La commission procède à l'examen d'un projet d'amendement présenté par MM. Christian Cambon et Jean-Claude Peyronnet, co-rapporteurs des crédits de la mission « Aide publique au développement » sur la première partie de la loi de finances pour 2012.
Mes chers collègues, avant l'audition de ce matin, je voudrais céder la parole aux deux co-rapporteurs du budget de l'aide au développement qui souhaitent nous proposer un amendement sur la première partie de la loi de finances. Dans la mesure où le délai limite est fixé à 11 heures aujourd'hui, il nous faut examiner ce projet d'amendement avant l'audition pour permettre, si vous l'adoptez, de le déposer au nom de la commission des affaires étrangères. J'ai compris que cet amendement constituait un aboutissement de la réflexion des rapporteurs sur l'évolution des crédits. Nous n'avons pas le temps d'examiner ce matin l'ensemble des crédits de développement. En revanche je vous demande de bien vouloir écouter la proposition des co-rapporteurs et de vous prononcer à l'issue de leur exposé, sachant que nous ne sommes engagés auprès de M. Maïla à ne pas empiéter plus d'un quart d'heure de son audition compte tenu de ses engagements à 10 h 30.Je vous remercie.
Monsieur le Président, Mes chers collègues, en 2006, la France a adopté la taxe sur les billets d'avion. Nous étions les premiers à adopter ce type de financement innovant. Depuis cette date, vous payez, nous payons 1 euro ou un peu plus par billet. Personne ne le sent, aucun impact n'a été observé, ni sur le trafic aérien français, ni sur le tourisme et pourtant nous contribuons ainsi à hauteur de plus de 150 millions par an, au financement de campagnes de vaccinations dans le monde. C'est une des plus belles réussites de l'aide au développement de ces dix dernières années. Les campagnes de vaccinations de UNITAID ont conduit à une diminution formidable du taux de mortalité infantile en Afrique. Comme l'a souligné le rapport de Bill Gates aux membres du G20, en 1960, 20 millions d'enfants de moins de cinq ans ont trouvé la mort. En 2010, moins de 8 millions d'enfants de moins de cinq ans sont décédés. Entretemps, la population avait doublé et le taux de mortalité des moins de cinq ans a diminué de plus de 80 %.
Depuis la communauté internationale a pris de nouveaux engagements. Le bilan à l'ONU, en septembre dernier, a montré des progrès considérables. Il a aussi mis en lumière le fait que nous n'atteindrons pas les objectifs du millénaire pour le développement faute de financements. Les budgets nationaux n'y suffiront pas d'autant plus que la lutte contre le réchauffement climatique risque d'exiger des montants presque aussi importants que ceux prévus pour atteindre les seuls objectifs liés à l'agenda 2015.
Pour cette raison, la France se bat depuis cinq ans pour instaurer au niveau international une taxe sur les transactions financières. La France a créé un groupe de travail de haut niveau pour faire avancer ce dossier à l'ONU, au FMI, au G20. Ce travail a en partie porté ses fruits puisqu'il existe aujourd'hui un consensus pour dire que cette taxe est techniquement faisable. Comme pour la taxe sur les billets d'avion, les professionnels du secteur nous disent que c'est irresponsable, infaisable, impensable. Mais les derniers rapports du FMI et du G20 sur ce sujet confirment la faisabilité technique d'un tel dispositif sous réserve qu'il s'agisse d'une taxation sur une base la plus large possible à un taux très faible.
Le Président de la République a fait de cette taxe un des objectifs du G20. Et on se souvient de la conférence de presse il y a 10 jours dans lequel il soulignait qu'une telle taxe était techniquement possible, financièrement indispensable et moralement incontournable.
Un accord n'a pas pu être trouvé au sein du G20 pour que cette taxe soit adoptée par l'ensemble de ses membres.
Nous vous proposons par cet amendement de manifester la détermination de la commission et partant du Sénat à soutenir ce dispositif. Cet amendement instaure une taxe sur l'ensemble des transactions financières dans un plafond de 0,05 %. Charge au ministère de l'économie et des finances de moduler le taux en fonction du type de transactions et de déterminer les modalités de liquidation et de recouvrement.
Il s'agit de donner la possibilité au Gouvernement de définir les modalités et le taux de cette taxe en concertation avec nos partenaires européens, mais d'en acter le principe. Comme l'a souligné le ministre de la coopération lors de la dernière conférence de haut niveau sur le G20 développement : « un taux très bas reposant sur une assiette très large évitera les risques de contournement et d'évasion sans peser sur la compétitivité des places financières ».
