Intervention de Joseph Maïla

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 17 novembre 2011 : 1ère réunion
Audition de M. Joseph Maïla directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes

Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes :

La direction de la prospective a participé de manière très active aux travaux du SGDSN notamment pour tout ce qui concerne la révision de la notion de menace, le repérage des menaces transverses, l'évolution du contexte stratégique et, en particulier, les conséquences des printemps arabes qui furent des « surprises stratégiques » selon les termes consacrés, et qui ont modifié en profondeur le paysage politique au sud et à l'est de la Méditerranée, nos relations de voisinage donc, et dans le Golfe. Nous sommes, dans ce cadre de la révision du Livre Blanc, également intervenus sur les changements en Russie, sur les rapports transatlantiques, l'Europe, les pays émergents, les « Printemps arabes », les menaces transversales ainsi que sur la réflexion sur l'arc de crise. Nous avons revisité ce concept pour mieux approfondir ce qu'il recouvre et comprendre les changements induits sur son contenu par les événements en Méditerranée du Sud. De nouveaux rapports sont en train d'être établis avec ces Etats en transition démocratique dont les Etats du Maghreb sont le fer de lance. Cela relance le dialogue avec le grand Maghreb qui avait été entravé dans le cadre du dialogue 5+5. Sur le long terme nous pourrons désormais envisager un partenariat fécond avec les cinq Etats du Maghreb arabe. Dans l'ensemble, les situations sont très contrastées selon les pays et selon les zones. L'évolution du Moyen-Orient est très compliquée avec le cas central de la Syrie, et celle du Golfe avec le cas iranien.

Notre participation aux travaux du SGDSN a été moindre s'agissant des groupes qui traitaient des questions de l'outil militaire qui ne sont pas dans notre champ de compétence stricto sensu à la direction de la prospective.

Quelles sont les conséquences des « printemps arabes »en termes d'impact politique et de sécurité ? Vous m'avez interrogé, Monsieur le président, sur notre myopie collective en ce qui concerne l'avènement des « printemps ». Au sein de la direction de la prospective, nous avions réalisé des études sur les évolutions de la société tunisienne, sur l'impact des nouvelles technologies, sur la transition de régimes essoufflés par des décennies de pouvoir que nous analysions comme étant dans une impasse gérontocratique qui rendait impossible le passage de relais. Il est vrai toutefois que l'ensemble de ces études ne constituait pas un faisceau de convergences qui nous aurait permis d'anticiper les événements. Il est très difficile de passer du quantitatif d'études sectorialisées au qualitatif que constitue une révolution ou des mouvements généralisés de contestation. Toutes les directions de la prospective dans le monde sont confrontées aux mêmes difficultés.

Les mouvements sociaux et politiques en monde arabe ont été dus d'abord à une irruption générationnelle. Ceux qui sont intervenus activement, dans les manifestations, ce sont des jeunes ouverts sur le monde par la technologie, virtuellement mondialisés. Mais c'est l'épuisement d'un cycle de légitimité qui a conduit à l'effondrement de certains régimes arabes. De ce point de vue, les monarchies ont mieux résisté que les républiques en raison de leurs fondements traditionnels et claniques, de leurs moyens économiques et de leur richesse aussi, qui les rendaient plus légitimes et plus stables. Les républiques avec leur discours dépassé sur le « socialisme arabe », l'épuisement de leur discours sur le conflit israélo-arabe et leurs promesses d'unité du monde arabe, bref leur idéologie des années 50 ou 60, n'ont pas résisté aux nouvelles générations.

Aujourd'hui nous faisons face à une triple réalité selon que l'on considère le Maghreb, le Moyen-Orient où le Golfe.

Au sein du Maghreb, le Maroc a procédé à des réformes importantes qui paraissent le mettre sur une bonne trajectoire. Il en va de même avec la transition tunisienne. L'Égypte va connaître le début de son processus électoral le 28 novembre prochain et l'avenir de la Libye est en train de se dessiner. Il est évident que les situations sont contrastées entre ces pays et que la transition y sera plus ou moins difficile. Néanmoins, nous pouvons être raisonnablement optimistes à terme. Il n'existe pas de vrais mouvements de blocage. La démocratie y sera endogène avec beaucoup de valeurs provenant de la religion. La principale question qu'elle aura à gérer est celle du pluralisme. Au sein de cette zone, la question de l'évolution de l'Algérie reste posée mais il est évident qu'elle sera fortement influencée par l'évolution de ses voisins immédiats, le Maroc et la Tunisie. En Algérie, l'immobilité du pouvoir n'en est pas véritablement une dans la mesure où ce pouvoir est composé d'un empilement de pouvoirs différents qui se neutralisent. De plus, la mémoire des années 90, celles de la guerre civile, pèse sur la transformation du régime.

