depuis 2002, ce dont il faut se féliciter ; 25 millions de LDD, pour un encours de 101 milliards d’euros.

La présentation de ces quelques chiffres montre à quel point le paysage de l’épargne populaire a changé ces dernières années. Elle a gagné en superficie, notamment grâce au travail des nouveaux distributeurs, et en profondeur, par le doublement des plafonds.

Néanmoins, l’épargne populaire semble aujourd’hui avoir à relever deux défis majeurs pour conserver la confiance de nos concitoyens : le défi de la stabilité et celui de la visibilité.

En matière de visibilité, il s’agit de préciser aujourd’hui quelles sont les finalités de l’épargne populaire. Le livret A et le LDD ont cette particularité de répondre non seulement à l’intérêt de l’épargnant, mais aussi à celui de la banque gestionnaire et de la collectivité.

En effet, la mission initiale de la Caisse des dépôts et consignations était de financer la dette de l’État par l’épargne nationale au sortir des guerres napoléoniennes. Une fois la situation assainie, la Caisse des dépôts et consignations est devenue le fer de lance des pouvoirs publics dans la préparation de l’avenir. Je profite de ce débat pour saluer le sérieux et le professionnalisme de cette institution, reconnus de tous.

On assimile avec raison l’épargne populaire au logement social, mais l’équation comporte aujourd’hui de nouvelles variables.

Il existe maintenant, tout d’abord, une variable sociale : l’épargne populaire reste inégalement abondée dans l’ensemble du territoire, ce qui montre qu’il y a peut-être encore des progrès à faire dans la mise en valeur du droit au compte et de l’accessibilité bancaire. D’une manière générale, près de 80 % des dépôts sont concentrés sur 20 % des livrets. Sur les 64 millions de livrets A, l’encours de 29, 2 millions est inférieur à 150 euros et celui de 5, 9 millions, qui sont inactifs depuis plus de dix ans, est inférieur à 30 euros. L’ensemble de ces livrets peu alimentés représente néanmoins un encours de 833 millions d’euros, sur un total de 266 milliards d’euros.

Sur le plan géographique, on retrouve un phénomène similaire : le nord de la France, notamment les régions Nord-Pas-de-Calais, Picardie et Haute-Normandie, ainsi que la Corse, sont les régions les moins engagées dans l’épargne populaire. Inversement, la collecte est d’autant plus dynamique que le niveau de vie est élevé ; c’est le cas en Île-de-France ou en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Cela signifie simplement que l’épargne populaire reflète les inégalités qui traversent notre société.

Guizot encourageait tout un chacun à s’enrichir par le travail et par l’épargne, conseil qui reste, mes chers collègues, d’une brûlante actualité. Si cet effort reste vital pour la nation, il ne tient qu’à nous de faire en sorte que, à l’avenir, il demeure un gage de progrès social pour tous. L’épargne populaire doit donc participer à la croissance et à la prospérité.

Le financement de l’économie est ainsi devenu une priorité nationale. C’était déjà l’esprit du rapport thématique de la Cour des comptes de juillet 2012 ; c’est également l’esprit qui a présidé à la création de la Banque publique d’investissement ; c’est l’esprit qui inspire désormais la gestion d’une partie de l’épargne populaire.

En 2013, 20, 7 milliards d’euros de prêts nouveaux sur fonds d’épargne ont été accordés, contre moins de 5 milliards d’euros par an au début des années 2000, et des efforts importants sont réalisés en ce moment même. Ces prêts sont au service de la satisfaction de besoins d’intérêt général de long terme et accompagnent les politiques publiques et le développement économique. Ils pallient également la carence du marché dans le financement à long terme du secteur public local. Nous savons tous, en tant qu’élus locaux, combien nous en avons besoin en cette époque de baisse des dotations aux collectivités.

Depuis juillet dernier, le Gouvernement et la Caisse des dépôts et consignations ont décidé de franchir une étape supplémentaire en mettant à disposition des réseaux bancaires une enveloppe de 30 milliards d’euros centralisés par les fonds d’épargne de la Caisse, à raison de 10 milliards d’euros sur le LEP et de 20 milliards d’euros sur le livret A et le LDD. Ces ressources permettront aux banques de prêter davantage pour le financement de l’économie, principalement au bénéfice des petites et moyennes entreprises.

La construction d’une politique durable du développement s’inscrit en filigrane dans les objectifs du logement social et du financement de l’économie. Le LDD, bien que moins dynamique que les autres produits de l’épargne populaire, selon l’Observatoire de l’épargne réglementée, autorise le financement de projets d’avenirs et la construction de logements selon les normes environnementales les plus abouties.

Je m’interroge néanmoins. Le fonds d’épargne centralise 65 % des sommes versées sur livrets A et LDD et 50 % des sommes alimentant le LEP : il y a donc une masse de 170 milliards d’euros, collectés par les banques au titre de l’épargne populaire, qui ne transite pas par le mécanisme de transformation de la Caisse des dépôts et consignations, alors que ces sommes doivent normalement servir les mêmes objectifs que celles qui sont centralisées par la Caisse. De quelles garanties disposons-nous sachant que la seule obligation des banques est celle d’une transmission d’information à l’Observatoire de l’épargne réglementée ? Comment ces sommes sont-elles gérées ? Madame la ministre, pouvez-vous nous éclairer sur ce point et dresser un premier bilan de l’utilisation de cette nouvelle enveloppe de 30 milliards d’euros ?