Dans notre esprit, une taxe sur les transactions financières n'est pas une punition et comporte au contraire une dimension éthique importante.
L'opinion publique souhaite que les acteurs qui bénéficient le plus de la mondialisation contribuent à l'effort collectif pour la rendre plus équilibrée et plus solidaire.
Comme la taxe sur les billets d'avion, cette taxe préfigure ce qui pourrait devenir la base d'une fiscalité mondiale pour financer des politiques publiques globales. On le voit bien dans le domaine de la lutte contre les épidémies ou contre le réchauffement climatique, certains défis se posent aujourd'hui au niveau mondial. Pour lutter contre le sida, pour préserver la biodiversité, ou lutter contre le réchauffement climatique, il faut établir des stratégies mondiales assises sur des financements adaptés.
Avec la taxe sur les billets d'avion, nous avions commencé tous seuls. Nous avons été rejoints par une dizaine de pays, treize autres pays sont membres d'UNITAID et pourraient contribuer dans le futur à travers une taxe sur les billets d'avion. Nous vous proposons de faire de même avec la taxe sur les transactions financières en laissant la possibilité au Gouvernement, parallèlement aux négociations au niveau communautaire, de fixer un taux extrêmement faible puisque l'amendement prévoit un taux maximal de 0,05 %.
Les études de faisabilité estiment le rendement de cette taxe au niveau français d'au maximum 12 milliards d'euros si on applique le taux maximal de façon uniforme. Cela laisse une marge de manoeuvre au Gouvernement pour fixer un taux intermédiaire en attendant de trouver une solution au niveau de la zone euro.
La solution la plus efficace serait évidemment d'instaurer cette taxe d'emblée au niveau communautaire. Des négociations sont en cours entre les Etats membres. Vous imaginez les réticences de la Grande-Bretagne. L'Allemagne en revanche avait affirmé un accord de principe pour promouvoir avec la France l'instauration de ce type de financement.
Il s'agit donc de peser sur la détermination du Gouvernement et sur la négociation pour affirmer le volontarisme de la représentation nationale sur ce sujet. C'est un sujet très consensuel qui dépasse les clivages politiques, il n'y a pas une taxe de gauche et une taxe de droite. L'Assemblée nationale avait adopté à l'unanimité une résolution en faveur de cette taxe. C'est le sens de notre démarche conjointe des deux co-rapporteurs. C'est par ailleurs cohérent avec les travaux de mon collègue Christian Cambon qu'il avait menés avec mon prédécesseur André Vantomme.
Quelles sont les chances que cet amendement prospère ? Nous avons bon espoir qu'il puisse recevoir un accueil favorable de la commission des finances et partant du Sénat, pourrait-il perdurer au-delà. Il est difficile de le savoir. Cela dépendra en partie de l'état des négociations. Si le Gouvernement le juge utile, il pourra saisir la balle au bond et il nous reviendra de l'avoir lancée. S'il juge le dispositif prématuré, il aura la possibilité de le supprimer du texte définitif. Mais nous aurons au moins marqué la direction vers laquelle nous devons tendre.
Je soutiens cet amendement qui me semble aller dans le bon sens. Je souhaiterais savoir si la stratégie adoptée consiste à faire de la France le premier pays qui adopte ce dispositif afin d'obtenir un effet d'entraînement.
Tout à fait, il y a aujourd'hui un consensus pour dire que ce type de dispositif est techniquement faisable. Il faut aujourd'hui joindre les actes aux paroles et essayer de faire avancer ce dossier en montrant l'exemple afin que les négociations, notamment au niveau communautaire, puissent avancer.
Je soutiens la démarche proposée. J'observe qu'il s'agit d'une vieille lune avec la taxe « tobin ». Je suis heureux de voir que cet axe que nous défendions depuis des années fait aujourd'hui l'objet d'un consensus, non seulement à gauche mais aussi à droite. Je me félicite de cette conversion des libéraux à une taxe qui porte sur les transactions financières.
Je constate que les taux proposés sont extrêmement faibles et il me semble qu'il conviendrait d'être plus énergique car le produit de cette taxe me semble encore négligeable par rapport aux enjeux.
Il s'agit d'une démarche progressive qui consiste à amorcer la pompe pour faire la preuve que ce dispositif est pertinent. Je mets aux voix cet amendement.
