Intervention de Joël Guerriau

Délégation sénatoriale à l'Outre-mer — Réunion du 8 avril 2014 : 1ère réunion
La zone économique exclusive des outre-mer : quels enjeux ? examen du rapport d'information

Photo de Joël GuerriauJoël Guerriau, co-rapporteur :

Au fur et à mesure que nous réalisions ce travail, j'ai pris la mesure des très grands enjeux pour la France liés aux sujets abordés avec le sentiment d'une multitude de nouvelles questions ouvrant chaque fois sur de nouvelles perspectives. Il en va plus globalement ainsi de la situation de notre pays dans ce nouveau cadre géostratégique caractérisé par « une maritimisation du monde », pour reprendre le titre du récent rapport de la commission des affaires étrangères et de la défense. Or, dans ce contexte, la situation de la France est aujourd'hui faite de paradoxes et de contradictions.

Le premier des paradoxes est que notre pays, doté de 11 millions de km² de ZEE enviés de tous, ne s'est visiblement pas préoccupé de marquer son territoire.

Les lignes de base côtières outre-mer sont loin d`être toutes délimitées ou notifiées au niveau international et elles ne sont donc pas opposables alors que cela dépend de la seule bonne volonté de l'administration française.

La situation est évidement encore plus compliquée s'agissant des délimitations des ZEE nécessitant des accords avec les pays voisins. Hormis le cas de Saint-Pierre-et-Miquelon et de la Polynésie, aucun territoire ultramarin ne dispose aujourd'hui de frontières maritimes officiellement opposables ! Quant aux demandes d'extension du plateau continental, qui permet l'exploitation des ressources du sous-sol, éventuellement jusqu'à 350 milles, la France a pris un tel retard que les derniers dossiers déposés - ceux de Wallis-et-Futuna et de Saint-Pierre-et-Miquelon - ne seront examinés par la commission des limites du plateau continental (CLPC), dépendant de l'ONU, que d'ici... 25 à 30 ans !

La responsabilité de ce calendrier incombe à la CLPC mais aussi à l'État français qui, par manque de moyens et de volonté politique, a laissé passer la date limite du 13 mai 2009 qui permettait de voir ses demandes traitées dans des délais plus raisonnables.

Autre contradiction, celle qui consiste à prétendre exploiter des ressources sans les protéger, à vouloir valoriser les fruits de son domaine sans en assumer les responsabilités.

Hormis en Guyane, les forces militaires outre-mer, dites « de souveraineté », sont partout en repli. S'agissant des moyens maritimes de patrouille et de surveillance, des ruptures capacitaires sont même attendues, en particulier entre 2016 et 2018, du fait du retrait des P400. Et lorsque le Premier ministre indique la livraison de trois bâtiments multi-missions (B2M) - un pour les Antilles, un pour la Polynésie et un pour la Nouvelle-Calédonie - il convient de rappeler que ces équipements ne marquent pas un progrès par rapport aux Batral qu'ils remplacent car ils ne disposent pas de capacités de débarquement amphibie pourtant bien utiles dans les missions logistiques et d'aide aux populations. Bien que ces B2M doivent en principe être financés par plusieurs ministères, au nom de la mutualisation, notre rapport s'intéresse essentiellement aux moyens militaires dans la mesure où ils sont, de fait, les seuls à pouvoir intervenir en haute mer, a fortiori face à des pirates, des trafiquants en tous genre ou des pilleurs de ressources halieutiques disposant d'équipements des plus sophistiqués.

Je précise que la situation n'est guère meilleure s'agissant des moyens aériens et qu'aux insuffisances d'hommes et d'équipement s'ajoutent des difficultés d'organisation. Contrairement aux États-Unis, la France ne dispose pas d'un service de garde-côtes ; cette mission est répartie entre plusieurs administrations : la Marine nationale et les autres forces de souveraineté, les directions des affaires maritimes, la gendarmerie maritime et les douanes. Le Secrétariat général de la Mer, chargé de coordonner ce que l'on appelle la « fonction garde-côtes », ne dispose d'aucun pouvoir en matière d'affectation ou d'utilisation optimale des moyens ! Certes, comme le rappelait le chef d'état-major de la marine, l'ensemble des moyens militaires français ne suffirait pas à la surveillance de la zone. Il n'empêche que notre pays n'envoie pas les bons signaux quant à sa détermination à faire respecter sa présence et ses droits sur son territoire marin.