Au Moyen-Orient, la Syrie constitue l'incertitude majeure. Son évolution ne manquera pas de se répercuter sur l'ensemble de la zone en raison des ramifications politiques et stratégiques que ce pays entretient avec son environnement. Je pense bien sûr au rapport avec Israël mais aussi aux rivalités qui opposent la Turquie, l'Iran et l'Arabie Saoudite.

La région du Golfe connaît les mêmes évolutions de transition démocratique et de transformation des peuples à leur rythme. Cela étant, la région est dominée par le paradigme de la stabilité induit par la question énergétique et celle de la prolifération, qui sont à la fois des risques de conflits mais qui agissent également comme des amortisseurs des contestations en raison de leurs conséquences. Là aussi dans ce pays se sont les jeunes et les forces islamistes qui agissent. Dans cette zone, la question de Bahreïn est la plus difficile. La rivalité entre les Chiites et les Sunnites est au codeur de la réflexion, avec notamment l'évolution des 12 à 17 % de Chiites qui habitent la côte orientale de l'Arabie et dont la jonction avec les contestataires bahreïnis pourrait déstabiliser la zone. La montée en puissance du Conseil de Coopération des Etats du Golfe est analysée comme un raidissement sunnite.

Toutes ces régions sont d'un intérêt majeur pour la France en raison de nos intérêts et de nos investissements, mais également à cause de nos liens historiques et culturels et de la question des minorités, dont les communautés chrétiennes. Vous avez cité, Monsieur le Président, le Pôle religions, qui a bien évidemment été mis à contribution pour analyser toutes ces évolutions et, ce que l'on a pu appeler la démocratie de la charia.

Le deuxième grand sujet de réflexion auquel nous avons participé est celui de l'impact de la réintégration de la France dans l'OTAN que nous avons analysée à partir du retour d'expérience de l'opération Harmattan en Libye. Pour la première fois, le leadership américain n'a pas figuré au premier plan dans une opération d'intervention militaire. C'est l'illustration de ce qu'on a appelé aux États-Unis « leading from behind ». Cet effacement relatif s'explique par le fait que les États-Unis ont à gérer les sorties de crise en Afghanistan et en Irak en même temps que la campagne électorale qui s'annonce. Nul n'ignore cependant l'importance de leur action au début des opérations, notamment les frappes de missiles Tomawak pour la destruction des centres de commandement névralgique et des centres de défense anti-aérienne.

Cette crise libyenne a servi de révélateur au fonctionnement de l'OTAN et a souligné le rôle amoindri des Etats-Unis, même si rien n'aurait été possible sans leur appui en matière logistique, de gestion de l'information et de la coordination des opérations militaires. On ne peut donc parler d'une opération autonome menée par les Européens dont les lacunes capacitaires sont apparues clairement. L'opération Harmattan a néanmoins permis de constater le grand savoir-faire des armées françaises et leur capacité à agir en interarmées, même si elle a révélé un certain nombre de limites, notamment, celles de l'outil militaire britannique.

Je voudrais aborder à présent la question des menaces transverses qui avaient été déjà analysées en 2008. Cette menace est de nature différente des menaces stratégiques : elle est à portée tactique, de dimension transnationale et ne résulte pas de menaces militaires mais de la fragilisation des sociétés. Ces menaces et, en particulier, les questions liées au trafic de drogue ou à l'immigration clandestine supposent une coordination et une coopération internationale pour lutter contre elles. L'une des menaces principales pour la France est celle que représente AQMI, même si l'on a sans doute exagéré la question de la dissémination dans la zone sahélienne d'armes en provenance de l'arsenal libyen, des missiles SAM7, par exemple. Aujourd'hui, le danger n'est plus stato-centré mais sociétal, d'où l'importance d'une observation des sociétés. De ce point de vue, la crise qui pointe à l'horizon pourrait concerner des sociétés sub-sahariennes.