L'amendement est adopté à l'unanimité.
La commission auditionne M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes.
Monsieur le directeur, c'est avec un grand plaisir que nous vous accueillons devant notre commission pour cette audition consacrée aux évolutions du contexte stratégique depuis 2008, c'est à dire depuis l'adoption du Livre blanc sur la sécurité et la défense. C'est la deuxième fois que nous vous entendons en commission puisque vous étiez déjà venu lorsque vous dirigiez le Pôle religions du ministère. Je rappelle que ce pôle a pour objectif d'intégrer dans notre réflexion diplomatique le fait religieux et qu'il a joué un rôle important pour expliquer la position de notre pays dans l'affaire du voile et pour présenter la conception de la laïcité qui est la nôtre. Nous vous interrogerons sans doute sur la montée en puissance des partis et des groupes islamistes au sein des printemps arabes.
Vous êtes à la tête d'une direction à laquelle nous nous sommes intéressés de près dans le cadre des travaux sur l'anticipation qu'a menés, en notre nom, notre collègue Robert del Picchia. Du reste le ministre d'Etat, comme l'a fait le premier ministre encore récemment devant l'IHEDN, constate notre « myopie collective » pour déceler les prémisses des printemps arabes. Ma question est simple : avons-nous subi une chirurgie laser pour remédier à cette myopie ? Mais avant d'en arriver là nous voudrions vous entendre dans le cadre de nos travaux de préparation de la révision du Livre Blanc sur la sécurité et la défense de 2008.
Cette révision doit intervenir en 2012, vraisemblablement à cheval sur les élections présidentielles et législatives. Le Gouvernement a demandé au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) de conduire, dès à présent, une réflexion sur les évolutions du contexte stratégique. Cette réflexion a commencé dès le mois de septembre et devrait se conclure fin décembre par la remise d'un rapport qui sera examiné par le Conseil de défense et approuvé par le Président de la République. Le Secrétaire général, M. Francis Delon, devrait venir présenter les travaux du SGDSN devant notre commission début décembre.
Afin de pouvoir exprimer nos propres analyses de manière utile, nous avons mis en place des groupes de réflexion dont le mandat est d'identifier, non pas tous les changements intervenus de manière exhaustive, mais les principales lignes de fracture ou les principaux mouvements de la tectonique des pouvoirs.
Nous avons ainsi souhaité nous concentrer sur : les conséquences des printemps arabes ; l'OTAN, l'Union européenne et « alliances » en général ; les menaces transverses ; les conséquences des crises économiques et financières.
Monsieur le directeur, je vous passe la parole.
La direction de la prospective a participé de manière très active aux travaux du SGDSN notamment pour tout ce qui concerne la révision de la notion de menace, le repérage des menaces transverses, l'évolution du contexte stratégique et, en particulier, les conséquences des printemps arabes qui furent des « surprises stratégiques » selon les termes consacrés, et qui ont modifié en profondeur le paysage politique au sud et à l'est de la Méditerranée, nos relations de voisinage donc, et dans le Golfe. Nous sommes, dans ce cadre de la révision du Livre Blanc, également intervenus sur les changements en Russie, sur les rapports transatlantiques, l'Europe, les pays émergents, les « Printemps arabes », les menaces transversales ainsi que sur la réflexion sur l'arc de crise. Nous avons revisité ce concept pour mieux approfondir ce qu'il recouvre et comprendre les changements induits sur son contenu par les événements en Méditerranée du Sud. De nouveaux rapports sont en train d'être établis avec ces Etats en transition démocratique dont les Etats du Maghreb sont le fer de lance. Cela relance le dialogue avec le grand Maghreb qui avait été entravé dans le cadre du dialogue 5+5. Sur le long terme nous pourrons désormais envisager un partenariat fécond avec les cinq Etats du Maghreb arabe. Dans l'ensemble, les situations sont très contrastées selon les pays et selon les zones. L'évolution du Moyen-Orient est très compliquée avec le cas central de la Syrie, et celle du Golfe avec le cas iranien.
Notre participation aux travaux du SGDSN a été moindre s'agissant des groupes qui traitaient des questions de l'outil militaire qui ne sont pas dans notre champ de compétence stricto sensu à la direction de la prospective.
