Nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui Mme Hélène de Rugy, déléguée générale de l'Amicale du Nid et MM. Yves Charpenel, président de la Fondation Scelles, Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du Nid et Philippe Moricet, président de l'association Altaïr. Notre commission spéciale conduit des auditions à un rythme soutenu depuis le 12 février et prévoit pour l'instant de les poursuivre jusqu'au 28 mai. Le Sénat s'était déjà penché sur cette question, avec la mission d'information de Mme Chantal Jouanno et moi-même sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées. Quelle est votre position, aux uns et aux autres, sur la proposition de loi ?
Je représente ici la Fondation Scelles, centre de ressources et de recherches sur l'exploitation sexuelle, mais il me sera difficile de ne pas évoquer mes activités en tant que procureur, expert et formateur à l'École nationale de la magistrature (ENM) en matière de traite des êtres humains et de cybercriminalité. Première observation : la nécessité impérieuse de moderniser le dispositif légal, riche mais mal adapté aux évolutions actuelles : celle de la mondialisation d'abord, la prostitution étant devenue un phénomène transnational ; une criminalisation croissante aussi, l'essentiel de la prostitution étant sous la contrainte directe ou indirecte de réseaux criminels, pas forcément spécialisés ; enfin l'aggravation de la victimisation des personnes, pour lesquelles un mécanisme légal d'aide à la sortie de la prostitution doit être prévu. Sans ces adaptations, la situation continuera à se dégrader. Si notre rapport annuel s'intitule Une menace qui grandit, c'est non seulement que les chiffres augmentent - même s'ils sont difficiles à établir - mais aussi à cause de l'industrialisation des modes de prostitution, du rajeunissement des personnes prostituées et de l'utilisation quasi-systématique des moyens numériques.
Nous constatons également un écart préoccupant entre la législation française et les normes européennes. Mes échanges avec mes homologues de pays étrangers - Roumanie, Allemagne, Italie ou même Albanie - me font du reste voir des systèmes globaux dont nous avons beaucoup à apprendre. À la Cour de cassation, je constate bien les risques encourus par la France d'être condamnée lorsque nous appliquons des lois qui ne sont plus en accord avec les principes généraux du droit européen.
La Fondation Scelles est très favorable à l'économie globale de la proposition de loi, qui assure enfin une cohérence entre les quatre piliers de la lutte contre la prostitution - avec des mesures concernant les victimes, les trafiquants, les clients et l'opinion publique - tous indispensables, comme les quatre pieds d'une table : si vous en coupez un, elle tombe. Actuellement, nous condamnons toujours plus de personnes, ce qui montre que nous ne maîtrisons pas le phénomène, mais nous ne connaissons toujours pas le nombre de victimes à traiter et nous ne savons pas coopérer. Quatre points de la proposition de loi mériteraient donc d'être approfondis pour plus de cohérence et plus d'efficacité.
La pénalisation du client a beaucoup fait parler d'elle, parce qu'elle semble être une nouveauté alors qu'elle n'en est pas une. Celle des clients de personnes mineures ou particulièrement vulnérables n'a été que peu utilisée jusqu'à présent, non parce que difficile à mettre en oeuvre, mais faute d'une politique pénale affirmée : il manquait une volonté de prendre le problème à bras le corps. Il y a des mineurs ou des personnes vulnérables prostituées. Le dispositif a été validé par le Conseil constitutionnel et par la Cour de justice européenne. Il n'y a aucun problème d'architecture pénale, seulement de communication auprès des magistrats. Ce n'est pas une révolution dans le droit pénal.
Il manque un dispositif numérique dans la proposition de loi. Travaillant régulièrement avec les fournisseurs d'accès, je peux vous dire que les dispositifs légaux de lutte contre le terrorisme et la pédopornographie sont efficaces. La lutte contre une exploitation qui passe aujourd'hui largement par Internet, que ce soit pour recruter des victimes, des clients ou pour blanchir l'argent, ne peut se dispenser d'utiliser les moyens - déjà inscrits dans le code de procédure pénale pour les domaines que j'ai mentionnés - de cyber-patrouillage et d'action sur les fournisseurs d'accès. Certes le cloud computing empêche la fermeture d'un site d'avoir un effet absolu, mais l'obligation faite aux fournisseurs d'accès de ne pas relayer des messages en rapport avec l'exploitation sexuelle devrait être utilisée contre la traite d'êtres humains, comme pour les autres formes inacceptables de criminalité.
Il faudra accompagner la loi d'une politique publique spécifique. Cela fait plus de dix ans que les procureurs n'ont pas reçu de circulaire d'ampleur sur la question. Sans une demande de traitement prioritaire, comment, alors qu'ils manquent de temps et de moyens, les services de police et les parquets se lanceraient-ils dans des enquêtes coûteuses et compliquées, qui durent en moyenne quatre ans ?
Enfin, le délit de racolage, contraire à la directive européenne interdisant la criminalisation des personnes prostituées, doit être abrogé, même si cela peut être un acte troublant pour les élus locaux que vous êtes, vis-à-vis de vos administrés. La solution peut être trouvée dans deux articles du code de procédure pénale, les 78-2 et 78-2-1, dont nous faisons un usage fréquent en matière de lutte contre la toxicomanie, qui autorisent les contrôles d'identité sur instruction écrite du procureur de la République dans des lieux et pour une période de temps déterminés, y compris dans des établissements - dans le cas d'espèce, des salons de massage ou des hôtels. Il faut le faire, d'autant que les trafiquants sont très réactifs, connaissant parfaitement notre législation et son application. La loi, dans toute sa majesté, doit fixer le curseur du comportement inacceptable et inciter le pouvoir exécutif à mener des politiques pluridisciplinaires. On connaît aussi les difficultés du suivi des personnes : nous attendons beaucoup du texte.
