Intervention de Anne Émery-Dumas

Réunion du 6 mai 2014 à 14h30
Lutte contre le dumping social et la concurrence déloyale — Adoption en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Anne Émery-DumasAnne Émery-Dumas :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui a été adoptée le 25 février dernier par l’Assemblée nationale, après engagement de la procédure accélérée. Rebaptisée la semaine dernière en commission, elle vise désormais à lutter contre les fraudes et les abus constatés lors des détachements de travailleurs et la concurrence déloyale.

Ce sujet n’est pas inconnu de notre assemblée puisque, le 16 octobre dernier, celle-ci a adopté en séance publique – et à l’unanimité des présents – à l’issue d’un débat de qualité, une résolution sur les normes européennes en matière de détachement des travailleurs.

Cette résolution apportait le soutien du Sénat au gouvernement français, engagé alors dans une négociation difficile avec nos partenaires européens au sujet de la directive d’exécution de la directive 96/71 concernant le détachement de travailleurs dans le cadre d’une prestation de services.

Je voudrais, à cette occasion, saluer le travail remarquable de la commission des affaires européennes du Sénat, et plus particulièrement de son rapporteur Éric Bocquet, dont le rapport d’information du 18 avril 2013 a permis de poser les jalons de la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui.

Ce travail précurseur a ensuite été repris et approfondi par nos collègues députés, à travers le rapport d’information du 29 mai 2013 de Gilles Savary, Chantal Guittet et Michel Piron, également assorti d’une proposition de résolution européenne, qui a été adoptée définitivement le 11 juillet dernier.

Compte tenu de l’ampleur du travail parlementaire sur cette question et des rappels auxquels vient de se livrer M. le ministre, je me contenterai, mes chers collègues, d’évoquer rapidement les enjeux économiques, sociaux et humains que représentent les abus et les fraudes au détachement.

Lié à la libre prestation de services, inscrite au cœur de la construction européenne, le détachement de travailleurs connaît une progression exponentielle. Selon la direction générale du travail –DGT –, 210 000 salariés ont été détachés en 2013 en France, ce qui représente, compte tenu d’une durée moyenne de prestation de 44 jours, 33 000 équivalents temps plein sur l’année. Le nombre de salariés détachés a ainsi été multiplié par 28 en treize ans.

En plus de ces travailleurs déclarés auprès de l’inspection du travail, il faut compter tous ceux qui ne le sont pas. Même si la DGT a, depuis, abandonné son estimation, elle a considéré en 2009 et en 2010 qu’un salarié détaché sur deux à un salarié sur trois n’était pas déclaré.

On distingue schématiquement deux catégories de fraudes et d’abus.

La première catégorie regroupe les fraudes et abus spécifiques à la réglementation du détachement. Comme vous le savez, les règles du détachement s’appliquent aux personnes qui exécutent leur travail, pendant une période limitée, sur le territoire d’un État membre autre que l’État sur le territoire duquel elles travaillent habituellement. Or le prestataire étranger n’est parfois qu’une coquille vide, sans activité stable, continue et permanente dans l’État d’origine, ce qui constitue un contournement du détachement. Par ailleurs, les salariés sont parfois recrutés exclusivement pour la durée du détachement. Surtout, les droits garantis par ce qu’on appelle le « noyau dur » ne sont pas toujours respectés, par exemple en matière de paiement du salaire minimum en vigueur dans le pays d’accueil, de conditions d’hygiène et de sécurité, de repos et de congés.

Même s’il faut éviter tout amalgame entre détachement de travailleurs et travail illégal, force est de constater que l’absence de déclaration préalable de détachement auprès de l’inspection du travail s’accompagne souvent d’un délit de travail dissimulé.

Les délits de marchandage et de prêt de main-d’œuvre illicites sont, quant à eux, moins fréquents, mais non moins graves. Cette seconde catégorie de fraudes est difficile à déceler, car les montages juridiques sont souvent complexes et concernent plusieurs pays, dont parfois des pays tiers.

Il y a donc urgence à agir, monsieur le ministre, mes chers collègues, pour protéger les droits des travailleurs détachés tout d’abord, qui sont souvent démunis, en position de faiblesse et, disons le mot, « exploités », mais aussi pour mettre fin au développement d’une concurrence déloyale à l’égard des entreprises françaises qui respectent la loi. Il s’agit aussi, plus globalement, de préserver notre modèle social, mis à mal par les entreprises qui ne paient pas leurs cotisations.

Tel est le sens de cette proposition de loi, qui a été considérablement enrichie lors de son examen en commission et en séance à l’Assemblée nationale, le plus souvent à l’instigation de son rapporteur, Gilles Savary, dont la compétence, l’engagement et le sens de l’écoute ne sont plus à démontrer.

Le texte ne se limite pas à transposer les articles 9 et 12 de la directive d’exécution adoptée le 16 avril dernier par le Parlement européen, qui portent respectivement sur les mesures de contrôle du détachement que peut instituer un État membre et sur la solidarité financière du donneur d’ordre à l’égard du salaire minimum des salariés détachés d’un sous-traitant. Il met également en œuvre certaines préconisations de la résolution européenne de l’Assemblée nationale du 11 juillet dernier, comme la création d’une liste noire d’entreprises et de prestataires de services indélicats, ou la possibilité pour les syndicats d’ester en justice pour défendre les droits d’un salarié détaché.

Par ailleurs, le texte renforce notre arsenal juridique de lutte contre le travail illégal, en conférant par exemple de nouvelles prérogatives aux agents de contrôle, aux juges et aux autorités administratives.

Enfin, il prévoit diverses mesures pour mieux encadrer le cabotage routier de marchandises.

J’en viens aux modifications apportées au texte par la commission des affaires sociales du Sénat.

Nous ne pouvons, bien entendu, que partager la philosophie des auteurs de la proposition de loi. Mais, à la lumière de la vingtaine d’auditions que j’ai effectuées le mois dernier, j’ai acquis la conviction qu’il fallait simplifier les règles si l’on voulait atteindre l’objectif de réduire les fraudes et les abus, éviter les stratégies de contournement de la part des entreprises et faciliter le travail des agents de contrôle. Je me félicite de constater que la commission a bien voulu adopter les amendements que je lui ai proposés en ce sens.

En premier lieu, la commission a souhaité traiter à part entière la question de la déclaration préalable de détachement, qui est au cœur du débat, sans la lier à celle de la solidarité financière en cas de non-paiement des salariés détachés, comme le prévoyait l’article 1er de la proposition de loi tel qu’il résultait des travaux de l’Assemblée nationale.

Nous avons tout d’abord élevé au niveau législatif l’obligation pour le prestataire étranger d’effectuer une déclaration préalable de détachement auprès de l’inspection du travail.

En plus de cette déclaration, l’employeur devra indiquer les coordonnées de son représentant en France, conformément à l’article 9 de la directive d’exécution, qui autorise un État membre à imposer la désignation d’une personne « chargée d’assurer la liaison avec les autorités compétentes dans l’État membre d’accueil dans lequel les services sont fournis ».

Nous avons ensuite fait obligation au donneur d’ordre ou au maître d’ouvrage qui recourt à un prestataire étranger de vérifier que celui-ci s’est bien acquitté de son obligation de déclaration, quel que soit le montant de la prestation. Les particuliers sont toutefois dispensés de cette obligation de vigilance, à l’instar de ce qui était prévu dans la proposition de loi initiale.

Surtout, la commission a franchi un pas décisif en prévoyant que tout manquement à ces règles, de la part du prestataire étranger, mais aussi du donneur d’ordre ou du maître d’ouvrage français dans sa relation avec un cocontractant étranger, sera passible d’une sanction administrative.

La situation actuelle n’est pas satisfaisante, chacun en conviendra : l’amende contraventionnelle de quatrième classe, d’un montant de 750 euros, est peu dissuasive. En outre, elle est rarement appliquée. C’est pourquoi nous proposons de créer une sanction administrative, prononcée par le directeur de la DIRECCTE, la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi, en nous inspirant largement de celle qui est prévue à l’article 1er de la proposition de loi tendant au développement, à l’encadrement des stages et à l’amélioration du statut des stagiaires, dont le Sénat poursuivra tout à l’heure l’examen.

Le montant de l’amende sera au plus de 2 000 euros par salarié détaché et au plus de 4 000 euros en cas de réitération dans un délai d’un an à compter du jour de la notification de la première amende, le tout étant plafonné à 10 000 euros. Pour fixer son montant, l’autorité administrative devra prendre en compte les circonstances et la gravité du manquement, le comportement de son auteur, ainsi que ses ressources et ses charges, ce qui autorisera une certaine souplesse.

En outre, la commission a supprimé la création d’une déclaration spécifique en cas de sous-traitance imposée aux maîtres d’ouvrage ou donneur d’ordre, car celle-ci devenait superfétatoire du fait de l’obligation générale de vérification imposée au donneur d’ordre ou au maître d’ouvrage « dès le premier euro ».

En deuxième lieu, la commission a retenu un dispositif unique de solidarité financière, applicable au donneur d’ordre et au maître d’ouvrage, en cas de non-paiement du salaire minimum à un salarié d’un sous-traitant, qu’il soit détaché ou non. Le dispositif prévu à l’article 1er, qui ne concernait que les salariés détachés, a donc été supprimé dans un souci de simplicité.

La commission a par ailleurs élargi le champ d’application de la solidarité financière prévue à l’article 2 : les personnes qui recourent aux services d’une entreprise de travail temporaire pourront désormais être mises à contribution, tandis que la protection de la solidarité financière s’étendra aussi aux salariés du cocontractant d’un sous-traitant.

En troisième lieu, la commission a procédé à divers aménagements pour renforcer la cohérence du texte.

Elle a tout d’abord sécurisé juridiquement les dispositions relatives à l’action en justice d’un syndicat pour défendre les droits d’un salarié détaché, sans mandat de sa part.

La commission a aligné les dispositions d’expression de l’opposition du salarié sur celles qui existent déjà dans le code du travail en matière notamment de marchandage, de discrimination ou de harcèlement.

Elle a ensuite prévu une amende de 3 750 euros et un emprisonnement de deux mois lorsqu’une personne qui a fait l’objet d’un procès-verbal pour travail illégal ne respecte pas une décision administrative de remboursement d’aide publique.

Enfin, la commission a étendu la possibilité donnée au juge de prononcer, à titre de peine complémentaire, lorsqu’une personne est condamnée pour travail illégal, l’interdiction de recevoir une aide publique aux aides financières versées par une personne privée chargée d’une mission de service public. Il s’agissait, pour la commission, d’un amendement de cohérence juridique.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, vous constaterez comme moi que la commission a amélioré le texte sur des points décisifs : ses propositions devraient recueillir une large approbation sur ces travées.

Au final, le texte nous semble être conforme aux dispositions de la directive d’exécution et aux principes constitutionnels, tout en apportant des réponses pratiques aux attentes des entreprises, des salariés et des agents de contrôle.

Avant de conclure, je voudrais présenter les conditions nécessaires pour que les objectifs de cette proposition de loi puissent être atteints, tant à l’échelon européen qu’à l’échelon national.

Sur la scène européenne, notre pays doit tout d’abord œuvrer en faveur d’une harmonisation sociale par le haut. Le débat que nous avons eu la semaine dernière en commission en témoigne, la concurrence restera déloyale tant que les niveaux de cotisations sociales entre États membres resteront aussi hétérogènes. Compte tenu du différentiel de cotisations sociales et de l’obligation pour un salarié détaché pendant moins de deux ans de continuer de payer ses cotisations à la sécurité sociale de son pays d’origine, le coût horaire net d’un ouvrier polonais, par exemple, est de 20 % à 30 % plus bas que celui de son homologue français.

La convergence économique entre États membres et entre régimes de sécurité sociale est inéluctable, nous disent les plus optimistes. Certes, mais à quelle échéance ? Il n’empêche que notre gouvernement doit être une force motrice en Europe pour faire bouger les lignes.

En attendant, et dans le respect de la réglementation européenne qui s’impose à nous, il nous faut renchérir le coût des détachements, car ce différentiel de 20 % à 30 % sera sensiblement amoindri si le prestataire étranger doit supporter l’intégralité des frais de transport et d’hébergement de ses salariés détachés.

Il faudra également aller vers une carte d’affiliation à la sécurité sociale au niveau européen, ainsi que vers une déclaration européenne de détachement, afin de faciliter les contrôles et de lutter contre les fraudes transnationales.

Par ailleurs, la commission des affaires européennes du Sénat et son rapporteur, Éric Bocquet, ont rendu le 10 avril dernier un rapport d’information très complet et documenté sur les conditions de travail dans les transports européens, assorti d’une proposition de résolution contenant des pistes de réflexion qui méritent d’être approfondies.

Ainsi, dans le transport routier de marchandises, la commission préconise la mise en place rapide du chronotachygraphe intelligent dès 2018 dans tous les véhicules de transport par route et sa diffusion rapide dans les corps de contrôle, ainsi que l’introduction d’un carnet européen de cabotage pour chaque véhicule de transport.

À l’échelon français, la coopération entre les différents agents de contrôle doit être renforcée et facilitée. À défaut, les dispositions de la loi resteront lettre morte. Il ne s’agit pas de se donner bonne conscience en instaurant des normes ambitieuses que, dans la réalité, nous ne pourrons mettre en œuvre sur le terrain et qui, en fin de compte, susciteraient la frustration et la déception. De ce point de vue, le travail des corps de contrôle sera grandement facilité par la mise en œuvre de l’application SIPSI – système d’information-prestations de services internationales –, qui centralisera toutes les déclarations de détachement et pourra être consultée, notamment par les contrôleurs de l’URSSAF.

Le Gouvernement doit également poursuivre la réforme en cours de l’inspection du travail, qui est en première ligne pour détecter les abus et les fraudes au détachement et lutter contre le travail illégal. Les inspecteurs et les contrôleurs du travail ne peuvent pas se désintéresser de cette lutte, car les délits du droit du travail sapent les fondements mêmes du droit du travail. Qui peut accepter sur le territoire de la République des conditions de travail et d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine ? Encore faut-il que leurs effectifs, leurs missions et leurs formations soient à la hauteur de nos ambitions. C’est pourquoi j’apporte tout mon soutien au plan national de lutte contre le travail illégal, ainsi qu’à la réforme qui vise à faire du ministère du travail un « ministère fort », réforme que votre prédécesseur, monsieur le ministre, a engagée dès son arrivée aux responsabilités et que vous allez, je n’en doute pas, poursuivre.

En aval des contrôles, la réponse pénale doit être améliorée et complétée par le développement des sanctions administratives que j’appelle de mes vœux. Il faut en effet sanctionner rapidement les infractions non délictuelles et désengorger les tribunaux, tout en respectant le principe du contradictoire et les droits des employeurs. Telle est précisément le but de la sanction administrative que nous avons créée pour renforcer l’effectivité des déclarations préalables de détachement.

Enfin, les décisions administratives prises à l’encontre des personnes verbalisées pour travail illégal doivent être encouragées, car elles constituent un instrument riche de promesses au sein de notre arsenal juridique. Malheureusement, selon les indications provisoires fournies par la Délégation nationale à la lutte contre la fraude, seules trois décisions de refus d’aides publiques et une décision d’exclusion temporaire des marchés publics ont été formulées l’an dernier. Il convient par conséquent d’identifier rapidement les obstacles qui freinent le développement de ces décisions et de les lever.

En conclusion, mes chers collègues, je ne peux que vous inviter à adopter cette proposition de loi, fruit d’un travail approfondi du Parlement. Je souhaite qu’elle recueille l’assentiment le plus large possible sur nos travées. §

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