Quelles sont les conséquences des « printemps arabes »en termes d'impact politique et de sécurité ? Vous m'avez interrogé, Monsieur le président, sur notre myopie collective en ce qui concerne l'avènement des « printemps ». Au sein de la direction de la prospective, nous avions réalisé des études sur les évolutions de la société tunisienne, sur l'impact des nouvelles technologies, sur la transition de régimes essoufflés par des décennies de pouvoir que nous analysions comme étant dans une impasse gérontocratique qui rendait impossible le passage de relais. Il est vrai toutefois que l'ensemble de ces études ne constituait pas un faisceau de convergences qui nous aurait permis d'anticiper les événements. Il est très difficile de passer du quantitatif d'études sectorialisées au qualitatif que constitue une révolution ou des mouvements généralisés de contestation. Toutes les directions de la prospective dans le monde sont confrontées aux mêmes difficultés.
Les mouvements sociaux et politiques en monde arabe ont été dus d'abord à une irruption générationnelle. Ceux qui sont intervenus activement, dans les manifestations, ce sont des jeunes ouverts sur le monde par la technologie, virtuellement mondialisés. Mais c'est l'épuisement d'un cycle de légitimité qui a conduit à l'effondrement de certains régimes arabes. De ce point de vue, les monarchies ont mieux résisté que les républiques en raison de leurs fondements traditionnels et claniques, de leurs moyens économiques et de leur richesse aussi, qui les rendaient plus légitimes et plus stables. Les républiques avec leur discours dépassé sur le « socialisme arabe », l'épuisement de leur discours sur le conflit israélo-arabe et leurs promesses d'unité du monde arabe, bref leur idéologie des années 50 ou 60, n'ont pas résisté aux nouvelles générations.
Aujourd'hui nous faisons face à une triple réalité selon que l'on considère le Maghreb, le Moyen-Orient où le Golfe.
Au sein du Maghreb, le Maroc a procédé à des réformes importantes qui paraissent le mettre sur une bonne trajectoire. Il en va de même avec la transition tunisienne. L'Égypte va connaître le début de son processus électoral le 28 novembre prochain et l'avenir de la Libye est en train de se dessiner. Il est évident que les situations sont contrastées entre ces pays et que la transition y sera plus ou moins difficile. Néanmoins, nous pouvons être raisonnablement optimistes à terme. Il n'existe pas de vrais mouvements de blocage. La démocratie y sera endogène avec beaucoup de valeurs provenant de la religion. La principale question qu'elle aura à gérer est celle du pluralisme. Au sein de cette zone, la question de l'évolution de l'Algérie reste posée mais il est évident qu'elle sera fortement influencée par l'évolution de ses voisins immédiats, le Maroc et la Tunisie. En Algérie, l'immobilité du pouvoir n'en est pas véritablement une dans la mesure où ce pouvoir est composé d'un empilement de pouvoirs différents qui se neutralisent. De plus, la mémoire des années 90, celles de la guerre civile, pèse sur la transformation du régime.
Au Moyen-Orient, la Syrie constitue l'incertitude majeure. Son évolution ne manquera pas de se répercuter sur l'ensemble de la zone en raison des ramifications politiques et stratégiques que ce pays entretient avec son environnement. Je pense bien sûr au rapport avec Israël mais aussi aux rivalités qui opposent la Turquie, l'Iran et l'Arabie Saoudite.
La région du Golfe connaît les mêmes évolutions de transition démocratique et de transformation des peuples à leur rythme. Cela étant, la région est dominée par le paradigme de la stabilité induit par la question énergétique et celle de la prolifération, qui sont à la fois des risques de conflits mais qui agissent également comme des amortisseurs des contestations en raison de leurs conséquences. Là aussi dans ce pays se sont les jeunes et les forces islamistes qui agissent. Dans cette zone, la question de Bahreïn est la plus difficile. La rivalité entre les Chiites et les Sunnites est au codeur de la réflexion, avec notamment l'évolution des 12 à 17 % de Chiites qui habitent la côte orientale de l'Arabie et dont la jonction avec les contestataires bahreïnis pourrait déstabiliser la zone. La montée en puissance du Conseil de Coopération des Etats du Golfe est analysée comme un raidissement sunnite.
Toutes ces régions sont d'un intérêt majeur pour la France en raison de nos intérêts et de nos investissements, mais également à cause de nos liens historiques et culturels et de la question des minorités, dont les communautés chrétiennes. Vous avez cité, Monsieur le Président, le Pôle religions, qui a bien évidemment été mis à contribution pour analyser toutes ces évolutions et, ce que l'on a pu appeler la démocratie de la charia.