L'Amicale du Nid est une association laïque, professionnelle, regroupant 200 salariés dans huit établissements, dont sept sont des centres d'hébergement et de réinsertion sociale. Nous accompagnons les personnes en danger ou ayant connu la prostitution dans leur insertion socio-professionnelle. L'association mène aussi une action pour sensibiliser le public et former des professionnels. En 2013, nous avons rencontré sur les lieux de prostitution plus de 4 900 personnes et accompagné - ce ne sont pas forcément les mêmes - 4 092 adultes, et plus de 1 000 enfants, qu'on oublie trop souvent. La prévention a touché 1 200 jeunes et la formation 1 500 professionnels.
Voici nos constats : la prostitution est une violence dont nous voyons tous les jours les effets sur les victimes, que nous accompagnons à leur demande et sans conditions. L'impact concerne la santé globale et pas seulement des maladies sexuellement transmissibles. Les personnes que nous rencontrons dans les rues des villes ou sur les routes sont à 97 % étrangères. Nous lançons aussi actuellement des actions expérimentales pour prendre contact avec les personnes par Internet à partir d'un premier inventaire des sites de prostitution, parfois difficiles à identifier, et pour établir un premier lien par chat avec elles, comme en Suède.
L'accompagnement spécialisé est important. Les travailleurs sociaux interviennent avec les valeurs attachées à leur métier, mais aussi avec un suivi spécifique : il faut savoir parler de la prostitution, travailler sur ses représentations et ses conséquences, violences subies, dévalorisation de soi, isolement, perte de lien social, dégradation de la santé physique et psychique, rapport au corps, à la sexualité, au temps, à l'argent et à la parentalité. Il faut prendre en compte les nécessités de protection et de mise à l'abri, l'accès à la santé, à la régularisation administrative, à un revenu, à une formation, à un métier, à un logement. La proposition de loi est un pas en avant, ne serait-ce que parce que l'un des quatre piliers porte sur l'accompagnement et la protection des personnes.
La prévention est cruciale. Il faut d'abord intervenir le plus tôt possible auprès des mineurs prostitués pour éviter que la prostitution devienne une activité chronique : plus nous agissons vite et plus ils ont de chances de se reconstruire un avenir. Il faut aussi mener une politique de prévention générale auprès des collégiens et lycéens, pour affirmer des principes d'égalité entre les femmes et les hommes, incompréhensibles si l'utilisation du corps des femmes est possible et admise dans la prostitution. À cet égard, comment faire de la prévention si la société ne se prononce pas clairement sur l'achat d'actes sexuels ? Un jeune sur un site Internet de chat confiait qu'il ne se sentait pas très bien après être allé à La Jonquera... La première réponse qu'il a reçue a été : « C'est parce que tu as payé trop cher »... Quelle est cette société qui produit de telles réponses ? La proposition de loi est cohérente, il est indispensable d'énoncer que les personnes ne peuvent être réduites à l'état d'objet. L'adoption du texte par l'Assemblée nationale a suscité de grands espoirs chez les personnes prostituées, qui attendent les nouveaux droits qu'elle leur donnera : ne les décevez pas !
Pourriez-vous préciser la différence entre l'Amicale et le Mouvement du Nid ?
Le Nid est une association créée en 1946, séparée en 1971 entre l'Amicale, qui rassemble les professionnels du travail social et le Mouvement, formé de bénévoles.
Le Mouvement du Nid est une association présente dans trente départements, qui rencontre 5 000 personnes sur les lieux de prostitution et en accompagne 1 500 dans des permanences, dont 90 % sont des femmes et 10 % des hommes ou des trans. Ces personnes sont à 85 % étrangères, venant pour l'écrasante majorité d'un nombre limité de pays : Bulgarie, Roumanie, Nigéria, Cameroun et Chine. Un élément marquant est la grande vulnérabilité de ces personnes en très grande exclusion sociale, en désaffiliation, qui n'ont aucune idée des procédures les plus élémentaires d'accès aux droits. Les rencontres internationales nous montrent que c'est le cas partout : en Inde, les prostituées viennent des castes les plus basses ; au Canada, ce sont souvent des femmes autochtones, victimes dans leur enfance d'abus sexuels de masse lors des placements en foyers destinés à les « civiliser », en Europe, ce sont des migrantes de pays moins développés ; 85 % des prostituées bulgares en Europe de l'Ouest font partie de deux minorités ethniques, turcophone et rom.
L'article 1er ter de la proposition de loi renforce les droits des victimes dans la procédure pénale à travers des mesures concrètes que nous demandons depuis des années : possibilité de se domicilier chez son avocat ou dans un commissariat, de témoigner sans faire apparaître son identité, mesures de protection, droit d'utiliser une identité d'emprunt. Ce sont des changements concrets. Car aujourd'hui, ces personnes ne vont pas témoigner dans les procès, n'ont pas confiance dans les services de police. La possibilité pour les associations de se porter partie civile est aussi essentielle : il y a aujourd'hui de nombreuses condamnations pour proxénétisme, mais peu de victimes reconnues par le tribunal. Cela rend plus difficile la reconstruction pour des personnes qui ont le droit à la reconnaissance de leur statut de victime et à une réparation. L'article 1er ter envoie enfin un signal très fort aux policiers et aux avocats sur l'accompagnement particulier, indispensable, des personnes prostituées.
