Intervention de Janine Mossuz-Lavau

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 20 février 2014 : 1ère réunion
Prostitution — Audition de Mme Janine Mossuz-lavau directrice de recherche cnrs au centre de recherches politiques de sciences po cevipof

Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) :

Je ne me prononcerai pas « pour » ou « contre » la prostitution. Je m'intéresse aux personnes prostituées, femmes, hommes, transgenres, que je suis sur le terrain depuis de nombreuses années. Mes propos porteront sur les clients, dans le prolongement de l'enquête que j'ai réalisée avec Marie-Élisabeth Handman, « La prostitution à Paris », publiée en 2005 aux éditions La Martinière.

Étudier les clients n'est pas chose facile : on ne peut aborder les hommes dans la rue pour les interroger ! Nous avons donc mené des entretiens avec les personnes prostituées, les policiers, les membres d'associations et les agents de diverses administrations. Mais s'il y a une offre, c'est qu'il y a une demande. Je me suis attelée à la tâche d'interroger les clients. Pour cela, aucune méthode expérimentale n'existe : j'ai dû « bricoler ».

Je me suis d'abord adressée aux hommes contactés dans le cadre de ma précédente enquête sur la sexualité des Français, au cours de laquelle j'avais retracé 105 « histoire de vies », et j'ai posé des questions autour de moi. Les résultats sont maigres : pour dix hommes qui disent n'être jamais allés voir une prostituée, un répond positivement.

Des personnes prostituées m'ont mise en contact avec certains de leurs clients que j'ai interrogés de manière anonyme. Les résultats ont alors été plus fructueux. Cependant je précise que je n'ai pas rencontré les « méchants », ceux que les prohibitionnistes mettent en avant, les clients violents, les violeurs, les assassins, les grands pervers ; j'ai été face à « monsieur tout le monde ». Les récits des prostituées elles-mêmes, bien sûr, ont été une autre source d'information.

Mes enquêtes me conduisent à distinguer aujourd'hui trois types de clients. D'abord, les clients accidentels, qui s'adressent à une prostituée en raison d'un manque - alcool, drogue, amour... - et qui, en général, ressortent déçus car ils n'ont pas rencontré l'attention qu'ils attendaient et ne renouvellent pas l'expérience. Ensuite, les hommes mariés ou en couple, mais insatisfaits. D'après les prostituées que j'ai interrogées, un client sur deux est marié et un sur deux vient pour une « gâterie » ou une fellation qu'il n'ose pas demander à sa compagne. L'un d'eux m'expliquait qu'il préférait recourir à une prostituée plutôt que de prendre une maîtresse, solution pour lui incompatible avec la vie de famille, et qu'ainsi il n'avait pas le sentiment de tromper sa femme ; de surcroît, il « ne risquait pas de tomber amoureux ». Il y a des hommes qui paient juste pour s'asseoir un moment et se confier, être écoutés. Troisième catégorie, les clients réguliers vivant seuls (veufs, célibataires, divorcés) n'arrivant pas à séduire, en raison de leur âge ou de leur timidité, ou qui y ont renoncé. Certains, par manque de temps ou par peur d'un investissement sans retour, préfèrent une passe tarifiée : « au moins j'ai la garantie d'obtenir ce que je recherche ; si je lève une minette, je dois l'inviter au restaurant, l'emmener en balade, je paye d'avance et cela me coûte beaucoup plus cher »... Un cadre de banque de haut niveau présente même une prostituée à ses parents comme sa fiancée ; un employé de banque qui habite un bel appartement raconte que les « filles de l'Est » qu'il ramène chez lui se font photographier dans sa cuisine pour faire croire à leur famille restée au pays qu'elles ont un certain niveau de vie en France. Il y a aussi le beau gosse timide, qui pourrait plaire mais se réfugie chez les prostituées ; celui qui vient pour évacuer son stress et parler, mais qui refuse l'idée de suivre une thérapie chez un psychologue.

Certains clients sont aussi prêts à payer plus cher pour une relation sans préservatif. Quant aux personnes prostituées, il y en a qui refusent, par exemple, d'être embrassées. Il faut mentionner les exigences des clients, notamment scatologiques. Les prostituées font état aussi une tendance lourde chez les clients : un besoin de domination. Des clients demandent à être frappés, piétinés, enchaînés. Ce sont souvent des hommes qui ont des responsabilités, bousculent les personnes qui sont sous leurs ordres, et qui viennent ainsi « expier », ou des époux brutaux avec leur femme. Ils attendent des prostituées qu'elles les traitent « comme des petites femmes », les délestant ainsi du poids de devoir paraître virils.

La dernière « Enquête sur la sexualité en France », de Michel Bozon et Nathalie Bajos, parue en 2006, a montré que 18,1 % des hommes avaient déjà eu recours à une prostituée : 1,3 % d'entre eux parmi les 18-19 ans, 6,1 % chez les 20-24 ans, 25,3 % des 50-59 ans et 30 % des 60-69 ans. De plus, 3,1 % des personnes interrogées ont eu recours à une prostituée au cours des cinq dernières années.

Je voudrais ajouter que pénaliser les clients ne fera pas disparaître le fait prostitutionnel mais développera, comme le montre l'histoire, les pratiques clandestines qui exposent davantage les prostituées et diminuent la prévention des maladies. Il s'agit du « plus vieux métier du monde ». Les historiens en trouvent trace en Mésopotamie 3000 ans avant Jésus Christ. Les réglementations sont très anciennes : un édit de Saint-Louis de 1254 punissait déjà d'extradition les « personnes officiellement prostituées ». La fermeture des « bordeaux », ou bordels, s'est alors accompagnée d'un développement de la prostitution clandestine, considérée comme un mal nécessaire pour éviter la violence sexuelle sur les femmes et les filles. En 1560, un édit fermant les bordels municipaux déplace la prostitution dans la rue. Sous Louis XIV, la lutte contre les femmes débauchées a eu les mêmes effets. Un préfet du XIXème siècle indiquait déjà qu'en aggravant la rigueur, on étendait « le cercle de la prostitution clandestine ».

De même, en 2003, la loi sur la sécurité intérieure qui sanctionnait le racolage passif a fait disparaître la prostitution des rues - c'est bien ce que réclamaient les riverains, qui sont aussi des électeurs - au profit d'une prostitution clandestine, dans les bois autour de Paris, les parkings, les aires d'autoroutes. Situation absurde, les associations qui circulent la nuit pour accompagner et aider les prostituées ne pouvaient plus accomplir la mission de prévention pour lesquelles elles étaient subventionnées.

Le texte voté à l'Assemblée nationale émet un signal contradictoire : il abolit la loi Sarkozy et semble dire aux personnes prostituées qu'elles pourront à nouveau travailler tranquilles ; mais il pénalise les clients, autrement dit leur interdit d'approcher les prostituées. Je n'en saisis pas la logique. Attention à ne pas faire plus de mal que de bien !

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