Le deuxième grand sujet de réflexion auquel nous avons participé est celui de l'impact de la réintégration de la France dans l'OTAN que nous avons analysée à partir du retour d'expérience de l'opération Harmattan en Libye. Pour la première fois, le leadership américain n'a pas figuré au premier plan dans une opération d'intervention militaire. C'est l'illustration de ce qu'on a appelé aux États-Unis « leading from behind ». Cet effacement relatif s'explique par le fait que les États-Unis ont à gérer les sorties de crise en Afghanistan et en Irak en même temps que la campagne électorale qui s'annonce. Nul n'ignore cependant l'importance de leur action au début des opérations, notamment les frappes de missiles Tomawak pour la destruction des centres de commandement névralgique et des centres de défense anti-aérienne.
Cette crise libyenne a servi de révélateur au fonctionnement de l'OTAN et a souligné le rôle amoindri des Etats-Unis, même si rien n'aurait été possible sans leur appui en matière logistique, de gestion de l'information et de la coordination des opérations militaires. On ne peut donc parler d'une opération autonome menée par les Européens dont les lacunes capacitaires sont apparues clairement. L'opération Harmattan a néanmoins permis de constater le grand savoir-faire des armées françaises et leur capacité à agir en interarmées, même si elle a révélé un certain nombre de limites, notamment, celles de l'outil militaire britannique.
Je voudrais aborder à présent la question des menaces transverses qui avaient été déjà analysées en 2008. Cette menace est de nature différente des menaces stratégiques : elle est à portée tactique, de dimension transnationale et ne résulte pas de menaces militaires mais de la fragilisation des sociétés. Ces menaces et, en particulier, les questions liées au trafic de drogue ou à l'immigration clandestine supposent une coordination et une coopération internationale pour lutter contre elles. L'une des menaces principales pour la France est celle que représente AQMI, même si l'on a sans doute exagéré la question de la dissémination dans la zone sahélienne d'armes en provenance de l'arsenal libyen, des missiles SAM7, par exemple. Aujourd'hui, le danger n'est plus stato-centré mais sociétal, d'où l'importance d'une observation des sociétés. De ce point de vue, la crise qui pointe à l'horizon pourrait concerner des sociétés sub-sahariennes.
Je crois qu'il est important de souligner que ces révolutions, en cours, sont démocratiques par la forme et le mouvement mais qu'elles sont, en fait, conservatrices par la recherche de valeurs authentiques, des valeurs indigènes centrées sur une identité arabo-musulmane. L'aire arabo-musulmane est entrée dans un cycle de bouleversements démocratiques et technologiques freinés par la religion, ce qui permet de ne pas se laisser emporter.
Dans ce contexte de menaces transverses, la notion d'arc de crise reste largement pertinente, mais il faudrait plutôt parler « d'aire d'investissements stratégiques majeurs » car la continuité géographique que donne à penser la notion d'arc pose problème devant la diversité des menaces : questions relatives au Moyen-Orient, déstabilisation d'Etats dans la région sahélo-saharienne, terrorisme, piraterie, stratégie vis-à-vis des talibans etc. Sans exclure les continuités, il faut être particulièrement vigilant sur les connexions et rigoureux sur les intersections.
J'aborde à présent la question de l'impact géopolitique et géostratégique des crises économiques. Le contraste est frappant entre les Etats émergents (Turquie, Brésil, Nigéria, Afrique du Sud....) et l'Europe qui est la plus impactée. Les mesures financières et économiques qui sont prises dans la zone euro, et qui sont nécessaires, induisent un mouvement de contestation qui vient se greffer sur un mouvement plus ancien : celui des indignés. Une première constatation : notre modèle politique de gestion de la revendication est en crise. Une première conséquence en est une fragilisation du modèle européen de société et la crise du modèle institutionnel européen dont la méthodologie communautaire est dans l'impasse. L'Allemagne est prise entre la volonté de repli sur son propre modèle et la volonté, comme nous, de passer à la vitesse supérieure en révisant les traités pour leur permettre de faire face aux crises. La révision du mandat de la Banque centrale européenne, la réflexion sur une certaine dose de fédéralisme dans certains domaines financiers voire budgétaires sont en débat. Entre toutes ces options, il y a la politique menée par nos deux pays, faite de coopération intergouvernementale, puisqu'on ne peut pas attendre une révision des traités pour laquelle un délai très long est nécessaire.