L'Assemblée nationale a substitué une obligation de signalement à l'obligation pour les fournisseurs d'accès de fermer les sites qui contreviennent à la législation française sur le proxénétisme et la traite des êtres humains. Il serait grave de ne pas se donner les moyens d'empêcher l'accès à des sites que tous connaissent comme criminels ! Les personnes pourraient certes contourner le blocage en s'équipant de VPN (réseaux privé virtuels) qui vont chercher les sites n'apparaissant plus par le biais de fournisseurs d'accès étrangers. Il faut sans doute un équilibre entre lutte contre le proxénétisme et libertés publiques, mais nous devrions trouver des solutions de proportionnalité ou de contrôle juridictionnel. La nécessité d'utiliser des VPN limiterait, au moins techniquement, le nombre de personnes pouvant accéder à ces sites et l'exposition générale, notamment des jeunes, à ceux-ci. Cela faciliterait aussi des enquêtes plus précises sur les utilisateurs.
Concernant les sites pédopornographiques, une législation identique pour tous les pays rendrait le blocage efficace, nous dit-on, ce qui ne serait pas le cas pour la prostitution. Est-ce vrai ?
À part la convention de Budapest, un peu vieillie, nous avons aussi une délibération du Parlement européen qui évoque cette question. Une législation différente selon les pays n'annule pas l'utilité du blocage : les fournisseurs d'accès ont une vision globale de la question et tiennent à leur image. Les Américains ne poursuivent pas Vivastreet, mais la coopération est possible avec les autorités américaines. L'idée est de rendre inhospitaliers les sites concernés, comme sur la contrefaçon. Les sites ne sont pas fermés, mais E-bay a par exemple mis en oeuvre un filtrage pour éviter qu'on puisse acheter en France des insignes nazis.
L'article 3 prévoit la création dans chaque département d'une commission, placée sous l'autorité du préfet et du procureur, chargée de coordonner l'action de protection et d'accompagnement à la sortie de la prostitution. Cela peut changer beaucoup de choses. Est-ce applicable ? Oui, du reste cela existe déjà dans plusieurs régions, comme en Alsace. L'article renforce et étend ces dispositifs. La direction générale de la cohésion sociale (DGCS) s'est déjà plainte à nous que le législateur était trop précis, l'obligeant à agir : eh bien tant mieux ! Dans la proposition de loi, il semblerait que les personnes prostituées entamant un parcours de sortie devront contractualiser avec ces commissions : ce n'est pas crédible. Il serait préférable que la contractualisation se fasse avec les associations, qui aujourd'hui déjà sont les médiateurs, et présentent les problèmes à résoudre : une personne dont la plainte n'a pas été enregistrée, une victime envoyée en centre de rétention pour défaut de titre de séjour, une personne qui s'en sort depuis deux ans mais ne trouve pas d'emploi... Voilà pourquoi ces commissions sont nécessaires ; rien de plus efficace que d'évoquer les besoins et les blocages quand siègent autour de la table des représentants de tous les services concernés. En revanche, comment une telle commission pourrait-elle vérifier que l'engagement de cesser la prostitution est tenu ? Les associations pourront se porter garantes sur deux points essentiels : que la personne a rompu avec l'auteur du crime - nous sommes parfois instrumentalisés par des réseaux qui télécommandent des demandes de papiers pour mieux exploiter les personnes ; et qu'elle est inscrite dans une démarche sérieuse, qu'elle suit un cours de français et se rend à des formations professionnelles... Mais ne nous leurrons pas, il y aura des allers et retours, il pourra subsister des activités de prostitution résiduelle, surtout s'il n'y a pas d'attribution automatique de l'allocation temporaire d'attente (ATA) et du revenu de solidarité active (RSA).
L'article 4 prévoit un budget spécifique, le fonds pour la prévention de la prostitution et l'accompagnement des personnes prostituées, ce que nous demandons depuis des années. Mais quels seront les arbitrages dans la loi de finances ? La ministre des droits des femmes a parlé de 20 millions d'euros par an : s'agit-il de nouveaux budgets ou de réallocations ? Il est cohérent également que ce fonds soit abondé non seulement par des crédits de l'État, mais aussi par les confiscations des biens des proxénètes et les amendes des clients. La confiscation est possible aujourd'hui, mais pas assez appliquée : pour un proxénète bulgare, être condamné à quatre ans de prison dont il n'exécutera que deux peut faire partie d'un business plan ; se voir confisquer ses biens sera autrement mal vécu. Certes les proxénètes se rendent insolvables, envoient leurs gains dans des pays qui coopèrent mal, mais cela doit être une priorité dans toutes les procédures. Les proxénètes veulent surtout faire de l'argent. L'Organisation des Nations Unies le dit bien : la traite des êtres humains est trop rentable. Pour lutter contre elle, il faut faire en sorte qu'elle ne le soit plus.
