Intervention de Jean-Pierre Godefroy

Commission des affaires sociales — Réunion du 8 octobre 2013 : 1ère réunion
Situation sociale des personnes prostituées — Examen du rapport d'information

Photo de Jean-Pierre GodefroyJean-Pierre Godefroy, rapporteur :

A titre liminaire, je souhaiterais rappeler, madame la présidente, que je vous avais saisie en août 2012 de la nécessité d'intégrer au programme de travail de notre commission la question de la prostitution car le dernier rapport d'information du Sénat consacré à ce sujet remontait à 2000. Depuis cette date, le visage de la prostitution a évolué et il me semblait important d'en mesurer les effets sociaux.

J'ai été très heureux de travailler conjointement avec Chantal Jouanno même si je reconnais avoir été un peu inquiet au départ compte tenu de la brillante carrière de ma collègue ! Nos séances de travail se sont échelonnées sur neuf mois, pratiquement chaque mercredi après-midi. L'esprit dans lequel nous avons mené cette mission n'est pas sans me rappeler celui que j'ai connu, les années précédentes, avec Catherine Deroche sur le rapport relatif au financement de la branche accidents du travail-maladies professionnelles ou avec Gérard Dériot et Jean-Marie Vanlerenberghe sur celui consacré au mal-être au travail.

J'insiste sur le fait que nous avons décidé de centrer notre rapport sur les enjeux sanitaires et sociaux de la prostitution et n'avons volontairement pas abordé le volet pénal.

Depuis le début de l'année 2013, date de lancement de nos travaux, nous avons effectué un peu plus de quarante auditions et reçu presque autant de contributions écrites sur l'espace participatif de la mission. Nous nous sommes également rendus en Belgique et en Italie, deux pays dont la législation en la matière est relativement semblable à la nôtre mais qui l'appliquent sur certains points de façon différente. Ces auditions et déplacements ont été l'occasion de rencontrer des personnes prostituées, plusieurs des associations qui les accompagnent, quel que soit leur positionnement idéologique, ainsi que les acteurs institutionnels (services de police, administrations centrales) chargés de piloter l'action de l'Etat sur cette question. Chacun d'entre nous a également participé aux maraudes organisées par l'association parisienne « Les amis du bus des femmes » qui, grâce à ce type d'intervention, va à la rencontre des personnes prostituées pour diffuser des messages de prévention et leur apporter un soutien psychologique et social.

Malgré la richesse des échanges que nous avons pu avoir, nous sommes bien conscients de n'avoir entrevu qu'une petite partie de ce qu'est aujourd'hui la réalité de la prostitution, un phénomène pluriel, complexe et en mutation constante.

Le nombre de personnes qui se prostituent en France serait compris entre 20 000 et 40 000. Cette estimation est, par définition, fragile car fondée pour l'essentiel sur l'observation de la prostitution de rue. Ses formes plus discrètes, qu'elles s'exercent dans les bars à hôtesses, les salons de massage ou après une prise de contact sur internet, sont bien moins connues alors même qu'elles tendent à se développer. 10 % à 15 % des personnes qui se prostituent sont des hommes ou des personnes transgenres (essentiellement des hommes devenus femmes). La prostitution est donc féminine dans sa très grande majorité. Elle concerne des femmes et des hommes de tous les âges. Les personnes vieillissantes et les mineurs, dont on sous-estime le nombre, sont loin de représenter une part négligeable de l'ensemble des personnes prostituées.

Si 80 % d'entre elles étaient françaises au début des années 1990, le rapport s'est aujourd'hui inversé : 90 % des personnes qui se prostituent dans la rue sont désormais de nationalité étrangère. Il s'agit dans leur très grande majorité de femmes en situation irrégulière, soumises à des réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains, pour l'essentiel nigérians, chinois, d'Europe de l'est et d'Amérique latine. Les rythmes d'exercice effrénés, la violence exercée par les proxénètes et les réseaux, les difficultés à rembourser la dette qui a souvent été contractée pour arriver jusqu'en France, les menaces qui pèsent sur la famille restée dans le pays d'origine sont quelques-unes des caractéristiques communes à ces organisations. Lorsqu'elles viennent d'Europe de l'Est ou d'Afrique, ces femmes ont, dans la plupart des cas, déjà subi des violences et des sévices sexuels dans leur pays ainsi qu'au cours du trajet qui les mène en France. Les réseaux opèrent également sur internet : les jeunes femmes recrutées sont contraintes d'effectuer des tournées dans différentes villes de France voire d'Europe, retrouvant dans des hôtels les clients avec qui la nature des prestations et les prix ont été négociés au préalable par le réseau. Là encore, la violence est quotidienne.

Qui sont ces clients ? Il semble difficile d'avoir une réponse précise à la question. Selon l'édition 2008 de l'enquête sur la sexualité en France, 3,1 % des hommes déclarent avoir eu un rapport sexuel avec une personne prostituée au cours des cinq dernières années. Après cinquante ans, c'est plus d'un homme sur quatre qui dit avoir eu recours à des services sexuels tarifés au moins une fois dans sa vie. Ces chiffres varient peu dans le temps. Mais il est probable que les attentes et motivations des clients aient, elles, évolué. Or ces éléments sont peu connus et insuffisamment explorés par la recherche sociologique. Il serait pourtant essentiel de renforcer nos connaissances dans ce domaine, ne serait-ce que pour savoir dans quelle mesure la place croissante de la pornographie et de l'hypersexualisation dans notre société conduit à « banaliser » l'idée du recours à des prestations sexuelles tarifées.

La position officielle de la France en matière de prostitution ne souffre pas d'ambiguïtés, même si l'acception du terme abolitionnisme a évolué dans le temps. Au moment de la fermeture des maisons closes en 1946, puis de la ratification en 1960 de la Convention des Nations unies de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains, l'objectif était d'abolir toute forme de réglementation de la prostitution. Il s'agit aujourd'hui d'abolir la prostitution elle-même, ce dont témoigne la proposition de résolution adoptée par l'Assemblée nationale en décembre 2011 qui réaffirme « la position abolitionniste de la France, dont l'objectif est, à terme, une société sans prostitution ». La frontière entre abolitionnisme et prohibitionnisme est, il est vrai, ténue...

Pourtant, les divergences idéologiques demeurent, ce que traduit la division du tissu associatif. Entre les associations dites « communautaires » et celles considérées comme « abolitionnistes », dont l'engagement auprès des personnes prostituées s'appuie sur des conceptions philosophiques très différentes, le fossé semble difficile à franchir. Si le pragmatisme l'emporte souvent sur le terrain et leur permet de travailler ensemble, l'entente devient plus difficile dès lors qu'il s'agit de construire une vision partagée de la réalité de la prostitution et des préconisations de politiques publiques communes.

Tout l'enjeu de notre mission était justement de dépasser ces divergences afin de donner une vision objective de la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées et de proposer des recommandations qui puissent faire consensus. C'est volontairement que nous n'avons pas abordé les questions du racolage passif ou actif et de la pénalisation des clients. Nous sommes en effet convaincus que, sans présager des évolutions législatives qui pourraient intervenir, il est d'ores et déjà possible de tracer les pistes d'un accompagnement sanitaire et social plus adapté et individualisé des personnes qui se prostituent.

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