Intervention de Denis Robert

Commission d'enquête sur le rôle des banques et acteurs financiers dans l'évasion des ressources financières en ses conséquences fiscales et sur les équilibres économiques ainsi que sur l'efficacité du dispositif législatif, juridique et administratif destiné à la combattre — Réunion du 11 septembre 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Denis Robert essayiste

Denis Robert :

En préambule, je souhaitais vous livrer un témoignage personnel. Je viens de terminer un livre qui m'a obligé à passer beaucoup de temps dans les Archives du Sénat, ce grâce à Internet. Je me suis notamment plongé dans les rapports des commissions d'enquête. J'ai notamment retrouvé - et utilisé pour la rédaction d'un de mes chapitres - un rapport de 1981 dont le rapporteur était l'ancien Président du Sénat M. Christian Poncelet. Ce rapport, qui m'a passionné, était consacré à l'industrie du textile. S'il m'a passionné, c'est d'abord par le travail considérable qu'il a représenté et la qualité des personnes auditionnées en vue de sa rédaction, mais aussi la pertinence de ses conclusions. Si les élus avaient suivi les préconisations du rapport, je demeure persuadé que la crise industrielle, voire la guerre économique à laquelle nous avons assisté et continuons d'assister, n'auraient pas eu lieu de la même façon. Les rapports des commissions restent, pour la plupart, des travaux qui sont extrêmement documentés et très pertinents. Ils prennent bien trop vite la poussière.

Cela étant dit, je suis très fier et heureux de pouvoir témoigner et apporter ma modeste pierre à votre édifice. Je crois que la lutte contre le blanchiment est très importante. Mieux, une véritable réflexion sur le capitalisme financier doit être entreprise. Si je n'avais qu'un seul souhait, c'est que les travaux de votre commission d'enquête puissent déboucher sur des lois et puissent « changer le monde ». Les contacts que j'ai noués avec des hommes politiques ou des magistrats, voici plusieurs années, m'ont permis de constater qu'il existe un réel problème d'acculturation et de connaissance des circuits financiers, des méthodes y présidant et de leurs bénéficiaires. Un des intérêts de la crise que nous connaissons en ce moment est que les élus, qu'ils soient nationaux ou locaux, s'intéressent de plus en plus à ces questions, à l'image de nos concitoyens. C'est grâce à cet intérêt que le monde peut changer et pourra, je le souhaite ardemment, changer.

Ce préambule ayant été posé, abordons la question qui nous occupe cet après-midi. Je suis ici pour vous parler de Clearstream et du rôle absolument fondamental que jouent les chambres de compensation, notamment celle qui est située sur le territoire du Grand-Duché, dans les circuits de blanchiment. Il s'agit d'un point trop souvent méconnu, oublié, voire nié pour un certain nombre de raisons. Parmi ces raisons, retenons la puissance des deux chambres de compensation existant au monde. Je ne connais pas l'étendue de tous vos travaux. Toutefois, il me semble que, pour le moment, cet aspect-là n'a pas encore été abordé. Je souhaiterais donc l'évoquer avec vous. Comment moi-même m'y suis-je donc intéressé ? J'ai aujourd'hui 55 ans. J'ai suivi à l'origine une formation de psychosociologue et de psychologue. Je suis entré dans le journalisme comme on entre en religion car il n'y avait pas autre chose pour moi qui pouvait exister que les livres et que le journalisme. J'ai donc passé quatorze ans au sein de la rédaction du quotidien Libération, dont plus de dix ans comme journaliste d'investigation. J'ai d'ailleurs été un des premiers à m'intéresser de façon approfondie aux paradis fiscaux. Je m'y intéressé dès le début des années 90 , à tout ce qui pouvait en découler, notamment le financement des partis politiques. Je dois ici vous dire de la manière la plus simple et la plus catégorique, qu'à ma connaissance, tous les partis politiques disposaient de circuits de financement et de filiales dans les paradis fiscaux, le PS, le RPR, le CDS, le PR, etc. Le seul parti sur lequel je n'ai pas enquêté est le Parti communiste français. Je ne m'engagerai donc pas à son sujet. Si les démocraties ont lâché prise, c'est parce que tous les partis politiques étaient contaminés. C'est la thèse que je développe dans un de mes livres Pendant les affaires, les affaires continuent. J'ai, par la suite, été l'initiateur d'un mouvement, réunissant sept magistrats originaires de cinq Etats européens différents qui ont lancé l'« Appel de Genève ». Ce texte, signé précisément le 1er octobre 1996, avait fait considérablement de bruit à l'époque. J'ai récemment relu cette parution. Elle est demeurée d'une actualité absolument incroyable. Vous ne pouvez pas vous imaginer le nombre de colloques ou de sessions auxquels j'ai participés avec des élus ou des Ministres de la Justice. A chaque fois, je les sensibilisais à la question des paradis fiscaux et des circuits de financements. Tous m'encourageaient et me félicitaient, déplorant qu'il n'existe pas de justice européenne et s'engageant à entreprendre ce qui devait l'être. Dans les faits, il ne s'est strictement rien passé. Il a fallu attendre le premier semestre de 2013 et la fameuse affaire Cahuzac pour que les pouvoirs publics fassent progresser leur discours sur ce terrain-là. Cette évolution s'explique également par la très forte attente des citoyens.