L'article 6 prévoit l'attribution, comme nous le réclamons depuis quatre ans, d'un titre de séjour de six mois, même en l'absence de dénonciation. Des personnes sont menacées, ou ne sont pas prêtes psychologiquement, ou encore ont leurs enfants, otages au pays - les Bulgares et les Roumaines qui envoient 1 500 euros par mois prétendument pour l'éducation de leur enfant. Cet article constitue donc une petite révolution. Les victimes ont des droits de par leur statut de victime et non parce qu'elles coopèrent. La coopération est dans leur intérêt, puisque le procès leur apporte la reconnaissance de ce qu'elles ont subi et potentiellement une indemnisation. Mais la mesure est insuffisante : le pouvoir discrétionnaire du préfet demeure. L'article est pourtant précis : il faut des motifs raisonnables de croire qu'il s'agit d'une victime, qu'elle soit engagée dans un parcours de sortie vérifié en commission départementale, qu'elle ait cessé l'activité de prostitution... Tout cela est suffisant pour une attribution automatique. Sinon, l'impact sera limité et les associations devront encore négocier au cas par cas.
L'article 9 ajoute une circonstance aggravante pour le viol d'une personne prostituée, prenant le contre-pied de la pratique actuelle, qui considère souvent que c'est le métier d'une personne prostituée d'être pénétrée par des gens qu'elle ne désire pas. Cela évitera des affaires comme celle de policiers à Nîmes qui ont obtenu, comme ils disent, des « faveurs sexuelles », et qui n'ont pas été condamnés parce que l'absence de consentement était difficile à prouver.
L'article 10 amende l'article 706-3 du code de procédure pénale conformément à une demande ancienne, en incluant le proxénétisme dans la liste des crimes les plus graves ouvrant droit à une indemnisation même en cas d'insolvabilité de l'auteur, par des recours devant les commissions d'indemnisation des victimes d'infractions. Savez-vous qu'aujourd'hui le Fonds d'indemnisation des victimes d'infraction dépose des recours pour ne pas indemniser les victimes de proxénétisme et de traite d'êtres humains ? Comment accepter cela d'un organisme paraétatique ? On voit pourquoi cet article est important.
L'article 13, qui abroge le délit de racolage - qui existe depuis 1939 - est unanimement salué, et a déjà été adopté par le Sénat sous la forme d'une proposition de loi. L'article 15 insère dans le code de l'éducation la prévention de la marchandisation des corps et la sensibilisation à la prostitution. Comment ces mesures seront-elles mises en oeuvre ? Tout reste à faire. La prostitution des adolescentes et des adolescents est une réalité. Certains sont la proie de proxénètes à la sortie des Maisons d'enfants à caractère social (Mecs) : après une semaine d'absence pendant laquelle ils sont sexuellement exploités, tout ce qui leur est demandé à leur retour est de signer une déclaration de fugue !
L'article 16 interdit l'achat de services sexuels tarifés, qui devient une contravention de cinquième classe, passible d'une amende de 1 500 euros. Des stages de sensibilisation peuvent être organisés, et la récidive devient un délit. Le fait que la personne prostituée soit mineure ou vulnérable devient une circonstance aggravante. Mais le recours à la prostitution d'une personne mineure ou vulnérable est une infraction depuis 2003 : pourquoi y a-t-il eu si peu d'affaires jugées ? C'est qu'il faut, pour établir ces faits, que les acheteurs de sexe soient systématiquement interpelés. La généralisation de l'interdiction est le point d'entrée pour réprimer enfin ce délit.
Cet article 16 est justifié par au moins trois raisons. D'abord, c'est une question de principe. S'il est interdit d'imposer un acte sexuel sous la contrainte - sous peine d'être accusé de viol - ou en usant de l'autorité dont on dispose, pourquoi admettre qu'on puisse le faire contre de l'argent ? Il s'agit bien de l'exploitation d'une situation de domination économique pour obtenir ce que l'on n'aurait pas eu autrement. Ensuite, on ne peut plus dire, comme on le faisait à la fin des années quatre-vingt-dix en Allemagne ou aux Pays-Bas, qu'il faut séparer la traite, qui est mauvaise, du travail du sexe, qui serait légitime. Le Parlement européen a pris une résolution le 26 février dernier sur la prostitution, l'exploitation sexuelle et la traite des êtres humains. L'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a fait de même le 8 avril. Comment lutter contre la traite des êtres humains, qui est une violation des droits humains énumérés par la Charte européenne des droits fondamentaux, sans s'attaquer à la demande ? Europol a déclaré que la légalisation conduisait à un développement de la traite, car elle suscitait un appel d'air, comme l'a aussi montré une étude de la London School of Economics. Enfin, la force de cette proposition de loi est sa cohérence. La prostitution est avant tout une violence, contraire à l'égalité, exercée au détriment des plus vulnérables, qui justifie une prévention et nécessite que les victimes se voient offrir des alternatives et soient indemnisées. Si la prostitution n'est pas légalement réprimée, pourquoi faire de la prévention ? Comment lutter si l'on considère que les victimes n'en sont pas vraiment, qu'elles cherchent de l'argent facile ? Comment les indemniser mieux ?