L'impact géopolitique, lui, est de nature différente et n'a que peu de choses à voir avec la crise institutionnelle ou financière, mais résulte plus de la recomposition du monde. En termes de puissance économique matérielle, la Chine va rattraper les Etats-Unis et l'Europe. L'Europe représente 17 % de la puissance économique mondiale, la Chine 14 % et les États-Unis 16 %. La démographie joue un rôle important, en particulier en Afrique qui comptera 1,5 ou 2 milliards d'habitants en 2035-2040. Ce qui apparaît comme une « déprime stratégique » pour l'Occident est en fait le résultat de la recomposition du monde et non le signe de déclin. En revanche, pour des pays comme la Turquie, la Chine ou l'Inde, l'émergence est vécue comme une « réémergence », une montée en puissance. Nous avons tendance à percevoir ces nouveaux acteurs comme animés de sentiments de rivalité voire d'hostilité à notre égard. Ainsi, des études ont montré que les Français ressentent la mondialisation comme dirigée contre l'Occident, en particulier avec le phénomène des délocalisations, alors qu'en réalité 70 à 80 % de notre commerce est réalisé avec des pays qui ont le même niveau économique et le même référentiel social que nous. Cette constatation n'exclut nullement la fermeté vis-à-vis des pays comme la Chine en matière de normes sociales ou de respect des normes climatiques et environnementales. Pour la France, une restructuration économique est nécessaire alors que l'on impute nos difficultés trop facilement à l'international et aux délocalisations.
Pour l'instant, on ne constate pas une diplomatie concertée des pays émergents, mais plutôt un pouvoir d'opposition, parfois systématique, de ces pays dans les instances internationales comme l'Organisation mondiale du commerce (OMC), le Conseil de sécurité ou le Conseil des droits de l'homme à Genève. Ce n'est pas une puissance de coalisés mais une coalition de critiques. L'exemple le plus frappant a concerné la résolution 1973, sur la Libye, dont ces pays ont dénoncé l'application par les puissances occidentales. Si les pays émergents ne contestent pas la notion de responsabilité de protéger portée par cette résolution, ils veulent également que cette protection soit à l'avenir contrôlée et critiquent la façon dont le mandat onusien a été appliqué.
Je m'interroge sur la myopie de notre appareil d'anticipation. A-t-on voulu voir et comprendre les signaux envoyés par certaines catégories sociales ? Je pense notamment aux chefs d'entreprise et aux étudiants. Je rappelle que la France a autorisé l'exportation de matériel électronique de pointe qui a permis de pister les opposants en Tunisie. Nous considérions ces régimes comme des paravents contre l'islamisme. Quelles conséquences le Quai d'Orsay a-t-il tiré de ces événements, notamment en ce qui concerne le dialogue avec les Frères musulmans ou avec le Hamas ? Pour pallier l'absence de nos moyens d'information, peut-on imaginer un regroupement des directions de la prospective au niveau européen ? Enfin, s'agissant du Maroc, l'évolution particulière de ce pays n'est-elle pas due au fait que le roi est également le commandeur des croyants, descendant en ligne directe du Prophète ?
Je constate que si les révolutions ont été menées par la jeunesse pour la liberté et l'emploi, ce sont les anciens qui sont revenus au pouvoir. S'agissant de la Turquie, qui veut devenir le leader du monde sunnite, que penser du modèle AKP ? Enfin, si la chute du régime Assad est certaine, qu'en est-il de l'opposition ? Le droit de protéger : jusqu'où ?
La notion d'arc de crise n'est pas très flatteuse pour les pays concernés. Ne vaudrait-il pas mieux parler d'arc des crises ? Je souhaitais également vous interroger sur le changement de ton des pays émergents comme la Turquie et le Brésil et sur la montée en puissance des sociétés privées en matière de sécurité.
Je voudrais tout d'abord signaler, en ce qui concerne les révoltes arabes, que, parmi les éléments qui expliquent le changement, comme, par exemple, la lutte contre l'autoritarisme de l'État et la corruption, les associations des droits de l'homme qui ont joué un rôle important pendant le temps des dictatures ont été des substituts à des partis politiques impossibles. Ils ont permis de faire de la politique autrement et ont milité pour le triomphe des idées que nous voyons aujourd'hui fleurir.