Dans ce contexte, rien d'étonnant que la souveraineté française soit défiée et même contestée. Les pillages de ressources halieutiques, hélas devenus traditionnels au large de la Guyane ou de Clipperton, se doublent en effet de remises en cause du rattachement à la France de certains îlots et surtout des ZEE qui leurs sont associées. Ainsi en est-il de Clipperton avec le Mexique, même si un accord a été signé en 2011, des Îles Éparses avec Madagascar, de Tromelin dont la souveraineté française est contestée par l'île Maurice ou encore des îles Matthew et Hunter disputées par le Vanuatu.

Pour ce qui est des territoires véritablement habités, je ne rappellerai évidemment pas la contestation des Comores à propos de Mayotte mais le lancement, en cours, des opérations d'extraction de pétrole dans la ZEE comorienne risque fort de raviver les tensions avec ce pays. D'ailleurs, les trois premiers lots de prospection accordés par la République des Comores fin mars empiètent sur des eaux qui devraient en principe être incluses dans la ZEE de Mayotte !

Autre paradoxe, la façon dont la France se comporte dans les instances mises en place par la convention de Montego Bay qui assure la « gouvernance internationale des océans ».

La France a, sur le papier, tous les atouts pour faire figure de référence en la matière. Par l'importance de sa ZEE, la première parmi les pays membres de ces instances, par la répartition de cette zone sur tous les océans et dans les deux hémisphères ainsi que par son rôle traditionnel au sein des instances onusiennes, notre pays a tout d'un leader naturel. Pourtant, dix ans après la mise en place du nouveau cadre international, elle fait déjà figure de mauvais élève ! Il y a nos retards devant la commission des limites du plateau continental alors que nous aurions dû plutôt user de notre influence pour faire fonctionner cette instance dans de bonnes conditions, mais il y a plus grave, c'est la façon dont la France participe aux travaux de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM).

Cette institution installée à Kingston en Jamaïque est chargée « pour le compte de l'humanité toute entière » d'assurer la gestion des eaux situées au-delà des ZEE nationales et des fonds marins ne relevant pas d'un plateau continental national. Dans ces eaux internationales communément appelées « la Zone », l'AIFM a pour mission de fixer les règles de protection des milieux et notamment les règles d'exploration et d'exploitation des ressources. Mise en place effectivement il y a moins de dix ans, l'AIFM a, en principe, vocation à élaborer le cadre d'une gouvernance mondiale des océans aujourd'hui balbutiante. Elle a commencé à élaborer des « codes miniers » relatifs aux ressources minérales sous-marines et à délivrer des permis d'exploration de ces matières nouvelles au sein de la Zone. L'AIFM étant dépourvue de moyens et de capacité d'expertise propre, ses travaux s'appuient sur les États membres. Ceci donne de facto un levier d'influence aux pays capables de constituer des références pour l'édiction des normes juridiques, environnementales ou techniques, avec - à la clé - un enjeu de maîtrise de la définition des standards internationaux de gestion des ressources. En plus de ses atouts naturels, la France peut déjà s'appuyer sur l'expertise de ses industriels - au premier rang desquels Technip et DCNS - pour lesquels la définition de ces standards est un réel enjeu. Notre pays bénéficie aussi d'une très forte proximité géographique avec le secteur dans lequel l'AIFM a d'ores et déjà délivré douze permis d'exploration de nodules polymétalliques. Il s'agit de la Zone internationale de Clarion-Clipperton située entre la ZEE de l'îlot français et Hawaï. Non seulement la France n'a pas été en mesure d'apporter une expertise particulière sur les ressources de la région, faute d'avoir exploré sa propre ZEE, mais elle s'est vraiment comporté - j'y reviens - en mauvais élève dans la mise en oeuvre de ses permis internationaux. Pour le premier obtenu en 2001 et qui expire en 2016, l'Ifremer est très loin d'avoir rempli ses obligations. Il n'a travaillé que sur la compréhension des écosystèmes et non sur l'évaluation de la ressource, ce qui était pourtant le but principal du contrat. Pour le second permis concernant la recherche de sulfures polymétalliques dans la dorsale atlantique, seules deux campagnes en 15 ans seraient prévues lorsque les Russes et les Chinois en programment cinq par an ! Faute de moyens, la mission exploratoire effectuée début 2014 avant même la signature du contrat pourrait être considérée comme étant la première de ces trois campagnes françaises. Deux ans après l'obtention de l'accord par l'AIFM, la France n'a d'ailleurs toujours pas signé le contrat. Dans ces conditions, il est difficile de jouer un rôle de référent.

Même problème concernant le cadre réglementaire édicté par l'AIFM. Celui-ci est essentiellement élaboré à partir des législations des États membres. Or, le code minier de notre pays pourtant titulaire de la deuxième ZEE mondiale ne prévoit rien de particulier pour les activités offshore, et ne prend pas en compte les spécificités des ressources minérales sous-marines. Rien non plus sur la délicate question de l'encadrement des actions menées sur le plateau continental français en dessous des eaux internationales. Ce n'est pas ainsi que la France jouera pleinement son rôle dans la mise en place de la gouvernance mondiale des océans qui se dessine. Dans quelques années il sera sans doute trop tard, surtout si les États-Unis ratifient la convention ou si des pays comme la Chine, la Corée du Sud ou la Russie continuent de manifester leur volontarisme au sein de l'AIFM. C'est pour inverser cette tendance que nous demandons, par notre recommandation n° 10, qu'au niveau international, la France joue un rôle moteur dans la mise en place d'une gouvernance internationale encore balbutiante.

Puisque nous évoquions le code minier, force est de constater, à la suite de l'audition de M. Thierry Tuot, président du groupe de travail sur le nouveau code, en février dernier, que le projet oublie tout à la fois les spécificités du offshore, celles des ressources minérales sous-marines et, plus largement, les activités outre-mer ! Des incertitudes demeurent encore sur le calendrier et sur les modalités d'adoption du nouveau code mais, pour notre part, que ces trois lacunes soient comblées. Notre recommandation n° 8 préconise donc d'inscrire dans le futur code minier le cadre normatif nécessaire à la gestion durable et à la valorisation des ressources des ZEE.

Ces lacunes sont d'autant plus préoccupantes qu'elles empêchent, comme nous l'avons déjà évoqué, la France de jouer son rôle naturel de référent international sur ces sujets alors que les réglementations se mettent en place. Outre l'AIFM, compétente pour la Zone internationale, l'Union européenne elle-même est en train de préciser les règles d'étude d'impact applicables aux ZEE communautaires. Le 12 mars dernier, le Parlement européen a en effet adopté en première lecture une révision de la directive n° 2011/92 sur les études d'impact prévoyant deux modifications importantes : d'une part, elle étend aux activités « de recherche et de prospection » de minéraux marins les procédures jusque-là seulement applicables aux opérations d'extraction, d'autre part, parmi les critères pris en compte par les études d'impact, elle ajoute l'effet sur la biodiversité, sujet dont on sait qu'il est particulièrement sensible dans le milieu marin en général et dans les grands fonds en particulier. Je rappelle que la France est quasiment la seule concernée par ces réglementations dans la mesure où, par exemple, les gisements de terres rares du Groënland sont à terre. Pourtant les choses vont se décider au niveau européen, dans un texte très général portant sur un grand nombre d'activités, sans que la France ait pu l'inspirer ou l'éclairer par une législation nationale spécifique aux activités sous-marines et éprouvée.

À l'issue du comité interministériel de décembre dernier, le Premier ministre a annoncé le lancement du programme national de recherches sur l'accès aux ressources marines et l'acquisition des B2M déjà évoqués, ainsi qu'une mise en ordre de notre droit s'agissant de la délimitation des espaces maritimes. Faut-il en déduire que, face à une accumulation de paradoxes, de rendez-vous manqués et de contradictions la chance que représentent les ZEE a enfin été comprise ? Peut-être que la succession des rapports a fini par porter ses fruits, les derniers en date étant celui du Conseil économique, social et environnemental, celui de la commission Innovation 2030 présidée par Anne Lauvergeon ou les études de la Commission européenne et du commissariat à la prospective sur les métaux stratégiques ?

Nous voulons le croire. Mais en préparant ce travail nous nous sommes livrés à un petit exercice : nous avons fait un tableau comparatif des conclusions des différents CIMER depuis 2003 que nous avons mis en annexe du rapport : nous y avons retrouvé les mêmes bonnes résolutions répétées à chaque fois, presque dans les mêmes termes !

Comme cela ressort je crois de nos trois interventions : pendant les dix dernières années, au cours desquelles la convention de Montego Bay s'est mise en place, le monde a changé et les ZEE ont quitté leur statut de projet d'avenir plus ou moins lointain pour devenir une réelle opportunité du présent. Les mesures annoncées doivent désormais être suivies d'effets. C'est la raison pour laquelle la recommandation n° 2 consiste en la création, auprès du ministre délégué à la mer, d'un comité national de suivi de la mise en oeuvre des mesures relatives aux ZEE annoncées par le Premier ministre le 3 décembre 2013, associant l'ensemble des partenaires concernés.

Mais un comité de plus ne changera rien s'il n'y a toujours personne pour piloter une stratégie nationale de valorisation des ZEE. En effet, aujourd'hui, les questions relatives aux ZEE sont, comme l'ensemble de la politique maritime, traitées de façon parcellaire et éclatée par les administrations de très nombreux ministères et divers organismes publics chargé de la recherche, de la protection de l'environnement ou du financement. Quant à la coordination interministérielle, elle repose sur le CIMER qui ne se réunit en moyenne que tous les 3 ou 4 ans et sur le secrétariat général de la mer (SGMer) placé auprès du Premier ministre chargé, pour l'essentiel, de la préparation du suivi des décisions du comité.

Faisant lui-même le constat de la faiblesse de cette organisation, le Gouvernement a annoncé le 3 décembre 2013 la création d'une délégation à la mer et au littoral au sein du ministère de l'écologie, du développement durable et de l'énergie (MEDDE) chargée de coordonner l'action des différentes entités du ministère dans le domaine maritime. Si cette création a le mérite de consacrer le rôle du ministère délégué chargé des transports et de la mer auquel elle sera rattachée, cette délégation interne au MEDDE ne répond en rien à la question de l'animation interministérielle. Il faut une instance disposant de la légitimité nécessaire pour engager une politique volontariste, entraîner les ministères et opérer des arbitrages. Une telle capacité d'impulsion et d'arbitrage interministériel relève d'une autorité politique, d'un ministre et non d'un haut fonctionnaire. Notre recommandation n° 1 est donc d'instituer auprès du Premier ministre un ministre délégué à la mer, proposition qui s'inscrit dans le cadre de mise en place d'une véritable politique maritime intégrée, déjà engagée au niveau européen.

Nous avons mûrement réfléchi cette proposition qui peut étonner au moment où certains s'interrogent sur le nombre de ministres. Mais cela nous paraît le seul moyen d'affirmer efficacement notre priorité à l'heure où la distribution des cartes s'accélère sur tous les océans et où la France doit se donner les moyens de faire la course en tête en valorisant ses atouts. Nos auditions n'ont cessé de confirmer qu'il s'agit d'un enjeu absolument essentiel pour le pays.

Comme l'indique le titre de notre rapport, c'est le moment de vérité. Dans cinq ou dix ans, il sera sans doute trop tard.

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