Mon association est à contre-pied des dispositions en discussion. Certes, la violence existe dans la prostitution, mais dans la majorité des cas il n'y a pas de violence physique, ni de pression morale. Il est difficile de cerner ce qu'est le proxénétisme. Qu'est-ce qu'un proxénète ? Quelqu'un qui téléguide la prostituée, depuis un pays étranger ? En réalité, le proxénète peut être le conjoint, le concubin, l'ami, voire le ou la colocataire. Lorsqu'on demande aux prostituées si elles ont un proxénète, on tombe souvent dans des considérations floues. Doit-on considérer comme proxénète celui ou celle qui facilite la prestation fournie par la personne prostituée, comme le chauffeur de taxi ou l'hôtelier qui fournit une domiciliation ? En fait, la question est moins morale qu'économique. Il y a une économie de la prostitution.
Le rapport Scelles évalue entre 20 000 et 40 000 le nombre de personnes prostituées en France. Dans d'autres pays européens à la population comparable, le chiffre est dix fois plus important. Les associations ici présentes connaissent les personnes prostituées qui souhaitent sortir du système : ce ne sont pas forcément celles que nous rencontrons.
Altaïr existe depuis 1984 et a pour objectif d'offrir un parcours aux personnes prostituées, hommes et femmes. La majorité des personnes auxquelles nous avons affaire sont des hommes de naissance. La plupart des personnes sont étrangères. Nous avons un service d'écoute et d'accompagnement et des appartements de coordination thérapeutique. Notre centre d'hébergement et de réinsertion sociale ayant été externalisé, l'hébergement prend la forme de nuitées à l'extérieur.
En effet. Nous sommes aussi présents dans les Hauts-de-Seine.
À Nanterre, juste à côté de la préfecture. Les personnes auxquelles nous avons affaire ne subissent quasiment pas de violences et se disent rarement sous l'emprise d'un proxénète. La confiscation des biens du proxénète me semble illusoire : si l'argent n'arrive pas, il y aura rétorsion. J'ai rendu visite récemment aux personnes prostituées de la forêt de Saint-Germain, qui sont au nombre de 120 environ. Tout le monde sait qui elles sont, y compris les policiers ! Elles sont assez âgées - les personnes d'origine européenne ont entre 35 et 78 ans - et comprennent une trentaine d'hommes de naissance. Les personnes d'origine zaïroise sont plus jeunes, et probablement sous la coupe d'une mafia ; il est impossible de les approcher, en raison de leur méfiance et de la barrière de la langue. De plus, elles ne restent que quelques mois : cette rotation empêche tout travail social auprès d'elles.
La prostitution ne nous paraît donc pas majoritairement effectuée sous l'emprise de proxénètes. Il existe aussi des femmes qui se prostituent pour un meilleur niveau de vie : une secrétaire de direction, par exemple, peut ainsi améliorer son ordinaire. Toutes voient la prostitution comme un passage mais certaines y restent, prisonnières par exemple d'un endettement insurmontable. Sans porter de jugement moral, je constate que la prostitution peut être plus ou moins volontaire. C'est tout l'ordre économique qui est à reprendre : comment peut-on vivre à Paris avec 600 euros par mois ?
Toutes les personnes dans ce cas ne se livrent pas à la prostitution...
Certes, mais il y a des situations qui y incitent : si l'on est deux, que le mari ne travaille pas... Je ne suis pas favorable à la prostitution, je dis simplement que l'injonction est plus économique que physique et morale. La pénalisation du client ne sera pas bénéfique : elle rendra le contact avec les personnes prostituées beaucoup plus difficile. Comme cela avait été le cas pour le Sida, le travail social deviendra impossible.
J'ai des questions pour M. Charpenel : vous dites que nous avons déjà un arsenal pour lutter contre l'exploitation des personnes vulnérables et des mineurs. Pourquoi n'est-il pas mobilisé ? En Grande-Bretagne, le client est pénalisé s'il a recours à une personne agissant sous la contrainte, qu'il le sache ou non. Qu'en pensez-vous ? La suppression du délit de racolage fait débat. Les policiers et les magistrats affirment que cela les désarmerait. Pourrions-nous approfondir ce point ?
Les services judiciaires et la police ont des priorités, fixées par la politique publique en matière criminelle. L'office central parvient tout de même, avec des moyens limités, à démanteler chaque année une cinquantaine de réseaux internationaux. Les textes sur la traite des êtres humains sont peu utilisés car les procureurs en voient mal l'intérêt, préférant utiliser la qualification de proxénétisme aggravé. Or la notion de traite est compatible avec la jurisprudence européenne et ouvre davantage de droits aux victimes. Mais elle est peu utilisée : je ne vois qu'un dossier majeur, récemment, où l'on ait eu recours à cette notion, celui qui concernait la vente d'enfants très jeunes, de quatre à cinq ans. Dans l'affaire Ambiel, la Cour de cassation a estimé qu'il revenait au client inculpé de démontrer qu'il ignorait avoir affaire à une mineure. La jurisprudence est peu abondante, car les condamnés font peu appel, de peur d'être plus lourdement condamnés. Puis, le discours dominant a longtemps nié l'existence de la prostitution de mineurs en France, même s'il suffit d'aller près de la gare du Nord pour la constater, et même si les rapports de l'Organisation mondiale de la santé et l'Organisation des Nations Unies établissent à 13 ans l'âge moyen d'entrée dans la prostitution en France. L'appareil répressif n'a pas été mobilisé.
La vulnérabilité concerne notamment les personnes prostituées enceintes. Un enfant : c'est l'une des stratégies des trafiquants pour placer des femmes durablement sous leur dépendance, même s'ils perdent au début quelques mois d'exploitation. Aucune circulaire ministérielle ne réclame une mobilisation des moyens pour lutter contre ces procédés. Quant au recours à une infraction...
Quoique voisin de nos amis anglais, j'ai beaucoup de mal à obtenir d'eux des éléments d'information sur leur système judiciaire...
Hélas, c'est la même chose pour la coopération judiciaire : c'est le charme du cousinage, je suppose... Les Écossais ont une législation inspirée de ce qu'ont fait les Suédois. Les Anglais travaillent avec le prisme du crime organisé. Ils ont créé un délit de recours à la prostitution mais ont employé des méthodes sans doute inappropriées : le but n'est pas de remplir les prisons mais de décourager la demande. La publication sur Internet des plaques d'immatriculation des véhicules arrêtés devant les prostituées a choqué l'opinion. Cela n'a pas servi la cause de la lutte contre la prostitution...
La Garde des Sceaux envisage d'élaborer un rapport annuel au Parlement sur les conditions d'emploi de la politique pénale en France. Ce serait une avancée, qui nous permettrait en outre de répondre à vos questions ! La Roumanie est en train de pénaliser les clients, après avoir criminalisé le proxénétisme et mis en place une assistance aux victimes. L'agence roumaine chargée de la traite est en avance sur nos dispositifs, même si la proposition de loi devrait combler notre retard.
Les personnes prostituées sont peu visibles du grand public, elles travaillent dans l'ombre de l'Internet. Il faut faire comprendre leur sort. Les Anglais ont pêché dans la communication de leurs mesures plutôt que dans les procédures. Quant aux Suédois, leurs procureurs, qui n'étaient pas favorables à la pénalisation du client lors de son introduction il y a dix ans, s'en félicitent à présent. Il s'agit de décourager un marché criminel. C'est ainsi qu'il faut présenter cette mesure.
Aux États-Unis, où sont depuis longtemps pénalisés et la personne prostituée et le client, on n'a constaté aucun recul de la prostitution. Dans un des Etats les plus répressifs, le Wyoming, les propositions d'escort girls dans les journaux ou sur Internet sont innombrables...
J'ai assisté à l'anniversaire de la signature de la convention de l'ONU de 1949. Le représentant du gouvernement finlandais a expliqué que le fait que la loi en Finlande réprime l'achat de services sexuels auprès des victimes de traite et d'elles seules la rend inapplicable. Il s'est prononcé pour une pénalisation globale. Quant à l'impunité dont jouissent ceux qui ont recours à des prostituées mineures, elle résulte aussi du regard social : si l'on accepte l'achat de services sexuels à des personnes de dix-huit ans, pourquoi se formaliser si elles sont un peu plus jeunes ?
La rapporteure nationale sur la lutte contre les êtres humains en Finlande a bien expliqué pourquoi la limitation de l'interdiction à l'achat d'actes sexuels à des personnes contraintes ou vulnérables ne fonctionnait pas. Il faut une infraction générale et des circonstances aggravantes. Sinon, en l'absence de priorité énoncée en ce sens, les policiers ne se concentrant pas sur les lieux de prostitution gérés par les réseaux, il y a peu d'interpellations. Si le délit est général, ils interpelleront plus de clients et les circonstances aggravantes seront ou non retenues.
Comment faites-vous de la prévention ? Que pensez-vous des stages de sensibilisation prévus par ce texte ?
Nous intervenons dans des collèges et des lycées. La proposition de loi indique bien que ces interventions pour éduquer à l'égalité entre hommes et femmes doivent être effectuées au sein de l'éducation nationale. Quant au stage de responsabilisation, il doit amener les clients à réfléchir à ce que signifie l'achat d'un rapport sexuel et à prendre conscience de son impact sur la personne ainsi utilisée. J'ai contribué à la mise en place de groupes de sensibilisation pour auteurs de violences conjugales : cela fonctionne.
Les stages citoyens nous semblent une mesure évidente : cela a été fait pour la violence routière, la toxicomanie, les violences conjugales, et l'efficacité de ces dispositifs est démontrée. Il s'agit de responsabiliser les personnes concernées. Une semaine passée dans un service d'urgence ou dans les centres de post-cure a un impact fort sur les chauffards ou les toxicomanes. Il est toujours mauvais pour la vente de troubler la bonne conscience du client : le mettre en face de la réalité de la prostitution, selon des modalités à définir, sera sans doute efficace. Ces stages ne peuvent être organisés que de manière partenariale, avec les associations, le secteur social, les services répressifs, etc. Aux États-Unis, des expériences étonnantes ont été menées sur l'addiction sexuelle. Les associations d'aide aux victimes d'infraction connaissent bien ces stages, dont la Cour des comptes vante aujourd'hui les mérites, alors qu'elle était sceptique il y a dix ans. Nous savons bien qu'un citoyen qui siège comme juré de cour d'assises change de regard sur le crime et son traitement par la justice.
Nous intervenons chaque année auprès de 17 000 jeunes avec des outils spécifiques pour les collèges et d'autres pour les lycées : brochures, pièces de théâtre, DVD... Notre but n'est pas de faire la morale mais de permettre aux jeunes de s'émanciper et de se construire sans carcan, tout en ayant conscience d'éventuelles contraintes. La pression du groupe en est une, surtout lorsque les réseaux sociaux l'amplifient. La marchandisation globale de la sexualité en est une autre, qui se manifeste à travers la pornographie, la publicité sexiste ou la transmission des stéréotypes selon lesquels les garçons doivent gagner beaucoup d'argent et les filles séduire. Enfin, l'absence de répression légale complique notre discours de prévention. Pourquoi faire de la prévention s'il n'y a pas de limite normative ? Un des membres de notre association a eu recours à la prostitution lorsqu'il était jeune marin. Son témoignage est saisissant. Il affirme que s'il avait disposé d'un repère légal, il aurait sans doute construit un autre rapport aux femmes.
Contravention ou délit ? La contravention, même de cinquième classe, renvoie au tribunal de police, plus chargé que le tribunal correctionnel, et où le rappel à la loi est beaucoup moins solennel. D'un point de vue pédagogique, ce n'est pas idéal. Et cette contravention peut-elle être inscrite dans le code pénal dans la section des délits et des crimes, pour être rattachée aux circonstances aggravantes concernant les mineurs et les personnes vulnérables ? Les députés en ont débattu avec le Gouvernement : il faut un seul bloc, celui des « atteintes à la dignité de la personne humaine », incluant le « recours à la prostitution d'autrui ».
L'application extra-territoriale n'est possible que pour un délit. Déjà, 15 000 personnes vont chaque année à la Jonquera en Espagne. À Gand, 500 Français se pressent chaque week-end dans les vitrines. Faisons comme la Norvège, qui a pris ses responsabilités en étendant l'infraction aux actes commis à l'étranger par ses ressortissants.
Une contravention de cinquième classe n'est tout de même pas un simple rappel à l'ordre...
La première chose à faire, c'est de reconnaître que la prostitution s'inscrit dans un continuum de violence ; l'assignation à la femme de rôles sociaux prédestinés en fait partie. Il faut saisir pour cela l'opportunité offerte par d'autres textes transversaux, comme la loi sur l'école et la réforme des programmes. C'est ainsi que nous construirons une véritable égalité entre les femmes et les hommes.
La suppression du délit de racolage me surprend : je l'avais dit lors du débat sur la proposition de loi de Mme Esther Benbassa. Les policiers nous disent en effet que c'est pour eux un moyen d'action et nous devons en tenir compte. L'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) indique que la loi de 2003 a écarté les personnes prostituées des aides qui peuvent leur être apportées. Mais la pénalisation du client n'aura-t-elle pas le même effet ? La lutte contre le racolage permet de remonter des filières, sans doute. Mais le racolage est loin d'avoir disparu ! Remplacer cette infraction par la pénalisation du client améliorera-t-il la situation ?
C'est une question complexe. D'abord, les deux infractions ne visent pas la même chose. La législation française sur la répression du racolage poursuivait deux objectifs. Le premier était de récolter des informations sur les réseaux, mais aucune prostituée n'a jamais donné de tels renseignements, par crainte des représailles. Celles qui dénoncent sont celles qui sont à bout, mais cela n'a rien à voir avec une procédure pour racolage. Le deuxième objectif était de parvenir à une meilleure connaissance de la prostitution et d'orienter les personnes verbalisées vers les associations. Mais les policiers et les procureurs n'ont pas été enthousiasmés par ces procédures chronophages et sans grand intérêt pour remonter les filières. La Roumanie a établi un fichier des personnes prostituées : il est vrai que cela est moins difficile qu'en France, où les intéressées sont presque toutes étrangères et ne restent pas durablement sur le territoire. Sur 100 prostituées interpelées, une seule se retrouve devant un tribunal.
La pénalisation du client poursuit un objectif différent : il ne s'agit pas d'obtenir des renseignements - le client ne sait rien des réseaux, dont il préfère ignorer l'existence - mais de décourager un marché criminel. Un client disait récemment qu'il préférait aller à la Jonquera parce que « ça coûte moins cher que d'offrir un dîner et des fleurs à une femme ». Cela en dit long sur les progrès qui restent à accomplir dans les mentalités. Il importe aussi de faire prendre conscience aux clients qu'ils sont complices de la violence criminelle commise par le réseau proxénète. À cet égard, le risque d'avoir un casier judiciaire devrait agir comme un frein.
Le délit de racolage empêche les personnes prostituées d'avoir confiance dans les autorités. Nous le voyons dans notre mission d'accompagnement, elles ont une faible estime d'elles-mêmes et n'ont pas besoin d'être de surcroît considérées comme des délinquantes... Nous constatons aussi que l'action des autorités se manifeste par à-coups, avec pour souci de donner satisfaction aux riverains dans certaines zones. Mais les prostituées ne sont pas les seules responsables de ces gênes ! Les automobilistes qui ralentissent pour les regarder et causent des accidents de la route ou les proxénètes ont eux aussi quelque responsabilité dans cet état de fait, non ?
Parmi les personnes que nous accompagnons, certaines se voient refuser un agrément pour devenir assistantes maternelles ou pour intervenir auprès de personnes âgées car elles ont un casier judiciaire. C'est dramatique ! Le délit de racolage n'a pas le même effet sur la précarité que la pénalisation des clients. Les personnes prostituées se cacheront-elles plus, ou moins ? Je l'ignore. Quoi qu'il en soit, le danger ne vient pas de la prise de contact mais du face à face dans la voiture, la chambre d'hôtel ou le domicile du client. Si le client est susceptible d'être pénalisé, les personnes qui se prostitueront pourront mieux imposer leurs conditions : ce ne sera pas pire qu'avant !