La question qui m'a été posée est de savoir à partir de quand les indicateurs dont nous disposions pouvaient se changer en facteurs explicatifs et révélateurs d'un mouvement politique majeur. Tous ces éléments existaient, mais ils étaient très partiels et confinés à des secteurs de l'économie ou de la vie politique. La myopie, pour reprendre votre terme, a certes joué, car nous avons été trop centrés sur les grands équilibres stratégiques et sur la peur de l'islamisme. En quelque sorte, nous avons longtemps acheté notre stabilité au prix de notre myopie. Désormais, c'est l'observation des évolutions sociales tout autant que celles de l'Etat qui nous préoccupent. Pour notre pays, et pour la direction que je dirige, je signale la chance que constitue l'existence des 27 instituts français de recherche à l'étranger (IFRE), rattachés à la direction générale de la mondialisation du ministère des affaires étrangères et européennes, qui est une source d'analyse majeure sur l'évolution socio-économique des pays du monde. Notre grille de lecture a été centrée sur la géostratégique alors que ces révolutions sont intervenues par le bas.
Avec le partenariat de Deauville, nous disposons d'un outil formidable de développement économique au service du renforcement de la stabilité politique en Méditerranée.
En ce qui concerne le dialogue avec les islamistes, il existe s'agissant des Frères musulmans mais pas avec le Hamas qui est considéré comme une organisation terroriste. Les Anglo-Saxons ont une approche un peu différente de la nôtre concernant les dialogues avec les partenaires dits difficiles. J'ajoute que, dans le cadre du débat interreligieux, mené en particulier par les mouvements américains pentecôtistes, on peut rencontrer des mouvements islamistes et recueillir beaucoup d'informations sur la manière dont ils voient l'évolution de la société. Le Pôle religions du ministère joue donc un rôle très important.
Il est évident qu'au Maroc, le fait que le roi soit également le Commandeur des croyants joue un rôle central, qui a notamment permis la mise en place, il y a trois ou quatre ans, du code islamique du statut civil qui n'aurait pas pu être réformé le jour sans son autorité à la fois politique et religieuse. Les sociétés arabes sont entrées en débat sur la question du religieux et de la séparation des pouvoirs et des sphères de l'Etat et de la religion. Il est néanmoins évident qu'il y a une osmose au plan sociétal entre les deux. Le modèle des rapports entre religion et société serait plus à penser sur le modèle de l'Italie que de la France. Mais, en France comme en Europe, plus généralement, la prise en compte de cette dimension est en cours, y compris au sein du Service européen pour l'action extérieure (SEAE) qui se dote d'un pôle prospective, un peu sur notre modèle. Il en va de même pour le State Department américain, qui s'est inspiré de notre Pôle religions, notamment à partir du rapport dit «God's gap », il y a quelques années.
La Turquie est un pays qui devient de plus en plus religieux sur le plan sociétal. Il reste laïc sur un plan institutionnel. La Turquie laïque n'hésite pas à se positionner comme un leader sunnite au plan international et dans le cadre du « printemps arabe ». Il faut savoir toutefois qu'en Turquie, le ministère des cultes comprend 80 000 personnes dans le cadre de l'application de la laïcité d'Etat puisque les imams des moquées de Turquie sont fonctionnaires de l'État. L'État contrôle le religieux en Turquie, alors qu'il est séparé du religieux en France.
Vous avez raison dans la mesure où le fait religieux est cadré et encadré à travers le contrôle d'un Etat séculier. Ainsi, c'est l'État qui, par exemple, donne ses instructions aux imams pour les prêches du vendredi. L'état civil, la législation civile ne sont pas entre les mains des religieux comme en Iran. On peut du reste s'interroger sur le fait que la société marquée par une forte religiosité pourrait exercer son influence sur l'État. Le rôle de l'Europe et la législation européenne ont eu un impact majeur sur l'évolution de la laïcité en Turquie.
Le fait de parler des crises au pluriel pour définir l'arc de crise me paraît intéressant puisque cette notion garde sa pertinence comme contenu géographique.
Les pays émergents posent un vrai problème puisqu'ils ne veulent pas jouer, pour le dire succinctement, selon les règles du club, c'est-à-dire qu'ils revendiquent des droits dans l'ordre international sans vouloir partager les devoirs et les responsabilités. Ce sont, en quelque sorte, des puissances modernes qui ont conservé une idéologie du tiers-monde. On le voit très bien dans leur attachement indifférencié au principe de la non-intervention dans les crises. Des évolutions se dessinent néanmoins. J'en veux pour preuve la critique faite par le premier ministre Erdogan à l'Afrique du Sud dans sa critique de la participation turque à l'intervention en Libye. Il a montré son étonnement face à la position de l'African National Congress (ANC) qui s'était battu contre l'apartheid et qui ne pouvait pas comprendre que la Turquie puisse ne pas se porter au secours des peuples libyen ou syrien qui souffraient.