Mon parcours m'a amené, à partir de l'Appel de Genève, à travailler sur ces questions. J'en suis ressorti un peu épuisé et souhaitant passer à un autre sujet, d'autant que, durant toutes ces années, mes recherches ont buté sur le problème des paradis fiscaux. Dès que je parlais à un magistrat, quelle que sa nationalité en Europe, de ces paradis fiscaux, je constatais bien vite qu'ils étaient des murs infranchissables empêchant toute enquête, que celle-ci fut judiciaire ou journalistique. Je n'avais, en fait, pas réfléchi suffisamment, en ma qualité de journaliste, sur la nature propre de l'argent et les mécanismes de sa circulation. J'ai fini par comprendre que les paradis fiscaux étaient des leurres. Le mot même n'a pas lieu d'être puisque nous savons que les territoires concernés sont d'abord des paradis judiciaires, puis des paradis bancaires, puis peut-être des paradis fiscaux. Le terme même dissimule la financiarisation du capitalisme qui, à l'origine, était essentiellement industriel. Cette mutation s'est opérée au moyen d'une révolution numérique qui a bouleversé tous les circuits de financement et la circulation de l'argent elle-même. Il m'a fallu rencontrer un certain nombre de personnes pour comprendre qu'il existait une traçabilité des échanges financiers. Ce n'est pas parce qu'un virement passe la frontière d'un paradis fiscal qu'il va disparaître, comme certains magistrats ou journalistes le pensaient, dans un « maelstrom » improbable. C'est donc dans le cadre de ces contacts que j'ai découvert l'existence de ces chambres de compensation internationales, sortes de gares de triage permettant de ficher et de centraliser les transactions financières réalisées de par le monde. Ces gares offrent la possibilité, à qui les investit, de retracer des itinéraires financiers. Mon travail va ainsi se focaliser sur l'une des deux gares existant au monde, Clearstream, l'autre étant Euroclear. J'y ai consacré deux années de ma vie et ai pu rencontrer des témoins de l'intérieur qui ont accepté de me parler. Cette enquête m'a permis de comprendre - dans un premier temps de façon intuitive - le fonctionnement de ces boîtes, fonctionnement qui est loin d'être très évident ! Ce n'est qu'ensuite, au regard de l'adversité et l'affrontement que j'ai eu à subir et des difficultés que j'ai rencontrées, que ma connaissance du système s'est affinée. J'ai, de la sorte, rédigé deux livres, le premier en 2001 et le deuxième en 2003. J'ai, aussi, réalisé deux documentaires. Ma connaissance est encore devenue meilleure quand j'ai découvert les méthodes utilisées pour me faire taire.

Je vous parle de manière très détendue et très libre sur le sujet car j'ai gagné tous mes procès. Je rappelle que j'ai dû répondre à une soixantaine de procédures intentées à mon endroit dans cinq pays différents. La Cour de cassation, dans un arrêt de février 2011 qui fait désormais jurisprudence, a considéré que mon enquête était « sérieuse, de bonne foi et servait l'intérêt général ». Cela signifie que le contenu de mes films et livres, longtemps interdit, est désormais accessible au grand public. Je considère que cet arrêt est une victoire. J'en tire de la fierté, mais aucune vanité. Nous sommes confrontés à un cruel et étrange paradoxe. Ce paradoxe est le suivant : je porte des accusations d'une très grande gravité à l'égard de cette multinationale, de ses hauts dirigeants et de ses actionnaires. Je considère que la fonction « essentielle » de Clearstream reste la dissimulation ainsi que l'aide au blanchiment et au noircissement. Je ne parle ici pas de sa fonction « officielle », mais de sa fonction « officieuse ». J'accuse cette entreprise d'effacer industriellement des traces de transactions. Son système informatique fait l'objet d'interventions humaines qui permettent de supprimer les circuits suspects. Je vais plus loin dans mes accusations qui figurent dans mes livres. J'affirme aussi que la Mafia, à partir des années 1980, a élaboré un dispositif de comptes non-publiés au sein de Clearstream, qui a permis de généraliser les évasions fiscales. Une des phrases-clés de mon travail est celle-ci : « Si Clearstream est la banque des banques, l'affaire Clearstream est l'affaire des affaires. ». Clearstream, en effet, est lié, de près ou de loin, à toutes les affaires qui ont défrayé la chronique depuis la fin des années 70, que ce soit le Banco Ambrosiano ou le règlement de la rançon versée à la République islamique d'Iran pour la libération des otages américains de l'ambassade de Téhéran, par exemple. Le paradoxe le plus cruel pour moi est que ces accusations très graves peuvent être étayées, en vue de l'arrêt de la Cour de cassation. En revanche, rien ne se passe. Clearstream continue d'agir en toute impunité.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion