Intervention de Yves Charpenel

Commission spéciale sur la lutte contre le système prostitutionnel — Réunion du 30 avril 2014 : 1ère réunion
Audition de Mme Hélène de Rugy déléguée générale de l'amicale du nid de Mm. Yves Charpenel président de la fondation scelles grégoire théry secrétaire général du mouvement du nid et philippe moricet président de l'association altaïr

Yves Charpenel, président de la Fondation Scelles :

Je représente ici la Fondation Scelles, centre de ressources et de recherches sur l'exploitation sexuelle, mais il me sera difficile de ne pas évoquer mes activités en tant que procureur, expert et formateur à l'École nationale de la magistrature (ENM) en matière de traite des êtres humains et de cybercriminalité. Première observation : la nécessité impérieuse de moderniser le dispositif légal, riche mais mal adapté aux évolutions actuelles : celle de la mondialisation d'abord, la prostitution étant devenue un phénomène transnational ; une criminalisation croissante aussi, l'essentiel de la prostitution étant sous la contrainte directe ou indirecte de réseaux criminels, pas forcément spécialisés ; enfin l'aggravation de la victimisation des personnes, pour lesquelles un mécanisme légal d'aide à la sortie de la prostitution doit être prévu. Sans ces adaptations, la situation continuera à se dégrader. Si notre rapport annuel s'intitule Une menace qui grandit, c'est non seulement que les chiffres augmentent - même s'ils sont difficiles à établir - mais aussi à cause de l'industrialisation des modes de prostitution, du rajeunissement des personnes prostituées et de l'utilisation quasi-systématique des moyens numériques.

Nous constatons également un écart préoccupant entre la législation française et les normes européennes. Mes échanges avec mes homologues de pays étrangers - Roumanie, Allemagne, Italie ou même Albanie - me font du reste voir des systèmes globaux dont nous avons beaucoup à apprendre. À la Cour de cassation, je constate bien les risques encourus par la France d'être condamnée lorsque nous appliquons des lois qui ne sont plus en accord avec les principes généraux du droit européen.

La Fondation Scelles est très favorable à l'économie globale de la proposition de loi, qui assure enfin une cohérence entre les quatre piliers de la lutte contre la prostitution - avec des mesures concernant les victimes, les trafiquants, les clients et l'opinion publique - tous indispensables, comme les quatre pieds d'une table : si vous en coupez un, elle tombe. Actuellement, nous condamnons toujours plus de personnes, ce qui montre que nous ne maîtrisons pas le phénomène, mais nous ne connaissons toujours pas le nombre de victimes à traiter et nous ne savons pas coopérer. Quatre points de la proposition de loi mériteraient donc d'être approfondis pour plus de cohérence et plus d'efficacité.

La pénalisation du client a beaucoup fait parler d'elle, parce qu'elle semble être une nouveauté alors qu'elle n'en est pas une. Celle des clients de personnes mineures ou particulièrement vulnérables n'a été que peu utilisée jusqu'à présent, non parce que difficile à mettre en oeuvre, mais faute d'une politique pénale affirmée : il manquait une volonté de prendre le problème à bras le corps. Il y a des mineurs ou des personnes vulnérables prostituées. Le dispositif a été validé par le Conseil constitutionnel et par la Cour de justice européenne. Il n'y a aucun problème d'architecture pénale, seulement de communication auprès des magistrats. Ce n'est pas une révolution dans le droit pénal.

Il manque un dispositif numérique dans la proposition de loi. Travaillant régulièrement avec les fournisseurs d'accès, je peux vous dire que les dispositifs légaux de lutte contre le terrorisme et la pédopornographie sont efficaces. La lutte contre une exploitation qui passe aujourd'hui largement par Internet, que ce soit pour recruter des victimes, des clients ou pour blanchir l'argent, ne peut se dispenser d'utiliser les moyens - déjà inscrits dans le code de procédure pénale pour les domaines que j'ai mentionnés - de cyber-patrouillage et d'action sur les fournisseurs d'accès. Certes le cloud computing empêche la fermeture d'un site d'avoir un effet absolu, mais l'obligation faite aux fournisseurs d'accès de ne pas relayer des messages en rapport avec l'exploitation sexuelle devrait être utilisée contre la traite d'êtres humains, comme pour les autres formes inacceptables de criminalité.

Il faudra accompagner la loi d'une politique publique spécifique. Cela fait plus de dix ans que les procureurs n'ont pas reçu de circulaire d'ampleur sur la question. Sans une demande de traitement prioritaire, comment, alors qu'ils manquent de temps et de moyens, les services de police et les parquets se lanceraient-ils dans des enquêtes coûteuses et compliquées, qui durent en moyenne quatre ans ?

Enfin, le délit de racolage, contraire à la directive européenne interdisant la criminalisation des personnes prostituées, doit être abrogé, même si cela peut être un acte troublant pour les élus locaux que vous êtes, vis-à-vis de vos administrés. La solution peut être trouvée dans deux articles du code de procédure pénale, les 78-2 et 78-2-1, dont nous faisons un usage fréquent en matière de lutte contre la toxicomanie, qui autorisent les contrôles d'identité sur instruction écrite du procureur de la République dans des lieux et pour une période de temps déterminés, y compris dans des établissements - dans le cas d'espèce, des salons de massage ou des hôtels. Il faut le faire, d'autant que les trafiquants sont très réactifs, connaissant parfaitement notre législation et son application. La loi, dans toute sa majesté, doit fixer le curseur du comportement inacceptable et inciter le pouvoir exécutif à mener des politiques pluridisciplinaires. On connaît aussi les difficultés du suivi des personnes : nous attendons beaucoup du texte.

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