Je suis très heureux et très honoré de cet échange, je vais m'employer à mettre au jour quelques pistes de réflexion et d'action en Asie du Sud-Est.
Premier constat : l'Asie du Sud-Est se caractérise par une très grande diversité, qu'il s'agisse de la géographie, des systèmes politiques, des religions et même des calendriers ; cette diversité tient à ce que cet ensemble est avant tout un carrefour, sur le plan tectonique autant que pour les voies maritimes et le système éolien. Le carrefour devient stratégique dans les grands détroits que sont Malacca et Makassar - ce dernier étant appelé à prendre encore de l'importance, grâce à sa profondeur. L'ensemble géopolitique peut se départager entre sa partie occidentale, développée et sa partie orientale, qui représente encore un front pionnier. Il faut prendre en compte, également, l'ancienneté des échanges au sein de l'ensemble austronésien : des marchands sont allés de l'actuelle Indonésie jusqu'à Madagascar dans notre Antiquité, « l'indianisation » s'est déroulée à partir Ier siècle jusqu'au XIIIème siècle - d'où l'importance de la Look East Policy dans l'Inde actuelle... -, puis il y a eu les Chinois, puis les Musulmans - une islamisation via les marchands et non le Jihad, ce qui fait une différence majeure avec d'autres pays musulmans -, puis, à partir du XVIème mais surtout du XIXème siècle, les Occidentaux.
L'Asie du Sud-Est est-elle toujours un carrefour ? Certainement, à voir les grandes puissances qui se bousculent dans ce sas maritime, en particulier les Américains et les Chinois. Un nouveau « Grand Jeu » semble y avoir même remplacé la Guerre Froide. Dans ce contexte, le défi pour les Etats de la région est d'entretenir des relations harmonieuses entre eux et avec les grandes puissances : l'harmonie - plus que le simple équilibre des forces -, voilà un maître mot dans la région.
Comment les puissances extérieures se présentent-elles dans ce carrefour, quelles sont leurs perspectives ?
Pour les Etats-Unis, l'Asie du Sud-Est est une zone de la politique du pivot, du « rebalancing policy » et de la « defence diplomacy »; cependant, le pivot n'est peut-être pas aussi clair qu'on le dit parfois : ainsi, le président Obama n'a-t-il pas cité une seule fois l'Asie du Sud-Est dans son dernier discours sur l'état de l'Union, c'est un signe à prendre en compte.
Côté chinois, si des incidents se multiplient à propos de territoires encore disputés en mer de Chine, la Chine signe de plus en plus d'accords commerciaux avec les pays de l'ASEAN, tout en menant une defence diplomacy très active, qui passe par des formations conjointes avec d'autres armées, ou encore des coopérations inattendues, par exemple celle (timide) avec les Philippines après le typhon Haiyan ; à signaler aussi que la Chine prépare des voies d'accès en amont du détroit de Malacca, via la Birmanie et une voie ferrée, qui contredit le mythe du « collier de perles », cet ensemble de bases maritimes que la Chine mettrait en place pour assurer la continuité de ses échanges.
Le Japon, lui, revient en force depuis l'élection de Shinzo Abe, l'archipel renforce sa coopération avec les Philippines, le Cambodge, la Birmanie - n'oublions pas que son budget de la défense atteint 50 milliards de dollars.
La Corée du Sud est elle aussi très active en matière de défense, pour la vente d'armements et elle utilise les bourses universitaires pour attirer des élites de la région, en particulier d'Indonésie.
La Russie continue à se ménager des accès à la mer, d'où les liens renforcés avec le Vietnam, les exercices navals avec la Chine et les diverses initiatives prises par Moscou pendant sa présidence de l'APEC en 2012.
Et la France, dans tout cela ? Je dirais que nous sommes très peu présents... mais que cela ne nous empêche pas de commettre des erreurs ! Je pense en particulier à l'Indonésie : en 2011, l'archipel, membre du G20, a pris la présidence de l'ASEAN - mais c'est cette année-là, précisément, que notre ambassadeur a changé, ce qui ne va jamais sans problème de continuité ; le dernier voyage d'un président de la République française remonte à 1986, alors que l'Indonésie est le quatrième pays du monde par la population... Des correctifs sont intervenus récemment, mais nous avons pris de mauvaises habitudes.
Comment réagissent les pays d'Asie du Sud-Est face à un certain entrisme des grandes puissances ? Le maître-mot de leur attitude, c'est le consensus, nous sommes dans une région du monde où le modèle à atteindre est celui de l'harmonie, ce qui se traduit par la recherche constante du consensus - et d'un « équilibre dynamique » que résume cette autre formule de la diplomatie indonésienne : « nous avons des millions d'amis et pas d'ennemi ». C'est cet équilibre qui permet à un pays comme l'Indonésie d'acquérir à grand bruit pour 57 millions de dollars de radars aux Etats-Unis, puis d'y ajouter pour 158 millions de radars chinois... Singapour incarne ce modèle de la recherche du plus grand nombre d'amis : le régime mis en place dans les années 1960 par Lee Kwan Yew, le père fondateur de Singapour toujours en place, pourrait cependant avoir envoyé un message en autorisant des navires de combat américains à stationner dans son port.
Le Vietnam a accepté des patrouilles conjointes avec la Chine dans le golfe du Tonkin, des passerelles existent du fait de l'idéologie communiste, ce qui ne l'a pas empêché de recevoir le secrétaire à la défense américaine Leon Panetta, sur une ancienne base américaine puis soviétique du Vietnam, ni de s'équiper en sous-marins auprès de la Russie.
Quant à la Thaïlande, elle continue de suivre sa diplomatie de bambou, qui plie - dans toutes les directions - mais ne rompt pas, ce qui vaut aussi pour d'autres Etats de la région, par exemple Brunei.
Quelle institutionnalisation entre les Etats du Sud-Est asiatique ? A quelle porte devrions-nous frapper ? L'Asean compte 630 millions d'habitants, pour un PIB équivalent à environ 70% du PIB français. L'East Asian Summit est actif, avec entre autres les Etats-Unis, la Chine, la Russie, le Japon, mais le moins qu'on puisse dire, c'est que la France aura du mal à s'y faire accepter. Il existe encore des forums thématiques intéressants, comme le Regional Cooperation Agreement on Combating Piracy and Armed Robbery against Ships in Asia (ReCAAP), sur les questions de coopération policière contre la piraterie. Ces pays sont confrontés à des défis communs, comme les divers trafics (personnes, sable, animaux sauvages), le terrorisme et la piraterie, qui sont autant de portes d'entrée pour proposer notre coopération.