Même si un équilibre a été trouvé entre la mutation rapide des contours de l’épargne et l’évolution de ses usages collectifs, on a pourtant pu observer avec regret un phénomène de décollecte entre septembre et novembre 2013, avec une déperdition de près de 1 milliard d’euros.

Bien qu’impressionnante, cette somme doit être mise en regard des encours que j’ai déjà cités. Ce phénomène reste néanmoins symptomatique des craintes de nos épargnants.

La première de ces craintes tient à la rentabilité du placement. En effet, comment assurer une rémunération compétitive de ces titres d’épargne dès lors que le volume des encaisses augmente ? Le rapport Duquesne du 19 septembre 2012 a ainsi préconisé de revoir le mode de calcul de la rémunération des livrets A et de poursuivre la politique de relèvement du plafond de 25 % en 2015 et en 2016.

Dans le même temps, l’assurance vie a retrouvé un attrait certain, notamment à la suite des annonces faites lors de la publication du rapport de Karine Berger, puis après l’entrée en vigueur de la dernière loi de finances rectificative. L’assurance vie devient de plus en plus attractive et pourrait capter une partie des sommes a priori destinées à l’épargne populaire. Je ne doute pas que cette tendance se trouvera renforcée lorsque le Parlement aura adopté la proposition de loi relative aux contrats d’assurance vie en déshérence de Christian Eckhert, texte dont le pendant au Sénat était la proposition de loi qui avait été déposée par notre collègue Hervé Maurey et que j’avais cosignée.

En outre, la création de nouvelles catégories d’assurance vie en faveur du développement économique ne pourra que jouer contre les livrets, réglementés certes, mais dont les taux d’intérêt tendent à baisser à mesure que l’inflation stagne.

La deuxième de ces craintes tient aux signaux contradictoires envoyés par le Gouvernement aux épargnants. Ainsi, après avoir martelé pendant des mois qu’il fallait soutenir la consommation, il a fait voter la loi sur le déblocage de l’épargne salariale pour répondre à cette exigence.

L’effort d’épargne des Français est impressionnant, mais il n’est pas illimité. On ne peut pas les encourager le matin à verser de l’argent sur leur livret A pour soutenir le logement social, leur rappeler que leur LDD participe à la sauvegarde de l’environnement à midi et leur enjoindre de consommer le soir. Cette multiplication des signaux et des espoirs fondés en l’épargne populaire nuit à la dynamique de celle-ci, pourtant relancée en 2008.

Il faut revenir à la pratique traditionnelle des Français en matière d’épargne, s’agissant particulièrement du livret A. Hormis les mineurs, dont l’épargne sera convertie en permis de conduire à leur majorité, les placements servent de « poire pour la soif » ou de caisse en cas de « coups durs ». La facilité de virement et d’utilisation permet de mettre de côté pour financer les séjours de vacances, pour remplacer un appareil électroménager qui tombe en panne ou pour avoir des liquidités s’il faut réparer la voiture ou changer la chaudière. N’oublions pas que la consommation dépend des besoins !

Enfin, une crainte s’élève progressivement depuis plusieurs semaines quant aux appétits que l’État pourrait manifester en période de disette budgétaire.

En effet, comme je l’ai déjà dit, la mission historique de la Caisse des dépôts et consignations était de participer au financement de l’État. Cette mission ne risque-t-elle pas de revenir sur le devant de la scène à l’occasion de la grave crise budgétaire que nous traversons ?

L’hypothèse de taxation des comptes d’épargne, déjà évoquée rapidement par le FMI, puis presque mise en œuvre lors de la crise chypriote du printemps 2013, semble avoir laissé des traces dans les choix effectués par les épargnants. La proposition d’assujettissement de nombreux produits d’épargne à des hausses complexes de prélèvements sociaux lors de la discussion du dernier PLFSS semble avoir achevé de convaincre de nombreux épargnants que les livrets réglementés ne resteraient plus longtemps la forteresse inexpugnable de l’épargne quotidienne. De grandes incertitudes sont apparues et ont causé manifestement le phénomène de l’automne dernier.

La fiscalisation, ou du moins la création de prélèvements sociaux ou de ponctions sur ces produits, viderait les livrets réglementés de leur substance et nous priverait de l’un des atouts économiques majeurs de notre pays. L’épargne nationale, notamment l’épargne populaire, est un levier majeur de notre force économique. Nous disposons de produits sains, robustes et accessibles à tous.

C’est en partie grâce à l’existence de cette manne financière que l’État conserve la confiance de ses créanciers, en dépit de la dégradation de notre note souveraine. Toutes les agences de notation s’accordent à reconnaître qu’un pays qui prépare son avenir, c’est un pays qui épargne et qui rassure ses créanciers. Une épargne populaire saine, c’est un gage de crédibilité pour l’État, c’est un gage de sécurité pour ceux qui financent notre endettement.

Fiscaliser de plus en plus l’épargne réglementée pourrait avoir pour effet néfaste de faire sortir cet actif du circuit économique et d’alimenter les matelas ou les bas de laine. Les plus joueurs tenteront de convertir cette épargne en pièces de monnaie et de jouer à l’oncle Picsou. Plus sérieusement, on en conviendra, cela ne serait vraiment pas profitable à l’économie !

Il serait particulièrement dommageable de consommer, par des prélèvements, l’effort de l’ensemble de la population en faveur de l’avenir. Ce serait affaiblir de surcroît la Caisse des dépôts et consignations et compromettre l’accomplissement des différentes missions des fonds d’épargne. Je crois fermement qu’il s’agit d’une limite, d’une ligne rouge à ne pas franchir, sauf à plonger dans des eaux troubles et inconnues.

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