Je crois qu'il est important de souligner que ces révolutions, en cours, sont démocratiques par la forme et le mouvement mais qu'elles sont, en fait, conservatrices par la recherche de valeurs authentiques, des valeurs indigènes centrées sur une identité arabo-musulmane. L'aire arabo-musulmane est entrée dans un cycle de bouleversements démocratiques et technologiques freinés par la religion, ce qui permet de ne pas se laisser emporter.

Dans ce contexte de menaces transverses, la notion d'arc de crise reste largement pertinente, mais il faudrait plutôt parler « d'aire d'investissements stratégiques majeurs » car la continuité géographique que donne à penser la notion d'arc pose problème devant la diversité des menaces : questions relatives au Moyen-Orient, déstabilisation d'Etats dans la région sahélo-saharienne, terrorisme, piraterie, stratégie vis-à-vis des talibans etc. Sans exclure les continuités, il faut être particulièrement vigilant sur les connexions et rigoureux sur les intersections.

J'aborde à présent la question de l'impact géopolitique et géostratégique des crises économiques. Le contraste est frappant entre les Etats émergents (Turquie, Brésil, Nigéria, Afrique du Sud....) et l'Europe qui est la plus impactée. Les mesures financières et économiques qui sont prises dans la zone euro, et qui sont nécessaires, induisent un mouvement de contestation qui vient se greffer sur un mouvement plus ancien : celui des indignés. Une première constatation : notre modèle politique de gestion de la revendication est en crise. Une première conséquence en est une fragilisation du modèle européen de société et la crise du modèle institutionnel européen dont la méthodologie communautaire est dans l'impasse. L'Allemagne est prise entre la volonté de repli sur son propre modèle et la volonté, comme nous, de passer à la vitesse supérieure en révisant les traités pour leur permettre de faire face aux crises. La révision du mandat de la Banque centrale européenne, la réflexion sur une certaine dose de fédéralisme dans certains domaines financiers voire budgétaires sont en débat. Entre toutes ces options, il y a la politique menée par nos deux pays, faite de coopération intergouvernementale, puisqu'on ne peut pas attendre une révision des traités pour laquelle un délai très long est nécessaire.

L'impact géopolitique, lui, est de nature différente et n'a que peu de choses à voir avec la crise institutionnelle ou financière, mais résulte plus de la recomposition du monde. En termes de puissance économique matérielle, la Chine va rattraper les Etats-Unis et l'Europe. L'Europe représente 17 % de la puissance économique mondiale, la Chine 14 % et les États-Unis 16 %. La démographie joue un rôle important, en particulier en Afrique qui comptera 1,5 ou 2 milliards d'habitants en 2035-2040. Ce qui apparaît comme une « déprime stratégique » pour l'Occident est en fait le résultat de la recomposition du monde et non le signe de déclin. En revanche, pour des pays comme la Turquie, la Chine ou l'Inde, l'émergence est vécue comme une « réémergence », une montée en puissance. Nous avons tendance à percevoir ces nouveaux acteurs comme animés de sentiments de rivalité voire d'hostilité à notre égard. Ainsi, des études ont montré que les Français ressentent la mondialisation comme dirigée contre l'Occident, en particulier avec le phénomène des délocalisations, alors qu'en réalité 70 à 80 % de notre commerce est réalisé avec des pays qui ont le même niveau économique et le même référentiel social que nous. Cette constatation n'exclut nullement la fermeté vis-à-vis des pays comme la Chine en matière de normes sociales ou de respect des normes climatiques et environnementales. Pour la France, une restructuration économique est nécessaire alors que l'on impute nos difficultés trop facilement à l'international et aux délocalisations.

Pour l'instant, on ne constate pas une diplomatie concertée des pays émergents, mais plutôt un pouvoir d'opposition, parfois systématique, de ces pays dans les instances internationales comme l'Organisation mondiale du commerce (OMC), le Conseil de sécurité ou le Conseil des droits de l'homme à Genève. Ce n'est pas une puissance de coalisés mais une coalition de critiques. L'exemple le plus frappant a concerné la résolution 1973, sur la Libye, dont ces pays ont dénoncé l'application par les puissances occidentales. Si les pays émergents ne contestent pas la notion de responsabilité de protéger portée par cette résolution, ils veulent également que cette protection soit à l'avenir contrôlée et critiquent la façon dont le mandat onusien a été appliqué.

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