La pénalisation du client ne revient-elle pas à réglementer la prostitution plutôt qu'à lutter contre ? Le racolage sera autorisé, tout comme la prostitution...
Non car la proposition de loi est globale.
Si vous supprimez le délit de racolage sans pénaliser le client, vous ouvrez un marché libre d'exploitation d'autrui.
Il en va de même si vous ne donnez pas aux personnes prostituées les moyens d'être accompagnées.
Je suis favorable à la pénalisation du client, qui fait passer un message clair. Mais alors, n'est-ce pas incohérent d'autoriser le racolage actif ? L'objectif est de faire reculer la prostitution. Pour cela il faut faire preuve de pédagogie et tenir un discours cohérent - sans pénaliser les personnes prostituées, qui sont des victimes.
Il y a dix ans, il était difficile de porter plainte pour violences conjugales. Le viol sur conjoint est une idée juridique récente, qui est désormais bien acceptée. Le client ne veut pas voir la réalité en face, il faut l'y contraindre. Les trafiquants devront aussi s'adapter. Je me rappelle des écoutes téléphoniques visant des groupes roumains qui vendaient des femmes en Suède : lorsque la loi a été appliquée, nous les avons entendus énoncer que leur activité n'était plus rentable et qu'il fallait la délocaliser. Beau résultat !
Pourquoi interdire l'achat, et pas la vente ? Pour prendre en compte la situation de contrainte d'une des parties. Par exemple, certaines personnes acceptent des emplois pour une rémunération inférieure au SMIC : pourtant, c'est l'employeur qui est condamné. Il en va de même de l'achat et de la vente d'organes : seul l'acheteur est pénalisé, même si le vendeur est consentant. Un contre-exemple est la jurisprudence sur le lancer de nains : il est interdit d'y recourir comme de s'y soumettre. L'article 122 du code pénal dit bien que nul ne peut être tenu pénalement responsable d'une action effectuée sous l'emprise d'une force à laquelle il ne peut se soustraire.
Comment les prostituées pourront-elles continuer leur activité sans clients ? Autant dire que la prostitution est interdite...
Notre position sur la prostitution n'a aucun caractère moral. La proposition de loi prévoit un parcours de sortie : l'accompagnement ne peut être conditionné à un engagement de sortie immédiate. Le parcours comporte des allers retours. Il s'agit d'amener une personne à prendre sa propre décision. Pour cela, le délai d'attente prévu par la convention de Varsovie est crucial. Actuellement, la situation est terrible : nous ne disposons pas des leviers nécessaires. Faute de moyens, nous laissons tomber au milieu du gué des personnes que nous avons accompagnées.
En précisant sa mise en oeuvre : nous attendons beaucoup du décret d'application, sur les conditions de contractualisation par exemple, car ce document doit créer les conditions d'une reconstruction de la victime. Il faut donner du temps et des moyens aux personnes qui sortent de la prostitution. Quand on demande à une jeune Nigériane d'aller à son ambassade à Paris deux fois depuis Grenoble ou Marseille pour obtenir des papiers, quand elle doit subvenir elle-même à son logement et à sa nourriture, elle reste dans la prostitution. Il faut aussi des moyens pour former tous les acteurs sociaux et créer un maillage entre les associations spécialisées et les associations généralistes, de manière à accompagner les personnes sans ouvrir des antennes dans chaque département.
La loi sur l'égalité entre les femmes et les hommes comprend aussi un volet formation sur les violences faites aux femmes.
Il faut insister sur le fait que la prostitution en est une, au même titre que les violences conjugales, auxquelles on pense spontanément.
Les moyens de l'État ne sont pas abondants. Est-il prévu que les amendes des clients et les saisies d'actifs appartenant aux proxénètes puissent financer des actions qui coûteront cher ?
Cela fournira des moyens financiers tout en jouant un rôle pédagogique et symbolique.
Il est difficile de comprendre à quoi ressemblera le parcours de sortie. L'engagement à sortir de la prostitution pour les personnes étrangères, qui donne droit à un titre de séjour même si elles ne font pas de dénonciation, donnera-t-il le droit à l'ATA ou au RSA ? Actuellement, seule la dénonciation ouvre l'accès à l'ATA. Il manque dans le dispositif le temps de la reconstruction psychologique. Certaines personnes que nous accompagnons, pourtant volontaires, ne se rendent pas à un entretien d'embauche parce qu'elles ont peur de prendre le tramway, sortent de la salle parce qu'il n'y a que des hommes derrière le bureau ou parce qu'on a utilisé l'impératif avec elles. Il faudrait définir pour chaque temps les revenus qui l'accompagnent. On ne peut pas demander à ces personnes de cesser la prostitution sans leur donner un minimum de revenus et leur fournir une solution d'hébergement. C'est seulement lorsque ces conditions sont réunies qu'elles cessent d'être condamnées à la prostitution.
Que feront les personnes prostituées qui n'auront plus de clients ? La loi est brutale, certes, en affirmant fortement que la prostitution n'a pas d'avenir. Mais les personnes prostituées le savent déjà, et savent également qu'elles ne pourront continuer lorsqu'elles seront âgées.