Nous partageons les mêmes préoccupations en matière d'utilisation des sociétés privées de sécurité dont l'intervention est justifiée à la fois par le manque de moyens et la réduction du format des forces armées. J'observe néanmoins que la législation française encadre bien ces activités, même s'il serait sans doute nécessaire de réfléchir à une adaptation législative.
Je vous ai trouvé quelque peu optimiste quant au risque de dissémination d'armes de tout genre au Sahel.
Je ne me considère pas comme optimiste, mais je suis moins pessimiste par rapport aux informations initialement diffusées en la matière. Le risque existe bel et bien mais il ne s'agit pas de l'armurerie à ciel ouvert que l'on a décrite.
S'agissant de l'Algérie, nous sommes confrontés à un risque d'explosion d'un système qui, derrière une façade, est un système de dispersion des pouvoirs.
Les conflits interétatiques existent toujours, comme en Corée ou au Cachemire, par exemple. Quels sont les risques pour notre pays d'être engagé dans un tel conflit ?
Tous les analystes constatent un basculement du centre stratégique vers le Pacifique. Comment cette région, et plus largement l'outre-mer, est-il pris en compte dans vos réflexions ?
Je constate que la plupart des violences ont été perpétrées historiquement par les Frères musulmans plutôt que par le Hamas, qui avait légalement gagné les élections de 2006. Pourquoi parle-t-on avec les Frères et non avec le Hamas ?
On pourrait dire de l'Algérie qu'elle est une polyarchie autoritaire et vous avez raison de souligner la dispersion des pouvoirs entre l'armée, le clan Bouteflika, le Front national de libération (FNL) dont le rôle est amoindri, des partis politiques dont certains sont des alibis du pouvoir et les mouvements de jeunes qui revendiquent et contestent. Toutes ces forces se regardent, s'observent et se jaugent. Il est certain que la situation ne peut durer indéfiniment ainsi. L'espoir d'une solution réside dans le fait que chacun sait qu'il ne peut gagner seul. Pour l'instant, tout le monde se neutralise. Mais il y a une pression mimétique des pays voisins, ne serait-ce que par les moyens de communication : la télévision, Internet etc. qui finiront par faire bouger les choses naturellement.
S'agissant des conflits interétatiques, qu'il s'agisse des conflits gelés au Caucase, en Géorgie, au Haut-Karabakh etc., ils sont pour l'instant contenus.
L'outre-mer et le Pacifique sont très importants. Le récent déplacement du ministre d'État en Australie et en Nouvelle-Calédonie témoigne de l'intérêt de notre diplomatie pour cette région. Il existe, de la part d'un certain nombre d'Etats (Australie, Philippines, Vietnam ....), une méfiance grandissante pour la politique chinoise dans la zone. Ma direction a des liens avec nos homologues australiens.
S'agissant des Frères musulmans et du Hamas, dont je vous rappelle qu'à l'origine il était la branche palestinienne des Frères, les premiers ont connu une importante évolution en acceptant d'entrer dans le jeu politique. Par ailleurs, dans tous les pays concernés par les printemps arabes, ils sont les partis qui ont été les plus persécutés par le pouvoir et dont le langage contre la corruption correspond à l'une des revendications principales des populations. Nous devons donc procéder à une transformation nécessaire de notre regard sur les organisations des Frères musulmans, ce qui n'exclut naturellement pas une grande vigilance. Il est très délicat de trouver le bon langage avec ces interlocuteurs. Le ministre d'Etat a incité au dialogue avec des interlocuteurs qui respectent le processus démocratique et qui ont renoncé au recours à la force. Si ces pays sont engagés dans un processus démocratique, tout indique toutefois que notre modèle n'est pas un exemple pour eux, même si toute avancée dans la voie de la démocratie repose sur des valeurs universelles partagées. Notre message principal doit s'articuler autour du pluralisme et de sa préservation dans le temps. En quelque sorte, il ne faut pas que le modèle que ces pays choisiront se retourne contre lui-même.